Mondialisation capitaliste et présidence des reculades

lundi 25 novembre 2013.
 

« Les progressistes, après quatre ans d’une crise dont les recettes libérales sont directement à l’origine, ont à faire entendre leur voix : entre le refus incantatoire de la mondialisation et l’acceptation béate, naïve de ses dérives, voire même de ses excès, il y a un chemin » (F. Hollande, 2012).

« Les conditions ont changé. Nous sommes dans un nouvel âge de la mondialisation » (F. Hollande, 2013).

« Pour que les plans industriels ne restent pas des incantations, la mise en œuvre a été confiée à des chefs d’entreprises » (A. Montebourg, 2013)

Dans les débats sur la mondialisation deux facteurs sont le plus souvent mis en avant. Le premier, de loin le plus mentionné, est celui des politiques de déréglementation libre échangistes, de la création de grands ensembles commerciaux ouverts à la libre circulation des capitaux et des biens, de mise en concurrence des salaires, des droits sociaux et de la fiscalité. L’Europe est particulièrement concernée par cette dimension après l’accélération de l’Acte unique (1987), du Traité de Maastricht (1993), la création de la zone euro puis le Traité de Lisbonne (2008). Vingt ans de décisions politiques, d’agencements des conditions institutionnelles de mise en valeur du capital. Les menteurs diront que cela fut nécessaire, face à l’avancée de la mondialisation, pour « sauvegarder notre modèle social européen » (Jacques Delors, par exemple). La vérité est à l’inverse : cette Europe-là s’est construite comme maillon essentiel de l’évolution contemporaine du capitalisme.

Il ne s’agit donc pas d’un « tournant politique » marqué par la victoire de courants ultra-libéraux au tournant des années 70/80 et imposant au reste des gouvernements leur rapport de force idéologique. La démarche était beaucoup plus consensuelle et cherchait une issue systémique au rétablissement des taux de profit après leur forte érosion des années 6O et 70. Mais, une lecture incomplète de ces années, se focalisant sur les seuls actes politiques et leurs acteurs, permet toutes sortes d’interprétations démagogiques, jusqu’aux gesticulations d’un Montebourg proposant de résister aux malfaisances actuelles de l’Europe et de la mondialisation à coup de « volonté politique », civique et gouvernementale, sans jamais se positionner sur leurs mécanismes profonds. Jouant au gars qui a tout compris, il lance « Tous les jours avec sa carte bleue, on peut décider de voter chinois, de voter européen (...) ou de voter pour la PME d’à côté (…) C’est un mouvement dans la société où les Français commencent à se donner la main pour rebâtir leur appareil productif et leur base industrielle » (10 novembre 2013). Qu’à cela ne tienne, New York, Francfort et Pékin en tremblent !

Le deuxième argument, le plus fréquemment avancé, est celui de la mainmise de la « finance » surgissant d’on ne sait où et s’imposant comme une tumeur au métabolisme du capitalisme « réel ». Cette interprétation favorise un regard nostalgique sur les « trente glorieuses » et brise le lien de causalité entre celles-ci et la nouvelle période. Le financier, le fonds de pension, le fonds spéculatif comme uniques adversaires. C’est la version de F. Hollande quand il déclarait pour se faire élire : « Mon adversaire, c’est le monde de la finance… Il n’a pas de nom, pas de visage, pas de parti. Il ne présentera jamais sa candidature. Il ne sera pas élu. Et pourtant, il gouverne… En 20 ans, la finance a pris le contrôle de nos vies ». Pareille profession de foi laisse volontairement de côté l’origine des capitaux traités dans la sphère spéculative. La finance contrôle nos vies depuis 20 ans, mais qui les contrôlait avant ? Il n’y a donc aucun lien entre la finance et la fameuse « économie réelle », comme voulait nous le faire croire N. Sarkozy en pleine crise en septembre 2008 : « L’autre figure du capitalisme qu’il faut réhabiliter c’est celle de l’entrepreneur. Au capitalisme financier il faut opposer le capitalisme des entrepreneurs. A côté de la valeur travail, il faut remettre l’esprit d’entreprise au cœur du système de valeur de l’économie ». Ignorait-il (sans doute pas) que tous ceux avec qui il avait festoyé le soir de sa victoire n’œuvraient pas en tant que simples « industriels » mais surtout comme responsables de holdings gérant des dividendes et donc des fonds financiers ? Mêmes balivernes du côté de Montebourg (encore lui !) déclarant à propos de la cession tumultueuse de La Redoute « Dans un esprit de responsabilité et de patriotisme, qui ont toujours été la marque de François-Henri Pinault le groupe Kering doit surseoir à toutes décisions pour laisser le temps au nécessaire dialogue avec les salariés, les élus locaux et le gouvernement ». La holding Artemis, elle bel et bien financière, de la famille Pinault ne va pas se remettre de cette supplique.

