Mouvement social et politique et Bosnie

lundi 17 février 2014.
 

B) En Bosnie, les manifestants veulent des élections anticipées

Parti du niveau social, le mouvement de révolte s’est politisé pour exiger une remise à plat de l’échafaudage élaboré dans les accords de Dayton qui corsète le pays en garantissant avantages et prébendes à des dirigeants nationalistes corrompus.

Les principaux axes du centre de Sarajevo étaient bloqués, hier après-midi, par les manifestants mais, depuis les violences de vendredi dernier, les rassemblements se déroulent dans le calme. La foule qui se réunit chaque jour ne renonce pas à sa revendication centrale  : obtenir la démission de l’ensemble des responsables politiques, notamment du gouvernement de la Fédération croato-bosniaque. Les deux principaux partis de cette entité, le Parti social-démocrate (SDP) et les nationalistes musulmans du Parti de l’action démocratique (SDA), répondent en proposant des élections anticipées.

Discours « ethnicistes » de la classe politique

Cette perspective a pourtant bien peu de chance de satisfaire les protestataires. En effet, ces scrutins auraient forcément lieu dans le cadre des institutions actuelles, déterminées par les accords de Dayton. Or, les manifestants revendiquent de plus en plus une remise à plat de cet échafaudage qui corsète le pays en garantissant les avantages et les prébendes d’une classe politique irresponsable et corrompue.

Sur les réseaux sociaux comme dans la rue, aussi bien à Sarajevo que dans les autres villes du pays, de nombreux groupes réclament l’abolition des cantons et des deux entités du pays.

Des rassemblements ont également lieu en Republika Srpska, l’entité serbe de Bosnie-Herzégovine, mais ils restent encore d’ampleur limitée. Dans la ville de Bijeljina, dimanche, deux cortèges se sont même fait face durant plusieurs heures, des contre-manifestants défilant au cri de «  Pas de révolution en Republika Srpska  !  » et en scandant le nom de l’ancien général Ratko Mladic. Le président de l’entité, Milorad Dodik, répète à qui veut l’entendre que les manifestations de Sarajevo seraient une «  menace  » pour la Republika Srpska. Mardi, il a même exclu la perspective d’élections anticipées. Milorad Dodik, comme tous les politiciens de Bosnie, a construit sa carrière sur les divisions ethniques, et il espère détourner la colère sociale qui monte en rejouant la carte de la «  menace  » que représenterait pour les Serbes le désir d’une Bosnie unifiée. Dimanche, Milorad Dodik était convoqué par le vice-premier ministre serbe, Aleksandar Vucic.

Pour le chercheur Vedran Dzihin, «  les histoires de haine ethnique font partie de la mythologie de la Bosnie de Dayton, une mythologie soignée par les médias et les intellectuels proches du régime, qui ont tout intérêt au maintien du statu quo  ». Tout le risque est pourtant que les revendications sociales et citoyennes ne soient «  récupérées  », une fois de plus, par les discours «  ethnicistes  » de la classe politique.

Le week-end dernier, les médias dominants de Bosnie ont tenté de discréditer les manifestations en évoquant des rassemblements de pillards et de «  hooligans  » qui s’apprêtaient à «  détruire Sarajevo  » et seraient même «  pires que les tchétniks  », c’est-à-dire les nationalistes serbes qui ont assiégé la ville de 1992 à 1995. Interviewé par la télévision TV1, le premier ministre de la Fédération, Nermin Niksic, a même assuré que l’on distribuait de la drogue aux manifestants… Malgré ces contre-feux, et même si une partie de l’opinion reste tétanisée par le risque d’affrontements, la vague de révolte continue d’enfler dans tout le pays.

Tout le pouvoir aux plénums  ! Parti de Tuzla, un slogan parcourt la Bosnie  : «  Tout le pouvoir aux plénums  » – que l’on pourrait traduire par «  assemblées générales  ». Le mouvement se développant en dehors des cadres organisés, partis politiques ou syndicats, ce sont ces plénums qui inventent une nouvelle forme de démocratie. Depuis vendredi, alors que le gouvernement du canton de Tuzla a présenté sa démission, c’est le plénum qui a été reconnu comme l’interlocuteur des autorités et le seul représentant légitime du mouvement. Des centaines de personnes se réunissent chaque soir à 18 heures à la Maison de la paix de cette ville ouvrière de Bosnie centrale pour élaborer une plate-forme de revendications.

Jean-Arnault Dérens

A) Révolte sociale contre les dirigeants nationalistes en Bosnie-Herzégovine

Parti d’une manifestation de chômeurs, un mouvement qui traduit un immense ras-le-bol de la précarité, la mal-vie, des privatisations, déferle sur un pays ravagé par les orientations nationalistes et libérales de ses gouvernants.

