Qui veut tuer Mediapart ? (Edwy Plenel)

samedi 11 janvier 2014.
 

Mediapart a reçu, jeudi 26 décembre, la première notification de redressement fiscal : pour nos trois premières années d’exercice (2008, 2009 et 2010), l’administration nous réclame déjà plus d’un million d’euros. À l’application d’une TVA discriminatoire sur la presse en ligne s’ajoute une pénalité de 40 %, augmentée d’intérêts de 4,8 % par an. Ce contrôle, imposé d’en haut et fait dans l’urgence, est donc bien destiné à tuer Mediapart au moment même où il s’apprêtait à consolider son indépendance économique. C’est la raison du cri d’alarme lancé par le président de la Société des amis de Mediapart, Michel Broué [1]).

Après une inhabituelle signification par voie d’huissier, reçue le mardi 17 décembre, le contrôle fiscal de Mediapart s’est pour l’instant limité à deux rendez-vous expéditifs, les vendredi 20 et lundi 23 décembre. Sans chercher à vérifier outre mesure et en s’appuyant sur des documents déjà préparés par les services de Bercy, les deux contrôleuses du fisc nous ont donc signifié, toujours par voie d’huissier, un redressement pour les trois premières années d’existence de Mediapart. Leur précipitation s’explique par leur volonté d’interrompre une éventuelle prescription en agissant avant le 31 décembre 2013.

Mais le déroulement en urgence de ce premier contrôle confirme nos plus sombres pronostics sur le caractère déloyal et partisan de cette attaque fiscale. Le document de vingt-quatre pages, daté du 24 décembre, que nous avons reçu le surlendemain n’est évidemment pas le fruit des brefs rendez-vous formels tenus, en présence de nos conseils, avec les inspectrices. Déjà préparé en haut lieu, puisque s’appuyant en partie sur une consultation des services du ministère des finances dont feront état oralement les deux inspectrices, cette notification ne tient aucun compte, au point de ne même pas les mentionner pour mémoire, de nos protestations écrites [2].

Comportant des erreurs grossières sur la genèse de notre société (notamment sur les actionnaires fondateurs de Mediapart où le fisc reprend sans vérification le raccourci d’un hebdomadaire), ce premier contrôle n’a rien d’une vérification normale comme toutes les entreprises en font régulièrement l’objet. Il est exceptionnel autant sur la forme (la précipitation, voire la brutalité) que sur le fond. Non seulement il se fonde essentiellement sur l’application d’une TVA discriminatoire à la presse en ligne, condamnée depuis cinq ans par tous les pouvoirs publics au point que trois ministres viennent de répéter cet engagement de « neutralité fiscale » entre presse numérique et presse imprimée (lire ici), mais il y ajoute de très lourdes pénalités comme si Mediapart avait été de mauvaise foi et avait dissimulé son combat pour l’égalité fiscale.

Chacun sait que ce ne fut pas le cas, et au premier chef l’administration elle-même puisque Mediapart et, plus généralement, toute la presse en ligne regroupée dans le Spiil (Syndicat de la presse indépendante d’information en ligne [3]) n’ont cessé de poser publiquement cette question, multipliant rendez-vous, mémoires, démarches, auditions, etc. Et chacun sait que, lors de ces multiples entretiens, la position du Spiil, et donc de Mediapart, a reçu le soutien de principe unanime de tous nos interlocuteurs, qu’ils soient ministres, membres de cabinet, députés, sénateurs, membres de la Cour des comptes, conseillers, chargés de mission, etc. Tous les acteurs concernés par ce dossier reconnaissaient l’existence d’un moratoire de fait qui excluait toute sanction fiscale au nom d’une TVA discriminatoire alors même que les pouvoirs publics assuraient qu’ils la désapprouvaient et la contestaient.