Cette double entrée fréquente à propos de la mondialisation est donc bancale et même à contre-sens. Elle a, pour certains de ses tenants, l’avantage de souffler un petit air de « il suffirait de… ». C’est Sarkozy proclamant la fin des paradis fiscaux après avoir fait rajouter quelques noms sur une liste ; c’est Michel Barnier, commissaire européen français déclarant : « si nos reformes (prudentielles, C.G.) avaient été mises en place il y a cinq ans, nous aurions évité les crises bancaires » (février 2013).

Le troisième élément, l’essentiel

Mais un autre mouvement est trop souvent oublié, « et pour cause » a-t-on envie de dire. Rien moins que la marche logique du capitalisme, de ses rouages profonds, de sa dynamique. Le cœur même du système productif ne tient pas à la nature des gouvernements et à leurs réglementations qu’elles soient laxistes ou régulatrices. Rares ont été les périodes au cours des deux derniers siècles où le politique a vraiment dicté sa loi au marché, et ce ne fut pas toujours pour de bonnes causes.

Aussi, la première question à se poser est bien pourquoi une telle accélération de la globalisation économique au cours des trente dernières années ? L’internationalisation du capital ne date pas d’hier, elle a même déjà connu de brusques changements d’échelle comme au tournant du XIXe et XXe siècle, sur la base d’un effet de seuil du processus d’accumulation et de concentration, symbolisé si ce n’est favorisé par le télégraphe puis la radio, les bateaux frigorifiques, le chemin de fer et les effets militaro-industriels de la Première Guerre mondiale. Alors rien de neuf sous le soleil ? Bien sûr que si !

Il faut donc repartir du fléchissement du taux de profit dans les années 1960 et 1970. Ce ne fut pas simplement sous l’effet du rapport de force social et donc du partage entre salaires et profits que cette érosion s’est produite, mais en raison aussi du terme d’un cycle classique de suraccumulation et donc de surcapacité de production au regard de la demande intérieure des marchés concernés. Pour sortir de cette crise, le système devait par lui-même élargir, approfondir, étendre les conditions d’internationalisation et de mise en valeur du capital.

Ce n’est que plus tard (quinze ans environ) qu’un autre facteur décisif vint s’y ajouter – notamment en termes d’extension du domaine marchand – avec l’ouverture de l’Europe centrale, de la Russie et surtout de la Chine aux investissements occidentaux et aux alliances capitalistiques. La hantise d’une surproduction générale et durable s’estompait ! D’autres éléments plus récurrents encore dans le fonctionnement du capital s’y joignent :

L’existence de biens (équipements, technologies) contenant une valeur ajoutée toujours croissante ou, dit autrement, englobant de plus en plus de travail. Nécessitant de ce fait de plus en plus de capitaux et de financements et, donc, faisant prendre aux entreprises de plus en plus de risques (en cas d’échec sur le marché ou durant la période de plus en plus longue d’amortissement). On ne construit pas des TGV, des fusées Ariane, des surgénérateurs nucléaires pour un marché national voire continental, pas plus qu’une nouvelle molécule innovante en pharmacie ou une motorisation du futur. Ni les financements requis ni le niveau de risque de marché ne permettent pareille autolimitation. Le devenir-monde de la marchandise explose les frontières.

Il en découle un double effet d’accélérateur des rythmes de concentration et de mise en place de stratégies permettant d’économiser des fonds propres. Ainsi qu’une appétence croissante pour la mondialisation des sources de financement de manière à abaisser le coût du capital.

Les nouvelles technologies (elles-mêmes souvent appelées à la rescousse pour expliquer la mondialisation) ne sont que des opportunités sur lesquelles l’investissement afflue pour accompagner cet élan organique du capital. D’abord, le fulgurant développement du transport en containers (inventé en 1956, aux États-Unis) permettant la massification des flux physiques d’un bout à l’autre de la planète et surtout la baisse des coûts de transport. Et le non moins rapide et indispensable Internet (issu des besoins militaires) pour tout ce qui est des liens client/fournisseur et la circulation des ordres financiers. Ces innovations ont rapidement élargi la quantité de biens intermédiaires ou finis, s’échangeant sur la base d’une comparaison planétaire de leur prix de revient (élargissement des gammes dont la formation des prix se fait au niveau mondial). Ce qui se traduit par : à valeur ajoutée identique ou presque, qui est le mieux disant à la vente de l’Italie au Brésil, de la Chine à la Turquie ?

