« Le ressac actuel ne durera pas... A nouveau, la motivation politique redevient un moyen de socialisation » (Jean-Luc Mélenchon)

mardi 5 août 2014.
 

« Le ressac actuel ne durera pas. J’ai connu le bonheur de voir Youri Gagarine aller dans l’espace. Je vous souhaite de connaître un émerveillement pareil. J’ai 63 ans et ce souvenir me perce encore ! Le monde était un objet à notre portée. Il le redeviendra. »

Récemment, Mélenchon s’est mis au vert. Pour réfléchir et rebondir. Comment faire quand la politique s’est tant mélangée à sa propre vie ?

Petits extraits de son interview sur slate.fr.

La politique. Il n’y a qu’elle. Elle le dévore. Elle a même fini par remplacer son identité. Mélenchon est politique. Mais cela lui convient-il ? Comment se perçoit-il lui même, en laissant transparaitre une vague de mélancolie ?

« Chaque être est d’abord son histoire. Quand j’ai commencé la politique, la carrière n’était pas mon sujet. Le destin, oui, peut-être. Sans doute, même. A l’époque, quand on était de gauche, du côté des opprimés, il y avait une révolution par an. Vous n’avez pas idée du temps qu’on passait à discuter de ça !

Le soir, en fumant des clopes comme des malades, on soupesait des rêves : préférait-on le socialisme à la chinoise, à la yougoslave, à la cubaine ou à la tanzanienne ? Ou bien aucun d’entre eux, comme le soutenaient les trotskistes ? Des discussions aujourd’hui inconcevables.

En fait, cette passion naissait comme une fascination devant le pouvoir que nous pensions avoir : peser sur le destin. Il fallait qu’on s’arrache pour aller dormir. Je n’en dors toujours pas... »

« Nous sommes tous plusieurs personnes »

Poser la question du bonheur à Jean-Luc Mélenchon, c’est prendre des risques. Parler, avec lui, de son bonheur, de sa façon de vivre et d’envisager la vie, c’est emprunter un terrain glissant, tant l’ancien sénateur est du genre méfiant, prêt à mordre, protecteur de sa vie, de ses fantasmes et de ses rêves :

« L’idée du bonheur est différente selon chacun ! Mille fois oui ! Mais le cas est réglé depuis la grande Révolution : la liberté de chacun s’arrête là où commence celle des autres…

Tout cela ne nous dit rien de ce qu’est le bonheur lui-même, bien sûr ! Nous pressentons qu’il est très étroitement lié à notre liberté d’en juger par nous-même. C’est donc moins la liberté des autres qui en est la borne que l’exercice de la nôtre en propre.

Dès lors je suis persuadé que si nous discutons à fond de cette condition initiale du bonheur, on finirait par tomber d’accord sur les valeurs de base du stoïcisme : les conditions d’exercice de notre liberté. On verra qu’il y a ce qui dépend de nous et ce face à quoi nous ne pouvons rien. Dans les deux cas, il faut rester maître de soi-même. On voit ici que le bonheur dépend de notre aptitude à nous émanciper. »

Et lui, s’est-il émancipé ?

« J’ai eu plusieurs vies. C’est pour ça que j’aime profondément le film Little Big Man. Nous sommes tous plusieurs personnes, il faut éviter d’emmener tout le temps dans le wagon toutes les personnes qu’on a été et de devoir leur servir le plat dont elles ont envie. A un moment il faut faire cantine : c’est menu unique ! Il faut demander à quelques-uns de descendre du train et de s’installer dans le passé pour de bon ! Il le faut. Conserver le passé est une illusion aussi vaine que la volonté de dominer le futur. L’enjeu est ailleurs. Le bonheur est toujours au présent. »

Lui qui n’a jamais laissé un pouce de vie privée dépasser dans les médias, ou presque, pose des barricades. On n’entre pas dans son intimité, explique-t-il. Pourtant, il a parfois mélangé les genres comme les vies, publiques et privées : son ex-compagne, Pascale Le Néouannic, faisait partie de sa garde rapprochée au PG, responsable des questions de laïcité. Elle vient de passer la main.

Cette porosité, certes très anecdotique chez Mélenchon, interroge sur la façon dont ses vies s’architecturent. Autrefois, les choses étaient simples : le destin politique impliquait de sacrifier sa vie privée. La France ne se donnait pas à quelqu’un qui ne l’aimait qu’à moitié. Dans des genres très différents, De Gaulle ou Mitterrand n’ont jamais imaginé rendre des comptes sur leur vie privée.

« Ce qui se pratiquait à l’époque se résumait ainsi : mon jardin n’a pas de porte sur la rue. Je continue à pratiquer cette manière de faire. Par intransigeance républicaine : si vous m’élisez moi, ce n’est pas ma compagne que vous élisez. Et vice-versa si c’était une femme.

L’autre n’a rien à faire dans le tableau. D’ailleurs, souvent, l’autre n’a aucune envie d’être en scène. Au fil de ma vie, mes compagnes n’ont jamais voulu de ce rôle. Ma fille non plus. Pourtant, elle porte le même nom que moi.

