L’enquête et le journalisme d’investigation sont en danger (Elise Lucet)

mardi 8 novembre 2016.
 

Les signes menaçants pour les enquêtes journalistiques à l’écran s’enchaînent. Entretien avec la journaliste Élise Lucet, désormais à la tête de Cash Investigation et d’ Envoyé spécial, devenue figure emblématique de France 2.

Vous avez repris les commandes des soirées d’information du jeudi. Le premier numéro de la nouvelle formule d’ Envoyé spécial a réuni, le 29 septembre, plus de trois millions de téléspectateurs. Vous démarrez fort…

Élise Lucet En format classique, l’émission ne réalisait plus ce type d’audiences. Après vingt-six ans, le changement était nécessaire. Même s’il est toujours compliqué de faire évoluer un format installé dans la tête des téléspectateurs, beaucoup nous félicitent du renouvellement de l’émission. Nous avons pris des risques. La première étape est franchie.

L’enquête sur Bygmalion était très attendue, après les promesses de révélations et les remous qu’elle a générés à France 2…

Élise Lucet Oui, il y a, d’une part, la polémique et, de l’autre, le fait que l’enquête est en plein dans l’actualité. Je pense qu’elle n’a déçu personne. Son point fort  : la réalisation très travaillée, qui permet que des affaires, finalement très éloignées du grand public, lui reviennent. Rendre accessibles ces sujets est vraiment notre credo, avec Cash Investigation comme avec Envoyé spécial. Nous ne nous interdisons rien. Quand nous faisons du journalisme d’enquête, l’aspect pédagogique est plus que nécessaire, car travailler pour un petit cercle ne nous intéresse pas.

Après votre bras de fer avec Michel Field, directeur de l’information de France Télévisions, pour la diffusion de cette enquête sur Bygmalion, vous avez déclaré avoir défendu « un principe journalistique ». Ce sera votre doctrine pour cette année électorale  ?

Élise Lucet Cela fait partie de mon ADN. Si on ne voulait pas que nous réalisions une enquête de décryptage comme celle-ci, il ne fallait pas me choisir pour reprendre l’émission – ce qui inclut le rédacteur en chef, Jean-Pierre Canet (également de Cash Investigation – NDLR). L’ensemble des équipes qui m’entourent se sont rassemblées pour faire bloc derrière nous. Des sujets, comme celui sur Bygmalion, il y en aura d’autres et nous ne nous interdisons pas d’enquêter de nouveau sur un sujet sensible. À gauche comme à droite. Ce procès en « gauchisme » que l’on nous a fait est très malvenu. Surtout au vu des enquêtes de Cash Investigation depuis quatre ans, qui ont mis à mal des chefs d’entreprise comme des ministres du gouvernement actuel. La crainte de Michel Field était une préoccupation de calendrier politique. Il sait que Jean-Pierre Canet et moi avons une certaine expérience dans le domaine de l’investigation. Ce n’est pas son domaine. Et il nous fait confiance. À la différence de lui, en tout cas au début car il a ensuite changé d’avis, je pense que le calendrier politique ne doit pas dicter le calendrier journalistique. La campagne électorale doit être une période d’information des électeurs. Si ce n’est pas à ce moment-là que nous les informons sur les candidats et les dossiers en cours, quand pouvons-nous le faire  ? Après l’élection  ?

Il y a un an, vous nous confiez que Delphine Ernotte, présidente de France Télévisions, tenait à l’indépendance de Cash Investigation. C’est donc un principe qui s’applique aujourd’hui à Envoyé spécial  ?

Élise Lucet À plusieurs reprises, elle m’a donné des preuves, sur les Panama Papers ou sur le Crédit mutuel, que notre axe d’investigation l’intéresse, car le groupe public est désormais le seul endroit où nous pouvons en réaliser. C’est donc une vraie spécificité. Nous en avons discuté au moment de l’enquête sur Bygmalion et la confiance est là. Delphine Ernotte est très claire là-dessus, car elle estime que France Télévisions a une vraie image d’indépendance à défendre. Bien sûr, il existe aussi la pression des annonceurs qui est forte. Si Delphine Ernotte m’en parle, c’est pour m’assurer qu’elle résistera.

Justement, comme vous dites, le service public est bien seul dans le domaine de l’investigation à la télévision. Comment voyez-vous la suppression de Spécial Investigation, sur Canal Plus, par Vincent Bolloré  ?

