6ème république : Est-il interdit de créer de la politique ?

vendredi 14 novembre 2014.
 

Avant même de se demander ce que pourrait être une Vie République, il convient de rappeler qu’on ne construit pas une Constitution abstraitement, à partir d’idées purement théoriques. C’est dans la vie réelle que s’enracine la nécessité du droit et de la cohérence des règles dont a besoin toute société.

C’est aussi dans la vie réelle que se révèlent les contradictions et les insuffisances de tout édifice institutionnel. C’est donc sinon l’actualité du moins les problèmes actuels qui peuvent guider dans la conception de la Constitution dont l’époque a besoin. Quant à l’actualité, elle crie ce besoin dans le pitoyable spectacle des gouvernants successifs qui s’accrochent aux institutions monarchiques de la Ve République pour proclamer légitimes les décisions qu’ils imposent à des citoyens qui n’en voudraient pas.

En France, cette actualité manifeste quotidiennement une contradiction permanente entre les décisions prises du sommet de l’Etat par ceux qui dirigent « au nom du peuple », et les aspirations et besoins de ce peuple qui les y a effectivement placés pour une tout autre politique, qui proteste, boude les urnes, cherche ailleurs son salut y compris chez ses pires ennemis.

On sait ce que ce peuple répondrait à des référendums sur les décisions concernant la politique familiale, les retraites, la sécurité sociale, les services publics, les cadeaux au patronat, la fiscalité, les priorités budgétaires, l’engagement dans des guerres comme dans le golfe ou en Lybie, comme localement à propos de tel aéroport ou de tel barrage. On sait qu’à chaque fois le peuple répondrait négativement à une foule de décisions essentielles de ses « représentants ». Raison pour laquelle par exemple on vit les deux candidats dominants d’une récente élection présidentielle s’engager solennellement à ne plus consulter les citoyens sur le Traité de Lisbonne de peur qu’ils ne le refusent une seconde fois.

Alors, les « représentants » du peuple l’approuvèrent en Congrès à Versailles (tout un symbole monarchique) à une forte majorité. Notre caricature actuelle de démocratie jette ainsi le discrédit sur le principe démocratique lui-même et crée ainsi le risque d’une tentation totalitaire dans une foule de pays, parmi lesquels la France. Ou bien aussi la tentation de recourir à des méthodes violentes tout aussi incompatibles avec le principe démocratique.

D’autres périodes (le Front populaire, la Libération, les années 1981-1983) ont montré que cela n’avait rien de fatal dès lors que des promesses d’avancées sociales sont tenues. Certains pays d’Amérique latine par exemple prouvent que cela reste possible même face à la crise.

Il n’y a donc au fond qu’un seul problème à résoudre, qui résume à lui seul tous les autres problèmes : celui de l’écart rendu possible par les institutions actuelles entre la volonté clairement exprimée par le peuple dans les urnes, et les décisions prises par celles et ceux qui ont la responsabilité de gouverner. Rousseau avait raison : le peuple ne peut être « représenté » et il n’est de loi légitime que validée explicitement ou implicitement par le peuple, qui doit toujours conserver la possibilité de refuser une décision prise sans lui ou de révoquer ceux qui gouvernent en son nom. La seule chose que l’on ne puisse échanger ou transférer, c’est la liberté elle-même.

Sans quoi la trahison des conditions de l’échange ne peut plus être dénoncée. C’est là l’essence même de la démocratie depuis l’Antiquité jusqu’à la Révolution française, où l’on décida soudain et funestement que la politique était chose trop sérieuse pour la confier aux citoyens eux-mêmes. La professionnalisation de la chose publique, grotesquement incarnée par l’ensemble de celles et ceux qui aujourd’hui prétendent représenter le peuple, est un cancer de la démocratie.

Il ne vaudrait pas la peine d’ouvrir le chantier d’une VIe République si le but visé n’était pas de détruire la possibilité institutionnelle de cet écart entre volonté populaire (laquelle peut fort bien décevoir sur bien des plans) et contenu des décisions prises à tous les niveaux de la société. Et l’on ne trouvera de quoi y parvenir ni dans Ve République améliorée, ni dans l’expérience des Républiques qui l’ont précédée.

Nous sommes condamnés à créer de la politique, non pas à partir de rien, mais à partir d’une analyse concrète de tout ce qui permet aujourd’hui de trahir la volonté populaire : l’absence de proportionnelle intégrale dans les élections, l’absence de référendum d’initiative populaire sur tous les domaines, la possibilité pour un Président de décider, de nommer, de dissoudre, d’envoyer l’armée ici ou là, la possibilité d’imposer au Parlement des votes bloqués, des décisions sans vote, des ordres du jour non négociés, la possibilité pour un Conseil constitutionnel sans aucune légitimité d’annuler toute loi sans recours, la possibilité d’imposer des décisions prises par des instances politiques, économiques ou financière supranationales contre la volonté des citoyens. Etc.

C’est de l’analyse de tous ces obstacles, conçus explicitement pour empêcher le peuple de décider démocratiquement, que pourra émerger le contenu d’une VIe République. Mais encore une fois, il n’appartient à nul parti, nulle personnalité providentielle, nul théoricien, de décider ce contenu. Celui-ci ne correspondra aux besoins de l’époque que si, comme l’Afrique du sud en a montré la possibilité, c’est l’ensemble des citoyens qui est sollicité : ateliers d’écritures, propositions, amendements, débats et dossiers dans tous les médias, réunions multiformes initiées par tous les acteurs de la vie publique, interventions de tous les spécialistes. Processus pluriel de rédaction d’une Charte des citoyens, vote par référendum enfin… Les idées ne manqueraient pas et les inventions politiques surprendraient par leur créativité les théoriciens les plus audacieux, comme toujours dans les périodes historiques où le peuple lui-même s’empare de son destin.

Aucun gouvernement n’a intérêt à initier un tel processus, parce que dans la logique sociale dominante les intérêts financiers passent avant toute autre considération. Bien des grands faiseurs de discours sur la démocratie traiteront cette démarche d’utopie pour intellectuels hors du réel, de tentation populiste dangereuse, d’ouverture sur les pires errements du peuple ignorant. Comme si l’actuel système ne développait pas le populisme le plus grimaçant. Comme si les « élites », issues des écoles cyniquement consacrées à former ceux qui dirigeront les citoyens contre leur volonté, n’avaient pas amplement prouvé leur attachement aveugle à une logique financière destructrice de tout ce qui définit et la démocratie et la république.

Restons-en donc aux idées fondamentales, qu’une fois encore Rousseau avait définitivement établies : c’est en exerçant activement toutes ses responsabilités citoyennes qu’un peuple développe en lui-même ses capacités à se gouverner et à se prémunir contre la décadence, et c’est en obéissant aux règles qu’il s’est lui-même prescrites qu’il peut à la fois ordonner sa vie collective et conserver entière sa liberté. Soit on refuse ces principes essentiels de toute conception démocratique et l’on admet qu’il faut en finir avec la démocratie elle-même, soit on se réclame de la démocratie et alors on met toutes ses œuvres à en réinventer les formes institutionnelles et les pratiques quotidiennes.

Encore faut-il sincèrement reconnaître les vertus de la démocratie, ce qui paraît tout sauf évident de nos jours, aussi bien parmi les responsables politiques que dans le peuple lui-même.


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