C’est pour elle une charge terrible de s’appeler comme moi, au plan personnel et professionnel. Elle doit supporter tout le poids politique de ma notoriété. Or, elle n’est pas moi ! On voit que c’est aussi une protection pour les siens de fermer la porte du monde privé. Je suis donc implacable : le domaine intime est strictement clos ! Personne ne devrait pouvoir exiger davantage ! »

Faut-il nécessairement détruire sa vie privée, ou du moins la négliger, pour espérer gravir les marches du pouvoir ?

« Tout dépend de l’époque et du pouvoir de chacun. Caligula n’est pas ennuyé d’exposer sa vie privée, Octave Auguste révèle lui-même au Sénat les turpitudes de sa fille. Mais on trouve aussi des personnages qui ont eu une pratique inverse, comme Robespierre ou Saint-Just, par exemple : on ne sait rien.

Mais ont-ils eu une vie privée ? La vie publique est cannibale parfois. Elle dévore tout ce qui l’entoure ! Autre exemple, le général De Gaulle. Ses grandes foulées pendant que tante Yvonne trottine derrière lui. On n’a jamais rien su de cette femme. C’est le symbole même de la discrétion ostentatoire, de l’anonymat volontaire, l’incarnation du devoir d’effacement. »

Soit l’exacte inverse de l’époque actuelle. A l’heure de la transparence obligatoire, tout a vocation à être public, dans une tyrannie de l’intimité angoissante qui pousse chacun à s’expliquer :

« L’intime, c’est toujours le corps. Voilà pourquoi l’épreuve la plus difficile, c’est la télévision. Tout le corps est engagé dans l’expression. C’est un rapport global, total. Le corps, c’est aussi l’allure à laquelle on vous reconnaît partout, n’importe où.

Toute sortie est une mise en scène, une exposition de soi. A présent, tout le monde veut "faire une photo". Ce n’est pas toujours demandé poliment. Il arrive qu’elle vous soit imposée de force. Les gens pensent que la notoriété est un pur bonheur. Et qu’elle se transfère par photo et selfie en direction de Facebook... C’est la loi de notre temps.

Comment en est-on arrivé à faire des hommes politiques des sortes de people ? Pourquoi n’ai-je pas le droit de protester ou de refuser sans passer pour un mauvais coucheur acariâtre ? »

« L’ère du bonheur dans le cocon est finie »

Sa campagne présidentielle fut un lointain écho aux anciennes manifestations immenses où se retrouvaient des citoyens avides de construire un avenir commun. On dit souvent que notre époque produit l’inverse –c’est le règne du petit bonheur privé, auquel Mélenchon ne croit pas :

« L’ère du bonheur dans le cocon est finie. J’ai connu l’hyper-politisation, la politique comme accomplissement de soi. Puis j’ai connu l’hyper-désertion : on laisse tout tomber parce que rien n’a marché. Le communisme d’état s’est écroulé, la social-démocratie fait vomir. Le triomphe du libéralisme, la compétition partout.

Tout ça a généré une vague de cocooning étouffante. Les modèles du bonheur retournaient à la petite popote du petit bonheur pour soi. Mais le précariat a ensuite tout explosé ! C’est à présent le carpe diem généralisé ! Qui essaye de faire son petit bonheur caché est pourtant jeté hors du nid par la vie en miettes à laquelle le précariat condamne chacun. »

Il enchaîne :

« Je vais souvent faire des conférences dans des Instituts de sciences politiques, dans les grandes école de commerce et autres. C’est un contact stimulant. Mais on y trouve le concentré de l’arrivisme institué en morale d’existence personnelle.

Je vois l’évolution des mentalités. Le culte de la compétition a fait son temps. La solidarité est redevenue une valeur moderne montante. La cupidité est devenue risible à son tour et elle n’est même plus envisagée comme un moteur d’action par nombre dans la jeune génération. A nouveau, la motivation politique redevient un moyen de socialisation. Le côté "Je me réalise tout seul dans mon coin", c’est dépassé. ».

Le bonheur se conjuguerait-il de nouveau au pluriel ? C’est ce que semble croire Mélenchon, qui s’attache à le cultiver en s’époumonant à travers la France, en se remplissant de concepts, d’idées, de mesures pour redresser un pays malade. Y trouve-t-il son bonheur, lui, en chef d’orchestre de celui des autres ?

« Je dis parfois que pour moi le bonheur, ce serait de ne plus m’entendre », termine Mélenchon. « Vous ne savez pas ce que c’est que de s’entendre parler toute la journée et encore à la télévision, à la radio. Vous, vous pouvez passer à autre chose même si vous aimez beaucoup Mélenchon ! Mais pas moi ! »

Et il part, le pas lent, apaisé, en prononçant cette phrase :

« Le plus dur, le plus violent en politique, c’est qu’on ne s’appartient plus. Tout le monde pense avoir des droits sur vous. Déjà que c’est difficile de donner des droits sur vous aux gens qu’on choisit, alors tant d’inconnus ! C’est très dur, ça... »

Jérémy Collado


Signatures: 0
Répondre à cet article

Forum

Date Nom Message