Juncker le rusé

lundi 21 juillet 2014.
 

Jean-Claude Juncker est le candidat à la présidence de la Commission soutenu par madame Merkel contre l’UMP Michel Barnier. Il se situe deux ou trois pointures au-dessus de Manuel Barroso en matière de finesse politique. Fini le régime des moulinets et des coups de menton sans contenu. Fini le temps de l’homme qui parlait huit langues pour ne rien dire. Juncker dit des choses. Il est donc possible qu’il se passe quelque chose avec lui. Au moins parce qu’il semble avoir conscience du danger qui pèse sur l’Europe actuelle du fait de la désaffection massive des peuples à son endroit. Qu’est ce qui me fait dire ça ? Sa décontraction au moment où il s’exprime là où Barroso aurait contourné volubilement et énergiquement le sujet. On comprend donc ma surprise. Pas ordinaire ici d’entendre quelque chose de clair et net. Ainsi quand il dit : « vous pouvez me traiter de libéral et tout ça, mais moi je n’aurais pas fait le Hartz IV de Schroeder ! En Europe le libéralisme c’est Blair et Schroeder qui l’ont amené ». Plus étonnant encore quand il me donne raison sur le fait que la Russie ne peut être traitée sur le mode du retour à la guerre froide ou quand il affirme qu’il ne participera pas au « Russia-bashing actuel ». Si l’on tient compte de l’ambiance asphyxiante sur le sujet, et du fait que cet homme est candidat au nom des va-t-en-guerre sociaux-démocrates et conservateurs, on doit comprendre que ce n’est donc pas rien d’entendre cela. Je donnerai d’autres exemple ensuite de ce « parler net » peu habituel dans le coton poudreux des arcanes européens

Pour le reste, il est évidemment totalement l’homme de son camp. Il s’en réclame avec habileté. Il le fait en récusant la séparation du monde entre les bons de gauche d’un côté et les méchants de droite de l’autre, suppôts du capitalisme. Rhétorique banale des conservateurs. Elle ne lui permet évidemment pas d’éviter de nous assener les simplismes ordinaires de la propagande de droite la plus éculée. Ainsi contre Pablo Iglésias (Podemos, Espagne) et ceux qui protestent contre le coût du remboursement de la dette, Juncker répond que la solution « ce ne peut être de nouvelles dettes »… Un simplisme que personne ne propose. J’ai noté aussi qu’il n’a rien répliqué à mon affirmation selon laquelle « personne ne paiera jamais la dette accumulée ». En tous cas, quels que soient les talents de séduction de l’homme venu dans une salle où il sait qu’il ne gagnera pas une voix, son identité politique lui colle à la peau. Qui me lit voudra peut-être rafraichir son savoir sur le sujet. M’y voici donc.

Jean-Claude Juncker a été Premier ministre du Luxembourg de 1995 à 2013, soit dix-huit ans pendant lesquels son pays est devenu le paradis fiscal maintes fois dénoncé. L’homme est membre du Parti populaire chrétien social. En 1989, comme ministre des Finances et du Travail du Luxembourg, il a activement participé aux négociations du traité de Maastricht. Après quoi on le retrouve dans une brillante trajectoire au sommet de l’oligarchie mondiale pendant les années où le système financier actuel s’est accroche à la gorge du monde. Ainsi est-il, de 1989 à 1995, Gouverneur de la Banque Mondiale, puis de 1995 à 2013 Gouverneur du FMI, avant d’être le Premier ministre du Luxembourg avec le résultat que l’on sait. Il a toujours défendu le secret bancaire. Il faudra qu’il soit battu aux élections pour que le Luxembourg accepte enfin le nouveau système européen « d’échange automatique d’informations » fiscales sur les entreprises, le 20 mars 2014. Point culminant sur le gâteau des bons services à la finance mondiale. Mais ce n’est pas tout.

