Le 5 septembre 1966, s’ouvre à Paris le procès de l’assassinat de l’opposant Mehdi Ben Barka, enlevé en plein Paris en octobre 1965. Les services du roi Hassan II sont directement mis en cause.
L’enlèvement de l’homme politique marocain Mehdi Ben Barka, le 29 octobre 1965, en plein Paris, boulevard Saint-Germain, par deux policiers français, puis son assassinat ont suscité une vague d’indignation dans le monde entier. Le ministre de l’Intérieur marocain, le général Oufkir, aussitôt prévenu, est arrivé à Orly le 30 octobre, accompagné du directeur de la sûreté marocaine, le colonel Dlimi, et d’un homme de leurs services, et ils sont repartis une fois leur mission accomplie.
Le chef du service secret français du SDECE, le général Jacquier, le ministre de l’Intérieur, Roger Frey, et le préfet de police de Paris, Maurice Papon, étaient informés de leur présence et de leurs actes, sans qu’ils mettent au courant le chef de l’État. Le général de Gaulle devait recevoir Mehdi Ben Barka durant son séjour et, quand il a eu connaissance des faits, il en a été furieux. Il écrit aussitôt à sa veuve, le 4 novembre, que « la justice exercera son action avec la plus grande rigueur et la plus grande diligence ». Mais, après l’élection présidentielle de décembre 1965, lors de sa conférence de presse du 21 février 1966, il choisit de qualifier l’implication française de « vulgaire » et « subalterne », et de tenir le gouvernement marocain pour seul responsable de la disparition de Ben Barka. La France a lancé des mandats d’arrêt contre le général Oufkir, le colonel Dlimi et l’un de leurs agents.
La promesse de De Gaulle ne sera suivie d’aucun effet lors du procès ouvert le 5 septembre 1966. En l’absence des accusés marocains et des quatre membres de la bande du truand Georges Boucheseiche, chez qui Ben Barka a probablement été assassiné, seuls comparaissent l’agent du SDECE à Orly, Antoine Lopez, et le policier Louis Souchon. Les responsables policiers et politiques français qui étaient au courant et avaient prêté main-forte aux tueurs ne sont pas inquiétés.
L’un des avocats de la partie civile, Maurice Buttin, accuse directement le roi du Maroc, Hassan II, d’avoir voulu faire revenir de force Ben Barka dans son pays, où il avait été condamné à mort à deux reprises, et d’être responsable de son assassinat. Pour éviter une dénonciation du crime qu’il a commandité, le roi a ordonné au chef de la sûreté, le colonel Dlimi, de se rendre à Paris pour interrompre le procès en demandant la cassation de son renvoi devant les assises. Après 37 jours d’audience, l’arrivée de Dlimi à Paris, le 19 octobre, a reporté la suite du procès au mois d’avril 1967.
Dès la reprise, l’argumentaire de l’avocat de Dlimi, François Gibault, connu pour avoir défendu les hommes de l’OAS, a été clair : il a plaidé que ce n’était pas une affaire marocaine mais une affaire française, que Ben Barka avait été enlevé dans une voiture de police française, par deux policiers français en exercice et par un agent des services secrets français. Il a laissé entendre que si la justice française condamnait le chef de la sûreté marocaine, il pourrait en dire davantage sur les responsables français, le chef du SDECE, le ministre de l’Intérieur et le préfet de police, qui avaient aidé le roi du Maroc dans son projet. Tous les témoins gênants pour le roi disparaîtront
Pour rendre l’avertissement plus clair, deux agents du SDECE envoyés par le nouveau chef de ce service pour enquêter au Maroc sur l’enlèvement de Ben Barka y ont été assassinés, le commandant Borel, le 6 février 1966, et Yves Allain, en mission pour le SDECE sous couverture de l’ORTF, le 15 octobre 1966, à Kénitra. Le message d’Hassan II a été entendu puisque le procès s’est achevé le 5 juin 1967, sur l’acquittement du colonel Dlimi, aussitôt accueilli triomphalement.
Seuls des sous-fifres, Lopez et Souchon, sont condamnés à six et huit ans de prison. Les autres accusés, tous au Maroc sous la protection des services de la monarchie, le général Oufkir, l’agent des services marocains Miloud Tounsi alias Chtouki, et les truands Boucheseiche, Le Ny, Palisse et Dubail sont condamnés pour la forme, par contumace, à la réclusion à perpétuité. Tous ces témoins gênants pour le roi disparaîtront ensuite : les quatre truands seront liquidés plus tard par ses services, Oufkir sera abattu en 1972 après sa tentative de coup d’État et Dlimi mourra à son tour en janvier 1983 dans un « accident de la circulation ».
Lors de Conseils des ministres, de Gaulle, lui, a fustigé l’implication du chef du SDECE, du préfet de police de Paris et de Roger Frey, il les a démis plus ou moins rapidement de leurs fonctions, tout en continuant à se taire en public sur leurs lourdes responsabilités. En déclarant les complicités françaises « vulgaires » et « subalternes », en ne voulant pas les mettre en cause publiquement, de Gaulle, dont la volonté de rendre justice, aussitôt exprimée à la veuve de Ben Barka quelques jours après l’assassinat, était probablement sincère, s’est trouvé dans l’impossibilité de tenir sa promesse. Quand connaîtra-t-on la vérité ? Depuis ce procès, la justice n’a pas avancé. En cinquante ans, dix juges d’instruction se sont heurtés au refus des deux États de les laisser procéder aux auditions et accéder aux documents. En France, le secret-défense conduit à des refus ou à la communication de pièces ne contenant rien d’essentiel. Est-ce parce que ceux qui ont permis cet enlèvement et cet assassinat n’étaient pas « subalternes » ? Du côté marocain, les entraves ont été pires. Après quelques velléités de coopération judiciaire entre 1999 et 2003, les commissions rogatoires des juges pour entendre des témoins importants n’ont plus été exécutées. Face à la « raison des États » qui fait obstacle à l’action de la justice, seule une interpellation forte des deux côtés de la Méditerranée pourrait permettre de connaître enfin la vérité.
Gilles Manceron historien, L’Humanité
Repères
29 octobre 1965 Enlèvement de Mehdi Ben Barka à Paris par deux policiers français.
30 octobre Arrivée à Paris du ministre de l’Intérieur marocain, le général Oufkir, accompagné du directeur de la sûreté marocaine, le colonel Dlimi, et d’un homme de leurs services.
5 septembre 1966 Le procès de l’assassinat s’ouvre à Paris.
5 juin 1967 Fin du procès : acquittement du colonel Dlimi
Date | Nom | Message |