Le fait qu’en moyenne 70% du chiffre d’affaires du CAC40 se réalisent hors de France, surtout en Asie et aux États-Unis, ne peut être ramené à la simple « exportation de capitaux » à partir d’un centre. On n’atteint pas une telle répartition de son activité sans une complexification nouvelle de son capital et par conséquent des relations entre la firme et les différentes autorités politiques locales. Plus important encore : le profit n’est plus la somme des profits réalisés pays par pays, il est optimisé et consolidé au niveau mondial à partir de la gestion globale des facteurs. Ils peuvent donc fermer ici une usine alors qu’ils y font des bénéfices.

Ce processus n’est plus simplement un processus d’extension néo-impériale des entreprises occidentales, chacune pour soi et au nom de leur partie respective. La défense du maillot national fait de moins en moins partie de leurs intentions, en déplaise à Montebourg. Mais pour quelle raison ? Tout simplement parce que cette nouvelle étape de globalisation capitaliste impose à la fois de partager le risque et d’économiser du capital autant que faire se peut… C’est donc l’ère des partenariats multiples, des alliances capitalistiques, des joint-ventures. La « nationalité » du capital, à laquelle tant de nostalgiques semblent tenir, s’estompe toujours un peu plus dans l’alliance Renault-Nissan, dans celle de Total et Qatar Petroleum ou d’autres, ou dans celle d’Orange et de Vodafone pour la 4G en Espagne, etc. A force de vouloir faire de nos champions nationaux des prédateurs « bien français » dans la nouvelle économie mondiale (à droite comme à gauche), ils en ont évidemment fait des champions apatrides. Ils caracolent désormais partout dans toutes sortes d’alliances et de croisements de capitaux, car telle était la dynamique objective du capital.

Mais c’est aussi l’ère des holdings permettant de jouer sur des portefeuilles diversifiés, mélangeant des immobilisations industrielles, des participations multiples, des écuries de chevaux, des placements spéculatifs, des biens immobiliers, le tout étant chargé de lisser vertueusement le risque encouru sur chacun de ces postes. Mais c’est aussi l’ère des sous-traitances en cascades, chacun reportant sur le niveau inférieur une part du capital à immobiliser et une part des frais fixes. C’est la concentration financière de plus en plus forte et oligopolistique combinée à une production de plus en plus émiettée au niveau mondial.

Les firmes constituent un mille-feuille d’actifs vendables et échangeables au gré d’un redimensionnement incessant des activités et d’une optimisation du résultat. Les entreprises de production ne détiennent plus de trésorerie (celle-ci remonte mécaniquement dans le groupe), elles sont sous-capitalisées (le groupe faisant office de banque), les brevets avec lesquels elles opèrent ne sont pas à leur bilan et leur résultat est souvent dépendant des prix de cession internes des biens qu’elles produisent. Elles sont réduites, selon les termes mêmes des règles comptables internationales, à des « unités génératrices de trésorerie ».

Aujourd’hui, pas un seul groupe coté n’échappe à ces contraintes stratégiques. Leurs communications financières croisent en permanence les deux paramètres que sont leur extension mondiale et l’amélioration de leurs résultats. Comme le disait il y a quelques années le groupe Michelin, il faut « consolider en France et croître à l’international ». Consolider en France, c’est-à-dire réduire les charges fixes, alléger les immobilisations mais aussi y maintenir un bon niveau de cashflow pour alimenter le besoin d’investissement en Asie. Et croître à l’international pour bénéficier de la « nouvelle frontière » des pays émergents, pour participer à la curée et y bénéficier d’une croissance à deux chiffres. Malheur à ceux qui ratent le coche par maladresse ou par peur de devoir ouvrir son capital à des partenaires, comme c’est le cas pour le groupe PSA. Pour les autres, c’est une nouvelle époque qui s’ouvre, comme un appel d’air, comme un sursis avant la prochaine crise, mais qui pour le moment dégage des profits considérables. Tant que le capitalisme se survit, les contraintes du capital se transforment en solutions.