Élise Lucet Que dans les groupes privés, l’investigation disparaisse, c’est très inquiétant. La concentration des médias, l’arrivée de grands noms à la tête de groupes médiatiques, change énormément le paysage. Quand nous avons créé en 2000 le premier magazine d’investigation, Pièces à conviction (sur France 3, qu’elle a dirigé jusqu’en 2011 – NDLR), certains nous demandaient si nous n’étions pas déçus de voir que, partout, des émissions se créaient. Surtout pas  ! C’est formidable car cela donne une caisse de résonance. Aujourd’hui, il existe le service public, Mediapart et quelques journaux de presse écrite comme le vôtre qui y travaillent. Le territoire de diffusion de ces enquêtes se réduit considérablement. Des capitaines d’industrie ont repris la main sur des groupes de médias et nous en voyons immédiatement les conséquences. Ils ne vont pas dans le sens de l’histoire  : les citoyens ont vraiment soif d’information fouillée. Pourquoi nos enquêtes marchent-elles aussi bien  ? Parce que, quand les journalistes font de l’enquête, il y a du monde en face. En cela, l’affaire Cahuzac a été une charnière sur le monde politique  : nous observons un déclic dans l’opinion publique.

En pleine campagne électorale, ces émissions ont pourtant leur rôle à jouer dans le décryptage des opérations de communication et des programmes…

Élise Lucet Oui, c’est le cas des magazines d’enquête, mais aussi des émissions politiques sur France 2 et France 5, qui permettent de se faire une conviction en s’emparant des sujets sans être uniquement sur de la communication politique. En parallèle, nous observons une opposition, aujourd’hui, entre le monde de la communication, qui a pris une place faramineuse, et le monde des journalistes. Les deux mondes ont failli se fondre. Certains retracent la frontière entre les deux.

À travers le portrait de Raphaël Halet (voir ci-contre), lanceur d’alerte dans l’affaire LuxLeaks, il est clair que le monde des affaires est prêt à tout pour préserver ses privilèges…

Élise Lucet Tout le business de PwC (cabinet d’audit qui a aidé les grandes entreprises dans leur optimisation fiscale – NDLR) est fondé sur la confidentialité. Quand ils se rendent compte que celle-ci est brisée, un gouffre énorme s’ouvre sous leurs pieds. Et que pèsent un Antoine Deltour ou un Raphaël Halet face à cela  ? À France 2, nous sommes adossés à un gros groupe, qui a un service juridique. Quand ces anonymes décident de sortir ces documents, ils prennent des risques énormes et se retrouvent ensuite sans rien. Ils sont pourtant une pièce maîtresse de la connaissance de la vérité. Si ces individus-là ne sortent pas du bois et ne viennent pas voir les journalistes avec des documents, on ne peut rien faire. Et grâce à eux, le fisc français a pu récupérer des milliards d’euros. Aujourd’hui, la loi Sapin 2 est intéressante, mais pas suffisante. Le premier qui parle doit être protégé et non poursuivi. Ce numéro du magazine permet, en ce sens, de remettre la lumière sur eux. On se rend compte que, dans nombre d’affaires, tout prend un temps infini. Les journalistes et les lanceurs d’alerte sont inquiétés, mais pas PwC. Y a-t-il réellement une volonté politique de s’attaquer au secret fiscal  ? Pas vraiment.

Ce qui n’est pas sans rappeler un combat que le collectif Informer n’est pas un délit, dont vous faites partie, a mené  : celui contre la directive sur le secret des affaires, votée en avril au Parlement européen. Où en est le combat  ?

Élise Lucet Nous avons réussi à amender la directive. Pas suffisamment. À mon avis, nous, journalistes d’investigation dans le monde de l’économie, nous apprêtons à vivre des années difficiles. Car ce secret des affaires sera brandi à n’importe quelle occasion. Les grands groupes industriels feront tout pour faire annuler une publication ou une diffusion, sans attendre une poursuite après diffusion. En France, on nous dit que tout sera fait pour qu’au moment de la transposition nationale, la législation soit plus protectrice pour les journalistes d’investigation. Comment pouvons-nous le penser alors que nous avons des sociétés en face de nous qui pèsent des milliards de dollars et qui n’ont absolument aucune envie que nous écornions leur image  ? Le combat n’est pas terminé. Nous nous remobiliserons à chaque attaque. Car nous sentons depuis quelques mois l’étau se resserrer  : les grands patrons essaient de s’organiser au travers de la directive et, à chaque enquête, il existe une volonté de nous menacer de procès pour nous faire peur. Pour un pigiste qui travaille pour une boîte de production extérieure, la menace d’un procès peut faire peur financièrement. L’affaire des Panama Papers (révélée par un consortium de journalistes internationaux – NDLR) nous a appris que le fait d’être unis nous donnait une force. Le collectif Informer n’est pas un délit est dans la même logique. En deux ans, il s’est passé une petite révolution dans ce domaine-là. Étape par étape, en se soutenant mutuellement sur chaque affaire, nous marquons des points.

Entretien réalisé par Audrey Loussouarn, L’Humanité


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