De 2005 à 2013, Juncker a été le Président de « l’euro-groupe ». C’est cette instance, membre de la Troïka, qui a piloté la réponse austéritaire de la zone euro à la crise bancaire et à celle des dettes souveraines. Dans ces conditions, cela aura été un moment bien ébahissant de l’entendre dire que, pour sa part, il n’avait jamais été partisan de l’entrée du FMI dans la Troïka. Après quoi il ajoute qu’il faudrait penser à élargir la représentativité de ce groupe. Une formule sibylline qui annonce une initiative dont mieux vaut ne pas se réjouir d’avance. Car Jean-Claude Juncker a été l’un des artisans les plus actifs de l’Europe austéritaire en tant que président de l’euro-groupe jusqu’en 2013. Le « six-pack » et Traité budgétaire ont été adopté pendant son mandat et le « two pack » a été imaginé sous son autorité. C’est dans ces documents que sont concentrés les moyens d’asservissement financier des nations européennes. Tout cela fait un pedigree politique tout à fait clair. Un réactionnaire fin et compétent en quelque sorte. Dangereux à proportion de ses qualités.

De plus, comme c’est aussi le façonnier du Luxembourg actuel, on peut craindre sans procès d’intention qu’il ait de très mauvaises inclinations particulières. D’abord parce que le Luxembourg est un paradis fiscal selon ce qu’a dit l’OCDE en novembre 2013. Et ce n’est pas d’aujourd’hui. En 2008, l’OCDE avait déjà inscrit le Duché sur la liste « grise », celle des pays non-coopératifs, des paradis fiscaux. Il a été retiré de la liste en 2009 en échange de promesse de coopération. Cela n’a pas dû être convaincant car le Forum fiscal mondial, une instance adossée à l’OCDE, est en train de revoir ses données. Il est question de refaire une liste grise en 2014. Et on trouve déjà que quatre pays ont échoué à ce contrôle de conformité, dit "par les pairs" (les pays acceptant de se noter entre eux), sur la transparence et l’échange d’informations à des fins fiscales. Il s’agit du Luxembourg, de Chypre, des Iles vierges britanniques et des Seychelles. Un joyeux club ! Un autre classement confirme cette mauvaise réputation. C’est le classement des « meilleurs » paradis fiscaux par le magazine Forbes, en 2010. Il place en première position l’état nord-américain du Delaware et en seconde le Luxembourg, juste avant la Suisse, les Îles Caïman, la City de Londres, l’Irlande et les Bermudes… Fâcheuse compagnie confirmée par les mauvais résultats obtenus lors du rapport 2010 du GAFI, le Groupe d’Action Financière International. Il s’agit là d’une organisation multinationale créée en 1989, par le G7 soi-même. Il a pour mission de veiller au respect des normes internationales dans le domaine du blanchissement d’argent… tant de mauvaises indications forment un faisceau d’indications pas vraiment rassurantes.

Souvenons-nous que l’encours bancaire des établissements financiers du Luxembourg représente 21 fois le PIB de ce confetti territorial. Par comparaison, celui de Chypre, qui connut la crise bancaire majeure dont on se souvient, n’était que de sept fois le PIB de l’île…

Achevons ce portrait croisé d’un homme et du pays qu’il a façonné. Sur le terrain, ça sent aussi une drôle d’odeur. Le Luxembourg est le siège européen de nombreuses multinationales. Vraiment beaucoup ! Et pour finir, cela fait sens. Ainsi sur 100 000 entreprises déclarées dans le Duché, 30 000 seulement relèveraient de l’économie réelle. Parmi ces grandes entreprises qui ont leur siège à Luxembourg il y a bien sur Arcelor Mittal et un bon paquet des géants de la net-économie, comme Skype et Apple. Pourquoi cet engouement ? Officiellement, l’impôt sur les sociétés est fixé à 29,22%, pas loin des 33% français. Mais le contournement fiscal est la vraie norme. Ainsi pour les « fonds d’investissement », l’impôt est doux comme une plume : 0,01% des actifs. Et pour les hedgefunds, la défiscalisation est presque totale. Pour le reste, le Luxembourg est une plaque tournante du dumping par la combine des travailleurs détachés. On y trouve un nombre record des agences d’intérim « boîte aux lettres » qui profitent du site alors qu’elles n’emploient personne ! Le pompon de l’art du tour de passe-passe le voici. Il concerne le succès de la marine luxembourgeoise. De 155 navires, l’effectif est passé à 254 sous pavillon luxembourgeois en 5 ans. Pourtant, le Luxembourg n’a toujours pas d’accès à la mer !


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