Aussi, faut-il bien comprendre ceci : ce n’est pas parce que les actionnaires auraient imposé leur « victoire » ou parce que la finance, soudainement désinhibée, aurait pris le pas sur l’économie « réelle » que les choses se passent ainsi. C’est même le contraire : c’est parce que le capitalisme évolue objectivement ainsi, selon les mécanismes propres de l’accumulation, qu’il s’ouvre ainsi à lui-même un nouveau champ de profit (sur fond de défaites sociales aussi bien sûr). Les masses considérables de capitaux qui s’échangent sur les marchés financiers, hormis qu’ils témoignent d’un partage de plus en plus inégal de la richesse, montrent que cette nouvelle étape de la mondialisation génère des profits exponentiels qui, faute de trouver à s’investir à coup sûr dans des secteurs immédiatement juteux, préfèrent le risque de la spéculation dans un fonds ou dans le marché de l’art contemporain.

On a beaucoup glosé sur La mondialisation heureuse, le livre d’Alain Minc (1997), mais que dire de François Lenglet (France 2, RTL, Le Point) et son tout récent opus La fin de la mondialisation ? A quoi tiendrait donc cette mondialisation, si décriée depuis trente ans, si elle pouvait s’estomper ainsi comme n’importe quelle périodisation ? Il répond : « Les signaux sont chaque jour plus clairs : la phase actuelle de mondialisation touche à sa fin. Née dans les années 1980 avec le système boursier mondial et la chute du Mur de Berlin, elle a reposé sur une utopie : une planète unifiée par le libre-échange, régie par le marché et la démocratie. Mais aujourd’hui, le courant protectionniste remonte. Des entreprises, notamment américaines, relocalisent leurs industries dans leur pays. L’OMC tremble ». Le mouvement général du capital, une « utopie » ! Au moins cela remplit-il les librairies Relay dans les gares et aéroports, Relay qui est une marque internationale appartenant au groupe Lagardère, lui-même contrôlé à 64% par des « institutionnels étrangers » disposant de 58% des droits de vote (rapport financier 2012). Bel exemple sur la fin de la mondialisation.

Il faut donc mieux s’en remettre aux patrons plutôt qu’à leurs contemplateurs. Carlos Ghosn, par exemple, le patron de Renault-Nissan qui déclare « Aujourd’hui, les constructeurs doivent se développer simultanément sur la voiture électrique, l’hybride, être présents sur l’ensemble de la gamme et dans de plus en plus de pays. Je ne vois pas comment un constructeur qui ne produit que 2 ou 3 millions de voitures peut faire face » (Le Monde, 7 avril 2010). Ou même dans le cas de PSA, groupe aux abois, et qui oscille entre une alliance avec General Motors et l’entrée du chinois Donfeng (ou d’un autre) dans son capital. Nier cette dynamique revient à ignorer les mécanismes profonds du capital. La finance suit, et non l’inverse ! Elle a pour tâche de faciliter l’accès aux liquidités et d’abaisser le coût du capital, contre l’hydre des dettes publiques qui dévorent une partie de ses disponibilités. Elle a aussi pour fonction de lisser les risques, qu’ils soient de change monétaire, de marché, de matières premières et elle invente pour cela toujours plus de produits dérivés, véhicules supposés d’une maîtrise des aléas. Elle est enfin en charge, pour les plus malins, de la bonification des profits sous leur forme dividendes, car pour gagner sur les marchés spéculatifs il faut bien que d’autres y perdent.

A moins d’un grand auto-effondrement aussi bien financier (ce ne fut pas impossible en 2008) qu’écologique aucun retour en arrière n’est véritablement possible dans le cadre du système actuel. Et même si cet effondrement venait à se produire, il ne laisserait sans doute pas beaucoup d’espace à des solutions politiques et sociales progressistes.

Réformisme sans réforme

Dans ce contexte, si les élucubrations démagogiques et communicantes d’un Sarkozy sur la bonne et la mauvaise mondialisation font partie du bêtisier, que reste-t-il par contre du « réformisme », version PS ou Verts, ceux-là mêmes qui opposent aux formations de la gauche radicale le fait qu’il « faut bien mettre les mains dans le cambouis et donc… agir » ?