Mais pour ceux qui ont concocté, dans le secret opaque de la haute administration du ministère des finances, ce contrôle punitif, tout cela n’existe pas ! C’est ainsi que nous nous voyons appliquer des pénalités de 40 % pour « manquement délibéré », anciennement qualifié de « mauvaise foi », auxquelles s’ajoutent des intérêts de retard de 4,8 % par an. Comme si nous étions des fraudeurs et des menteurs, alors que nous avons agi au nom du droit et en toute transparence ! De plus, sans vérification aucune auprès du ministère de la recherche, seul habilité à le valider s’agissant d’un secteur novateur et d’une entreprise pionnière, la même haute administration de Bercy entend annuler purement et simplement le modeste crédit impôt recherche dont a bénéficié Mediapart.

Au total, pour nos trois premières années d’existence, le fisc nous réclame plus d’un million d’euros, précisément 1 059 277 euros. Or ces trois premiers exercices furent déficitaires même avec la TVA légitime à 2,1 % : comme nos lecteurs le savent, nos comptes étant mis en ligne chaque année en mars, nous avons fini 2008 avec un résultat négatif de 2 825 229 euros, 2009 avec un résultat négatif de 2 133 196 euros et 2010 avec toujours un résultat négatif de 1 335 675 euros. Ce n’est qu’à partir de 2011 que Mediapart est devenu bénéficiaire, en ayant dépassé 40 000 abonnés individuels actifs payants. Si donc le fisc nous réclame déjà un million pour des exercices déficitaires, on imagine ce qu’il en sera pour les trois années suivantes – 2011, 2012, 2013 – qui furent bénéficiaires et qui feront l’objet des contrôles suivants à partir du 13 janvier prochain.

Selon nos propres calculs, en appliquant le même dispositif punitif et discriminatoire, ce sont près de 6 millions d’euros que le fisc pourrait ainsi nous réclamer. Un chiffre faramineux à comparer à notre chiffre d’affaires probable de 2013, quand nous finissons l’année avec plus de 81 000 abonnés individuels payants : 6,8 millions de CA avec un résultat net au-dessus de 800 000 euros. Autant dire qu’il ne s’agit plus d’un contrôle mais d’une mise à mort. Même si les contentieux nous laissent un délai, cette épée de Damoclès placée au-dessus de notre tête met en péril Mediapart, sa survie et son indépendance. La haute administration de Bercy sait fort bien (notamment pour l’avoir lu dans une récente enquête d’un hebdomadaire dont la publication n’est pas sans rapport avec l’attaque qui a suivi [4]) que Mediapart va faire face, dès mars prochain, à des échéances décisives pour son indépendance.

Ces échéances sont celles du renforcement de notre indépendance par le rachat d’un actionnaire minoritaire, purement financier, qui nous a provisoirement accompagnés depuis 2009 et dont la sortie est fixée d’un commun accord en 2014. Les scénarios que nous avions élaborés reposaient évidemment sur les bons résultats accumulés par Mediapart et, éventuellement, sur une capacité d’emprunt, notre entreprise n’ayant jusqu’à ce jour aucun endettement. Il va sans dire que cette offensive fiscale déloyale et partiale, si elle n’est pas enrayée au plus vite, rend caduques ces solutions vertueuses où Mediapart, progressivement, renforcerait son bloc d’indépendance au travers d’une société de presse à but non lucratif. Les montants stupéfiants réclamés par le fisc ruineraient Mediapart s’ils étaient mis en recouvrement et, s’ils ne l’étaient pas, entraveraient durablement le développement de notre journal en déstabilisant notre entreprise, son bilan, ses équilibres, son actionnariat, etc.

À chaque étape de la courte histoire de Mediapart, nous n’avons rien caché à nos lecteurs. Nous vous disons donc aujourd’hui la vérité : la survie de Mediapart est réellement menacée par cette agression aussi illégitime qu’illégale. C’est comme si l’on ne voulait pas seulement nous faire payer nos audaces éditoriales, mais aussi notre succès entrepreneurial. Mediapart a montré, en peu d’années, que l’on pouvait réussir, créer des emplois (50 emplois en CDI au 1er janvier 2014 plus une vingtaine de collaborateurs réguliers, contre seulement 27 salariés au tout début), produire une richesse collective, construire une indépendance économique, par la seule vertu du travail journalistique. Sans publicité, sans subventions étatiques, sans industriels privés, uniquement avec le soutien de nos lecteurs au travail de notre rédaction et de toute notre équipe qui innove aussi dans la technique, le commercial et le marketing. C’est cette bonne nouvelle, utile à toute notre profession, que l’on veut aujourd’hui tuer au moment même où elle allait se renforcer pour être définitivement hors d’atteinte de tout coup du sort.

