Le progrès dans l’histoire humaine

vendredi 22 novembre 2013.
 

par Yves Coppens

Le progrès est un concept difficile, discuté, qui fait un peu peur tant il est puissant. C’est un grand mot, presque un gros mot. J’y ai réfléchi depuis longtemps. Ma conclusion est qu’en définitive je crois fermement au progrès, et je vais essayer d’en démontrer l’existence, d’en être un avocat convaincant. C’est de l’homme dont il sera surtout question. Comme l’être humain est un être vivant, pour connaître son histoire et savoir comment, en effet, il l’est devenu, il nous faut connaître l’histoire de la vie. Et comme la vie est apparue sur la Terre, disons au moins dans le système solaire, il nous faut connaître l’histoire de ce système stellaire. Et comme, bien sûr, ce système fait partie d’une galaxie qui elle-même a fait partie d’une de ces grandes structures en pancakes qu’on imagine au moment où on perçoit l’univers, il nous faut raconter l’histoire de cet univers. Nous en arrivons, en quelques enjambées, aux limites de notre connaissance aux alentours de quatorze milliards d’années, au moment où nous percevons pour la première fois la matière.

Nous ne connaissons pas l’origine de l’univers : c’est une question ouverte. Mais, dès que nous percevons quelque chose, ce que l’on appelle une matière inerte, très simple, très désordonnée, très dense, très chaude, très lumineuse, on peut en suivre l’histoire, sans interruption, jusqu’au jour d’aujourd’hui. On appelle ces premiers petits objets de matière inerte des « quarks », et, à partir du moment où ces quarks sont perceptibles, on peut les décrire en changement perpétuel dans un milieu aux lois physiques qui, elles, ne changent pas ! Et le changement des quarks les conduit vers d’autres formes de matière inerte mieux organisées mais plus compliquées, les nucléons (électrons, protons, photons), en expansion et dotés de moins de densité, de moins de chaleur, de moins de lumière. Il ne faut pas croire que ce propos nous éloigne de notre sujet, car cette matière, dans son obsession à changer sans cesse vers le mieux organisé et le plus compliqué, ne s’apaisera pas, et l’être humain fera partie intégrante, quand son temps sera venu, de cette même frénésie d’organisation meilleure et de complication plus grande. J’y vois, d’ores et déjà, un progrès.

Prenant ainsi (mieux) conscience de lui-même, de l’autre, de ses besoins, de ses angoisses, de son l’environnement, l’homme va être en mesure d’anticiper. Au lieu de prendre une pierre et de s’en servir, il va avoir le génie de prendre cette pierre (une forme), mais d’en prendre aussi une autre (une autre forme) et, tapant avec la seconde sur la première (ou inversement), de « créer » une troisième forme ; l’Homme vient ainsi, probablement à sa grande surprise, de se découvrir l’audace de pouvoir agir sur l’environnement (ce qu’il ne cessera plus de faire), de le modifier à son bénéfice, que celui-ci soit utilitaire ou intellectuel : il se fait en effet sculpteur, et cette troisième forme prend tout de suite le poids d’un symbole. C’est un très grand moment dans l’histoire de l’univers : c’est la première fois que la matière a la capacité de se regarder elle-même, de « se » réfléchir comme dans un miroir ; elle n’avait pas encore atteint ce degré de complexité. Et c’est d’un coup un environnement nouveau, environnement culturel, qui va s’installer au sein de l’environnement naturel : le premier a 3 millions d’années, le deuxième, 14 milliards.

L’homme est homme dès qu’il est homme ; le premier homme est tout de suite en possession de ses facettes comportementales, techniques, cognitives, intellectuelles, esthétiques, éthiques, spirituelles, même si elles ne sont pas encore très élaborées. Il ne fera donc et jusqu’à aujourd’hui que les développer, les améliorer, les affiner.

Après le paradoxe de la matière inerte, de mieux en mieux organisée mais de plus en plus compliquée, celui de la matière vivante, de plus en plus diversifiée mais de mieux en mieux contrôlée, survient donc, avec la matière pensante — un troisième paradoxe —, de plus en plus libre, mais de plus en plus responsable ; c’est ce qui fait la dignité de l’homme, l’émergence inattendue de ses droits, mais aussi le poids tout aussi inattendu de ses devoirs ; il a, entre ses mains, son destin. « Non seulement l’homme peut, mais il doit à l’avenir collaborer à sa propre genèse », écrit Teilhard de Chardin (1).

Ces premiers humains (et j’insiste, les premiers des humains), plus réfléchis, plus mobiles, mieux équipés, plus nombreux, vont tout de suite se déployer à partir de leur berceau ; s’ils ont, comme on le pense, 3 millions d’années, c’est dès 2,5 millions d’années, peut-être avant, qu’ils bougent. Ils le font bien sûr dans le sens de la géographie, à travers toute l’Afrique d’abord, puis, par le Bab-El-Mandeb, le Proche-Orient ou Gibraltar, à travers toute l’Eurasie, avant d’aborder plus tard, aux alentours de 50 000 ans, l’Océanie et l’Amérique.

S’ils se déploient, ils agrandissent leur territoire et se diversifient en formes contemporaines (séparées par l’espace) ou successives (séparées par le temps). Et les naturalistes, obsédés de classifications, les ont rangés dans de petites boîtes qu’ils appellent des espèces : Homo habilis, Homo rudolfensis, Homo ergaster, Homo erectus.