Le ridicule de la présidence Hollande - mauvaise réplique sous forme de farce du premier septennat Mitterrand - tient à ce qui est décrit plus haut. La moindre réforme ayant quelque rapports avec le système productif et son environnement financier implique désormais une épreuve de force et une mobilisation populaire de masse (hélas après trente ans de défaites cumulatives). Car précisément, à ce nouveau stade du capitalisme, ces questions ne peuvent plus s’arbitrer au seul niveau national dans le cadre d’un compromis social ou politique temporaire. Elles sont chevillées aux paramètres de l’hyper-concurrence mondialisée, à ceux des disponibilités de financement (entre besoins des entreprises et dettes publiques) et aux besoins de flexibilité et de restructuration constante des entreprises. Le temps de travail ? La fiscalité ? Les retraites ? La Sécurité sociale ? Le droit du travail ? Sur ces questions le système n’accepte plus que des contre-réformes, en aucune manière un statu-quo ou un retour en arrière. Dans une quête permanente de mouvement, d’ajustement, de prise de risque, le contrat de travail et la protection sociale apparaissent comme les derniers murs à faire tomber pour atteindre un pur capitalisme, sans rigidité, où tout serait contrat commercial, tout serait privatisé ; un capitalisme unifiant la planète par des capitaux abondants et libres de circulation. Ils en rêvent bien sûr mais en attendant ils agissent.

Voilà pourquoi les premières mesures mitterrandiennes de nationalisations, de réformes sociales et de régulations font dorénavant office d’antiquités. Elles ont d’ailleurs fait long feu du vivant même de leur promoteur. Et les 35 heures (lois de 1998 et 2000 sous Jospin) ont vite été remises en question sans beaucoup de remous du côté du PS. Il ne semble rester aux « réformistes » que des réformes sociétales, et encore. Bien que la formule ne soit pas totalement certaine, il est plaisant de citer le Mitterrand du livre de Georges-Marc Bénamou (Le Dernier Mitterrand, Plon, 1997) et reprise dans le film Le Promeneur du Champ-de-Mars : « Je suis le dernier des grands présidents... Enfin, je veux dire, le dernier dans la lignée de De Gaulle. Après moi, il n’y en aura plus d’autres en France... A cause de l’Europe... A cause de la mondialisation... A cause de l’évolution nécessaire des institutions... » Et le dernier réformiste possible ?

Tout ceci ne serait-il dû qu’à un manque de volonté politique, d’osmose des partis réformistes avec les milieux patronaux et la haute fonction publique gestionnaire, ou encore la complexité électorale d’une différenciation sociale accrue ? Si tel était le cas, nous ne trouverions pas une pareille homogénéité des trajectoires socialistes anglaise, allemande, hollandaise, italienne, française, suédoise. Il y aurait d’importantes différences dues aux contingences subjectives nationales, ce qui n’est guère le cas en définitive. Le mouvement est général. Quant à la détérioration des rapports de force sociaux, en observant l’histoire des années 1981 à 1985, il ne fait guère de doute qu’elle n’est pas la cause d’un réalisme forcé mais la conséquence d’un cran supplémentaire de compromissions politiques et sociales du PS et de ses alliés.

Reste donc comme explication cardinale, l’impossibilité de contourner le diktat du capital autrement que par un affrontement de masse, non plus par le seul jeu parlementaire, par l’appel dominical à l’opinion publique ou même par une manifestation-témoignage. Ce qui exclut les réformistes du champ de la réforme. Le réformisme historique ne tenait sa propre logique qu’en fonction d’une adéquation partielle entre institutions politiques nationales et le périmètre capitalistique des firmes dominantes. Le colonialisme, les investissements à l’étranger, les spéculations exotiques gardaient une attache incomparablement plus importante qu’aujourd’hui aux institutions politiques et militaires nationales (hormis encore le pétrole, l’armement et le nucléaire). Le niveau d’imbrication des capitaux, les masses exorbitantes de liquidités échappant à toute centralité bancaire nationale (hedge funds, shadow banking), le niveau oligopolistique atteint dans l’industrie font de l’actuel mouvement de globalisation un stade qualitatif nouveau. Google, Windows, Facebook sont-ils de simples exceptions ou de funestes avatars de la dématérialisation de la communication ? Ou ne sont-ils que l’annonce des futurs monstres de l’automobile planétaire, de l’énergie, de la téléphonie, de la pharmacie, du commerce et de la banque ?

Or, ceux-ci qui prétendaient vouloir concilier capital et travail, qui ont annoncé « le changement » « contre la fatalité » (F. Hollande) sont aujourd’hui incapables d’engager la moindre réforme fiscale progressiste et la moindre résistance aux exigences du Medef.