Parti d’une manifestation de chômeurs, un mouvement qui traduit un immense ras-le-bol de la précarité, la mal-vie, des privatisations, déferle sur un pays ravagé par les orientations nationalistes et libérales de ses gouvernants.

« Qu’ils s’en aillent tous  ! » Ce slogan fédère les dizaines de milliers de personnes qui manifestent depuis vendredi dans toute la Bosnie-Herzégovine. « Cela fait vingt ans que nous dormons, il est temps de se réveiller », expliquent des chômeurs de Tuzla. D’autres brandissent des pancartes  : « Nous voulons le droit de nous soigner, le droit de manger, le droit de vivre. » Après les violents affrontements de vendredi, qui ont transformé les centres de Sarajevo et de Tuzla en véritables champs de bataille, des rassemblements pacifiques ont eu lieu durant le week-end, y compris dans de petites villes comme Konjic, Travnik, Bugojno ou Gornji-Vakuf. Partout, la revendication centrale est la même  : la démission de l’ensemble des dirigeants du pays, à tous les échelons de pouvoir, des communes à l’État central.

Tout a commencé mercredi dernier, à Tuzla, une grande ville industrielle du centre du pays, avec la manifestation de 600 chômeurs vite rejoints par les travailleurs d’usines privatisées au cours de la dernière décennie et placées en liquidation par leurs repreneurs. L’appel à la mobilisation a aussi couru sur les réseaux sociaux, rameutant des milliers de jeunes révoltés  : le chômage touche officiellement plus de 40 % de la population active – encore plus chez les jeunes, qui n’ont souvent pas d’autre option que de s’exiler à l’étranger.

Les manifestants dénoncent des dirigeants politiques corrompus et totalement discrédités, quels que soient les partis politiques. Ils dénoncent les vols commis au nom de la «  transition  » économique et l’accaparement des ressources publiques par quelques-uns, réclamant une remise à plat de toutes les privatisations menées depuis vingt ans. Jamais un tel programme social n’avait été formulé par un mouvement aussi puissant dans tout l’espace post-yougoslave.

Le mouvement dépasse les barrières ethniques

Les dirigeants politiques semblent débordés et la plupart sont aux abonnés absents depuis plusieurs jours. Vendredi, les gouvernements des cantons de Tuzla et de Zenica-Doboj ont démissionné, tandis que le premier ministre du canton d’Una-Sava s’enfuyait à l’étranger avec sa famille… Samedi, le haut représentant international en Bosnie, l’Autrichien Valentin Inzko – sorte de gouverneur chargé de veiller au respect des accords de Dayton –, a évoqué la possibilité de faire sortir les troupes de la mission européenne Eufor si la situation «  échappait à tout contrôle  », mais cette perspective pourrait plutôt radicaliser le mouvement.

Alors que quelques timides manifestations ont aussi eu lieu en Republika Sprska, l’entité serbe du pays, notamment à Prijedor et à Banja Luka, le mouvement en cours dépasse toutes les barrières nationales et ethniques. Les manifestants réclament d’ailleurs l’abolition des cantons et des divisions administratives – une revendication qui inquiète beaucoup les nationalistes de tous les camps, notamment les dirigeants de Republika Srpska, qui étaient convoqués ce dimanche à Belgrade. Sur les murs incendiés du siège du canton de Tuzla, un slogan est apparu vendredi  : «  Mort au nationalisme  !  »

Depuis ce week-end, l’hypothèse d’un «  printemps des Balkans  » prend même corps. Un groupe Facebook intitulé «  La Bosnie a commencé, allons-y aussi  » appelle à des manifestations en Croatie, pays qui a connu de puissants mouvements sociaux ces dernières années. C’est en Croatie que l’on trouve les syndicats indépendants les plus forts et la gauche radicale la plus structurée de la région. Un appel à un «  rassemblement de solidarité avec le peuple de Bosnie-Herzégovine  », lundi midi, à Belgrade, court également sur les réseaux sociaux.

Un pays impossible ? Depuis la conclusion des accords de paix de Dayton (1995), qui ont mis fin à une guerre sanglante, la Bosnie-Herzégovine (3,9 millions d’habitants) est divisée en deux «  entités  » autonomes  : la Republika Srpska et la Fédération croato-bosniaque, elle-même subdivisée en dix cantons, tantôt dominés par les partis nationalistes croates, tantôt par les partis bosniaques. L’État central, aux compétences très réduites, est dirigé par un Conseil des ministres et une présidence collégiale tournante de trois membres – un représentant bosniaque, un Croate et un Serbe. Ce sont les mêmes partis – et souvent les mêmes personnes ou les mêmes familles – qui monopolisent le pouvoir politique depuis l’instauration du pluripartisme à la veille de la guerre, en 1991.

Jean-Arnault Dérens


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