Il semble enfin que l’homme moderne, Homo sapiens, soit né en Afrique à son tour, il y a sans doute un demi-million d’années, et qu’il se soit déployé par le chemin de ses ancêtres, il y a une petite centaine de milliers d’années — il était alors devenu l’Homo sapiens sapiens. Toujours est-il que, pour des raisons biologiques (différence de vitesse de croissance peut-être), technologiques ou comportementales, ou les trois, il s’est vite répandu à travers l’Eurasie, a dû s’hybrider aux populations antérieures, ou entraîner leur extinction, et pousser encore plus loin son déploiement grâce à des conditions paléogéographiques favorables, au point de peupler la Terre entière (les dernières îles il y a seulement quelques millénaires), progrès d’un autre ordre, mais progrès quand même.

Tout au long de ce périple conquérant, évidemment, l’humanité n’a culturellement cessé de progresser : aux côtés de la biodiversité de milliards d’années s’est développée une culturo-diversité brillante, les deux constituant la richesse du patrimoine de notre planète. Il faut dire que le cerveau de l’homme, qui lui a valu d’« être », s’est agrandi sur le plan du volume (de 500 à 1 500 cm3 environ) et bien évidemment sur le plan de la complexité et de son fonctionnement ; c’est, de tous les organes de tous les êtres vivants, celui qui s’est le plus développé en un temps si court ; il n’est ici même pas nécessaire de préciser qu’il s’agit d’un immense progrès.

Mais le préhistorien est un scientifique ; il veut des preuves de cette distanciation. Il les trouve, bien sûr, dans des contextes de plus en plus anciens. Citons, en vrac, la maîtrise du feu à Gesher Benot Yagov en Israël (800 000 ans) ou à Zhoukoudian en Chine (700 000 ans), à la fois utile, utilisée et symbolique ; les très nombreux morceaux d’ocre recueillis sur le sol d’habitat de 700 000 ans d’lsernia la Pineta en Italie ; les coquilles de moules « ornées » de zigzags gravés de 550 000 ans de Trinil à Java. Citons également le cristal de roche du site préhistorique de 500 000 ans de l’Inde ; la figurine naturelle, ce que l’on nomme « pierre-figure », mais délibérément retouchée, donc perçue comme telle, de 280 000 ans à Berakhat Tarn en Israël ; l’usage de la fosse sépulcrale de 350 000 ans à la Sima de los Huesos en Espagne ; ou les sépultures individuelles aménagées et enrichies d’objets, outils, armes, coquilles ou fleurs en Eurasie dès 140 000 ans.

Un pas de plus est franchi lorsque l’homme, avide depuis longtemps de laisser des marques sur les objets qui les retiennent, se met véritablement à écrire (sans lignes), il y a de cela une cinquantaine de milliers d’années : 45 millions de gravures ou peintures rupestres ont été répertoriées dans 70 000 sites de 160 pays, sur des parois immobilières ou des objets mobiliers, où les dessins dits figuratifs se rencontrent accompagnés de signes dits abstraits, leur association faisant sens. Je n’oublie évidemment pas la sculpture (une Vénus a 45 000 ans en Allemagne), la musique (une flûte a 60 000 ans en Slovénie), la danse (des empreintes de pas rythmées sont imprimées sur les sols de grottes ornées), etc.

La facette spirituelle de l’homme s’affine évidemment avec le développement de sa pensée, recherche d’apaisement de l’angoisse de la mort, inhérente à la structure de sa « tête » — « Dans aucune société, dit Maurice Godelier (2), la mort n’est la fin de la vie. » Au regard du comportement des petites sociétés actuelles, où tout geste a une connotation spirituelle, je pense que la fabrication du premier outil (et bien sûr des autres) a tout de suite été porteur de cette connotation. « Le comportement spirituel affecte tous les actes de la vie », énonce un proverbe africain.

Ce n’est qu’il y a deux cents ans que l’équilibre entre démographie et surface habitable et cultivable de la Terre s’est posé. Toutefois, l’humanité ne s’en est pas aperçue tout de suite et a continué à penser dans les termes du développement durable qu’elle avait toujours connus. L’ère industrielle est née, et avec elle le développement des sciences et des techniques. Mais aussi, et de plus en plus, la nécessité d’une alimentation de masse. L’environnement, d’abord subi puis conquis, a cette fois été « sur-pris ». Personne n’y pensait et peu de gens en étaient conscients, alors qu’il commençait à être sur-pris, consommé en excès, et de moins en moins durable.

Mais les espèces n’ont qu’un temps. Et si l’Homo sapiens, qui est toujours un être vivant soumis aux lois de la biologie, trouve la parade à toutes les agressions naturelles dont il est l’objet et parfois la victime, alors il pourra continuer à développer son environnement culturel, à découvrir et inventer, à se déployer et se multiplier, à conquérir l’univers et à changer d’espèce au bénéfice d’un nouvel homme, que l’on peut imaginer plus tolérant. Son avenir surprendra nos enfants, comme son passé et son présent l’ont fait à nos yeux. Je demeure convaincu que nous allons vers de nouveaux progrès.

Cet article est issu de l’intervention « Dans une perspective évolutive de la notion de progrès dans l’histoire humaine » prononcée par Yves Coppens lors de la conférence « La notion de progrès dans la diversité des cultures du monde », organisée notamment par l’Organisation des Nations unies à New York (mai-juin 2015).

Yves Coppens

Paléontologue et paléoanthropologue, professeur émérite au Collège de France, auteur, entre autres, d’Histoire de l’homme et changements climatiques (Collège de France / Fayard, Paris, 2006) et du Genou de Lucy. L’histoire de l’homme et l’histoire de son histoire (Odile Jacob, Paris, 2000). On s’arrête, on réfléchit

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NOTES

(1) Jésuite et paléontologue français (1881-1955), auteur, entre autres, du Phénomène humain (1955).

(2) Anthropologue français né en 1934, auteur, entre autres, de Rationalité et irrationalité en économie (1966) et de La Production des grands hommes (1982).


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