Les grands profits échappent à la collectivité

Si François Lenglet avait raison sur la « fin de la mondialisation », alors François Hollande a un boulevard devant lui. Libre à lui de reprendre les manettes, de réguler, de contrôler, de guider. De convoquer les grands groupes pour leur faire entendre raison sur le « produire français », sur les salaires de leur PDG et sur la fiscalité de leurs bénéfices. Pourquoi pas une nationalisation des banques, de l’industrie automobile ou celle de l’énergie ? Pourquoi pas le retour à un ministère du Plan ? Et même sur la lancée, pourquoi ne pas sortir du capital européen d’EADS pour construire seuls nos Airbus, nos hélicoptères et notre Ariane ? Ainsi il en serait fini des embrouilles permanentes avec les Allemands ces moralisateurs du coût salarial français. Replions nos usines chinoises en France, fermons la plus grande usine Renault à Tanger (Maroc), imposons un moratoire sur la dette… Le « changement c’est maintenant » !

Or, même dans ses rêves, le pauvre Hollande ne peut imaginer cela. Alors il est devenu le président des renoncements, des reculades, des revirements. La question de la pression fiscale des ménages, des artisans, des PME jusqu’aux grandes entreprises en est la pure illustration. Car il en est de cette question comme du partage de la marge et des richesses. Ce sont ceux qui ont le pouvoir de marché qui décident aussi bien de la distribution des profits que du partage de l’impôt puisqu’ils peuvent, par le truchement de leur organisation globale, optimiser leur propre exposition à l’impôt. Comme l’atteste cette déclaration de 2011 de la branche plasturgie à l’encontre de groupes comme Total : « Les pratiques que les transformateurs subissent depuis 12 mois, de la part des fournisseurs de matières premières et de leurs clients, étranglent les plasturgistes (…) Les groupes de chimie annoncent des résultats et des marges records, se félicitant d’avoir fait passer les hausses auprès de leurs clients ». Ou pire encore comme le dévoile le journal Le Point : de plus en plus de grands groupes réclament à leurs fournisseurs, généralement des PME, de leur reverser tout ou partie du crédit d’impôt compétitivité emploi. « Ce chantage peut prendre trois formes : d’abord, une forme directe, quand la grande entreprise explique au fournisseur qu’il va toucher le Cice, et qu’elle lui demande, à ce titre, de lui faire une remise de quelques pour cent (généralement 2%) sur ses prix de vente. La forme peut être indirecte, quand le commanditaire exige un "gain de productivité de 2%", en précisant que cet effort pourra être compensé par le Cice. Enfin, un "plan de réduction des coûts" peut être invoqué, avec, à la clé, la même demande de baisse de prix ». On ne peut être plus clair sur le fonctionnement du racket. Tu ne payes pas, t’as pas le marché ! La valorisation de la richesse créée est ainsi de plus en plus siphonnée par le haut et finit par échapper au périmètre fiscal national.

Car pour un besoin donné de rentrées fiscales de l’État, alors que les grands groupes exploitent l’insondable diversité des législations nationales, la contrainte s’accroît sur les ménages (TVA) et sur les petites entreprises et les artisans. La pression fiscale se décalant toujours un peu plus d’un cran vers le bas, la fronde contre l’écotaxe unifie ouvriers, agriculteurs et patrons de PME ayant pourtant bénéficié de longues années durant des aides européennes pour produire de la malbouffe. Étrange alliance opportuniste, mais qui révèle le fait que l’État semble ne jamais pouvoir s’attaquer au cœur des profits parce qu’en haut de la pyramide on lui retourne à chaque fois un pied de nez… D’un côté, l’État déclare vouloir s’attaquer aux effets environnementaux du transport routier, de l’autre les populations savent que c’est d’abord une réponse à la dette publique. Le mensonge d’État alimente un apparent « conservatisme » face à une prétendue « modernité ». En réalité, le gouvernement, incapable de desserrer l’étau du capitalisme réel, renforce les confusions sociales. En baissant les yeux à chaque fois que les grands groupes tapent sur la table, il instruit sa propre défaite politique non seulement du côté des salariés mais aussi de ce qui pourrait lui être une base sociale supplémentaire, les petites entreprises.

Ce ne sont pas les faux bras de fer avec des entreprises comme Google ou Starbucks, pour qu’elles payent des impôts, qui changent le scénario. Tout cela reste dérisoire à l’aune des milliers de milliards de dollars qui échappent complètement à la supervision des États. Que reste-t-il donc du réformisme à ce nouveau stade du développement capitaliste ? L’espace de conciliation entre capital et travail est quasi introuvable. La période économique (et pas une simple conjoncture) maintient les marchés occidentaux dans leur maturité (au périmètre de la solvabilité des ménages et des taux de profit escomptés pour les firmes). Pour exemple, c’est bien avant la crise de 2008 que le marché automobile ouest-européen a commencé à se stabiliser.