La presse en ligne dont Mediapart est une des réussites ne demande aucun privilège, simplement la justice. L’égalité est notre seule exigence, et le droit est évidemment de notre côté. Appliquer à un journal en ligne une TVA neuf fois supérieure à celle de la presse imprimée, c’est rien moins que lui mettre des fers aux pieds. C’est rendre impossibles sa progression et son développement face à la presse existante. C’est condamner définitivement la porte d’entrée de la presse française à tout nouvel acteur indépendant. Oui, c’est cela qui se joue à travers Mediapart : l’accompagnement défaitiste de la crise de la presse française et, à travers elle, de notre démocratie ou, au contraire, un sursaut créateur et novateur, au profit de tous.

Nous hésitons à trouver le bon qualificatif pour juger l’attitude de nos gouvernants dans cette affaire. Impéritie, inconscience, indifférence, irresponsabilité, paresse, malignité, perversité ? Ou bien un peu de tout cela à la fois ? Toujours est-il que, par leur faute, la France se trouve soudain en queue de peloton européen, pusillanime et attentiste quand d’autres ont l’audace réformatrice des pionniers. Nos gouvernants savent-ils, par exemple, qu’en Belgique, pays qui abrite la capitale de l’Union européenne, le ministre des finances a fait savoir depuis octobre 2012, donc depuis plus d’un an, qu’il appliquerait une TVA à 0 % pour les journaux numériques [5] ? Oui, un taux zéro, le même que pour les journaux et magazines imprimés !

Que n’a-t-on entendu nos ministres français dire au commissaire européen concerné ce que lui écrivait le ministre belge des finances, Steven Vanackere : la réglementation actuelle n’est « pas adaptée aux évolutions technologiques de ces dernières années » et « cela ralentit le développement des plates-formes numériques et d’investissements importants » ? Se disant conforté, tout comme l’affirme Mediapart, « par la jurisprudence européenne », le même ministre belge affirmait que ce passage au taux zéro « ne posera pas de problème de distorsion de concurrence entre les États membres, étant donné les racines locales de la presse ».

Et dire que la haute administration de Bercy, au point de contaminer les ministres et leurs cabinets, invoque l’Europe qui obligerait à discriminer la presse en ligne ! La Belgique serait-elle moins européenne que la France ? À la bonne heure ! Tout cela serait ridicule si ce n’était pas alarmant. Car nous avons bien là le spectacle d’élites dirigeantes déconnectées des enjeux de la révolution numérique, incapables d’inventer elles-mêmes l’écosystème dynamique qu’elle appelle d’urgence, soumises au passé plutôt qu’ouvertes au futur… [6].

La « régression numérique » sur laquelle le courant socialiste La gauche durable alertait récemment, en mentionnant l’injustice qui est faite à la presse en ligne [7], témoigne d’une France oligarchique, isolée de la société et déconnectée du monde, au point d’être aveugle à la nouveauté, voire de vouloir l’étouffer dans l’œuf. Les règles à calcul invoquées par une administration des finances sans envergure dont le fisc est ici, sur ordre, le bras armé ne sont que les instruments destructeurs d’une politique ambitieuse pour la liberté de l’information, au service du droit de savoir des citoyens.

Nous ne demandons aucun privilège, aucun passe-droit, aucune grâce. Simplement le droit, la justice, l’égalité. Et donc l’application immédiate du même taux de TVA à toutes les presses quel que soit leur support. Et, de surcroît, l’annulation pure et simple de tous les contrôles fiscaux ayant visé des journaux en ligne sur cette base discriminatoire, véritable atteinte à la Constitution gardienne de l’égalité et du pluralisme de la presse.

Edwy Plenel


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