L’appel d’air asiatique et le décloisonnement mondial des stratégies industrielles et commerciales, amène progressivement l’investissement en Europe à ne plus être que proportionnel au marché européen. C’est la chasse aux surcapacités productives, quitte à compenser par des importations venues de nouveaux investissements lointains ; c’est exactement ce que fait le groupe Total avec sa pétrochimie européenne et son investissement massif dans les pays du Golfe. Ne pas compter non plus sur l’investissement public pour relancer l’activité et pour favoriser de grands chantiers, là où le profit escomptable pour les firmes privées est plus lointain. La dette l’interdit, et les marchés financiers ne se contentent pas de donner des notes, ils fixent surtout les taux d’intérêt et donc la charge de remboursement. Telle est la conséquence d’une privatisation des sources financières publiques instaurée depuis trente ans, jusque dans les statuts de la Banque centrale européenne et avec la bénédiction des socialistes. Du coup la fameuse « transition énergétique », qui aurait tant besoin d’une intervention publique massive, se réduit à des portiques fiscaux sur les routes. Au moment où Standard & Poor’s dégrade une nouvelle fois la note française en appelant à de nouvelles « réformes structurelles », deux déclarations viennent parfaitement illustrer l’étau dans lequel le PS s’est mis par pacifisme social. La première émane d’un patron d’un groupe d’assurance : « Il est dangereux de surtaxer les gros contrats car l’épargne la plus mobile (internationalement, CG) est paradoxalement l’épargne la plus importante » (Les Échos, 12/11/2013) ; la seconde de l’agence S&P elle-même : « Les pouvoirs publics disposent désormais d’une marge de manœuvre réduite pour augmenter les recettes ».

C’est donc bien la question des profits. Ceux des grands groupes ainsi que la question du siphonage vers le haut d’une part croissante de la valeur ajoutée, depuis la plus petite PME qui n’en peut mais jusqu’aux holdings et aux banques. Si, face à cela, le pouvoir de contrainte n’est plus national, alors il doit être posé au plan européen. Il faut en finir pour de bon avec une construction européenne, apte à fixer beaucoup de « critères » mais grossièrement incapable d’établir un taux convergent d’imposition sur les bénéfices qui stoppe le débit actuel de liquidités vers la sphère spéculative. La « révolution fiscale » est un pas dans la rupture systémique.

Du réalisme affiché à l’impuissance définitive

Voilà l’explication d’un réformisme impuissant, d’une présidence des reculades. A peine le gouvernement avance-t-il une augmentation de l’impôt sur les bénéfices qu’il s’engage à la compenser par ailleurs (avec notamment le Crédit impôts compétitivité emploi, Cice). Et ces pas de deux contribuent chaque fois un peu plus à satisfaire le grand patronat. Louis Gallois, patron et grand commis de l’État converti au réalisme de son époque, chargé par le gouvernement d’observer les efforts de ce dernier en matière de compétitivité industrielle confirme : « L’ensemble des actions engagées depuis un an a malheureusement été partiellement occulté par les débats fiscaux. Restaurer la confiance prend forcément du temps, mais il faut aussi que tout le monde y mette du sien. Un transfert de la pression fiscale a été effectué des entreprises vers les ménages. C’est politiquement courageux. Il faut que les organisations patronales reconnaissent, a minima, ce qui se passe  : la pression fiscale sur les entreprises va diminuer en 2014. Je regrette que ce message ne soit pas suffisamment porté auprès des chefs d’entreprise » (Les Échos, 4/11/2013).

Pour engager les bribes de réformes qu’il avait distraitement annoncées, le PS aurait dû nécessairement mobiliser la rue et préparer l’épreuve de force politique et sociale, aussi bien ici que dans l’Union européenne.

La défense collective face au racisme n’admet aucun ressort sectaire. Les alliances « démocratiques » face aux rangs les plus hideux de la droite et du FN ont encore un sens. Le « coude à coude » quand il s’agit d’une restructuration industrielle aux effets mortifères dans une région, aussi. Mais les accointances politiques pour soi-disant « travailler ensemble » et faire (comme ils disent) « avancer les choses » n’ont plus aucune raison d’être, contrairement à ce que cherche à nous faire avaler le PCF. Pierre Laurent, son dirigeant, se trompe d’époque en défendant ainsi l’accord PCF/PS pour les municipales : « Mon problème, ce n’est pas de crier dans le désert et de ne rien changer ». Pris au pied de la lettre, voilà qui relève désormais d’une inculture politique plus que d’une simple crise d’amnésie. Mais l’on sait aussi que les fameuses « mains dans le cambouis » se résument aujourd’hui à la seule motivation du pouvoir, des mandats électifs et de leurs retombées bureaucratiques et financières.

Pierre Laurent a tort de folkloriser sa gauche. Car c’est surtout en se trompant d’époque, comme lui, que l’on crie dans le désert. Ceci vaut pour tout le monde mais commence par ceux qui, depuis plusieurs décennies, ont accompagné les changements de fond du capitalisme en se contentant d’envoyer leurs condoléances aux salariés et qui ont glorifié leur impuissance en proclamant, sans rire, qu’ils faisaient tout cela pour « sauver notre modèle social ». La petite manigance avec le Medef sur l’élaboration de la Loi relative à la sécurité de l’emploi (LSE) en est le dernier avatar, avec la complicité d’une partie de la bureaucratie syndicale.

La présidence des reculades n’est donc due ni à la personnalité du personnage ni à de mauvais conseillers comme on disait pour de mauvais rois. N’inversons pas les liens de causes à effets. C’est parce que le capitalisme mondialisé n’offre plus de prise au réformisme national que l’actuelle mandature est une farce. Et cela vaut pour la social-démocratie dans tous les pays européens.

Le changement, comme l’annonçait benoitement F. Hollande, exige désormais une volonté farouche de reconstruire complètement la gauche, d’éradiquer sa sclérose bureaucratique séculaire et ses nostalgies patriotiques, de reconstruire le mouvement syndical en le purgeant au passage de ses compromissions, plus matérielles qu’idéologiques au demeurant.

Mais l’impasse réformiste, paradoxalement, souligne pour nous aussi la difficulté qu’il y a à formuler quelques idées générales sur une transition post-capitaliste. L’impasse définitive de la vieille gauche parlementariste n’allège pas le fardeau de la « gauche de la gauche » dans l’élaboration d’une première épure stratégique. « Travaux en cours » comme on dit ! Toute revendication ne doit-elle pas faire sens avec l’existant objectif ? A moins de tout ramener à la méchanceté de l’adversaire et à ses perfidies, il faut intégrer le nouveau stade de fonctionnement du capitalisme pour comprendre et objectiver les échecs ou l’impuissance actuelle de la « gauche de la gauche ». La complexité transnationale des mécanismes du capitalisme affaiblit l’efficacité ou le réalisme de certains slogans.

Pourtant, de ces constats, il devrait être possible de tirer quelques hypothèses. Le cadre européen va progressivement se montrer le seul possible pour des revendications portant sur la destination des profits, sur l’impôt, sur l’emploi et sur les politiques industrielles, sur la protection sociale et la santé. Les réponses sur la crise sociale et les moyens de la conjurer doivent se déployer au-delà du seul cadre national, au risque de perdre toute crédibilité économique, technique et donc transitoire. Ce qui implique, tant au plan politique que du mouvement social, un processus de coordination et de collaboration autrement plus important qu’aujourd’hui. Ne pas laisser à l’extrême droite l’opportunité d’être la seule à se présenter sous un étendard européen aux prochaines élections.

La bataille pour l’amélioration des conditions de vie quotidienne du plus grand nombre devient le premier pas d’une remise en question radicale du système. « Redevient » devrions-nous dire, comme se put l’être jusqu’au milieu du XXe siècle. Il s’agit de redonner espoir aux gens, sans doute par de petites victoires locales mais surtout en rendant le monde intelligible grâce à des campagnes politiques et des mots d’ordre qui désignent l’adversaire réel. Pas la peine d’employer de « gros mots », plus la peine de vouloir se différencier de la gauche « molle » par une surenchère abstraitement « révolutionnaire » fort éloignée de la grande majorité de ceux à qui nous nous devrions nous adresser.

La société est chauffée à blanc, les seules réponses semblent ne plus venir que de la rue. Pourquoi pas ! Mais les stratifications sociales sont plus confuses que par le passé. Dans la mesure où la parole alternative de gauche reste peu audible, la colère se cherche d’autres exutoires. C’est une bataille longue et difficile dans laquelle une erreur se paye cher, entre accroissement de l’isolement et suivisme mimétique.

Le Parti socialiste, en syncope, ne laisse plus qu’un désert (le vrai celui-ci, pour Pierre Laurent !), un désert idéologique laissant le plus grand nombre dans un total désarroi. La présidence Hollande n’est pas seulement celle des reculades, elle marque la fin d’une époque. Elle clôt sous la forme d’une farce ce dernier demi-siècle durant lequel le réformisme parlementaire a voulu une dernière fois parler au nom du peuple.

Claude Gabriel


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