De New-York à Berlin... Big Business avec Hitler

mercredi 17 mai 2023.
Source : Sélection 11
 

Interview de Jacques Pauwels à l’occasion de la parution de Big Business avec Hitler

Pierre Jassogne : Quelles étaient les raisons qui ont poussé les industriels, notamment américains, à conclure des affaires avec Hitler et à en faire leur « homme fort » ? Quelles ont été les stratégies convenues entre les industriels et le régime nazi ?

Jacques Pauwels : Parlons d’abord des industriels et des banquiers allemands. Après avoir suivi Hitler et l’avoir soutenu financièrement depuis ses débuts, et non sans avoir envisagé d’autres options, ce sont eux qui ont vu en lui « l’homme fort » dont ils pensaient avoir besoin pour résoudre à leur façon la grande crise économique des années trente. Ce sont eux qui, avec d’autres « piliers » de l’élite allemande, tels que les grands propriétaires terriens, ont rendu possible l’accession d’Hitler au pouvoir il y a exactement 80 ans, en 1933. Résoudre à leur façon la grande crise économique, cela voulait dire empêcher que ne se réalisent d’autres scénarios nettement moins attractifs du point de vue du big business allemand, en premier lieu une victoire électorale des socialistes ou des communistes. Deuxièmement, ils espéraient que le gouvernement ferait redémarrer l’économie allemande par un programme d’armement, en dépit du fait que cela allait fort probablement mener à une nouvelle grande guerre comme celle de 14-18. Ils savaient très bien que, pour éliminer la « menace » de la gauche ainsi que pour réarmer le pays, ils pouvaient compter sur Hitler. Une stratégie « convenue » dans le sens formel du mot n’était pas nécessaire. Hitler savait très bien ce que les industriels attendaient de lui, et les industriels savaient ce qu’ils pouvaient attendre d’Hitler. Quant aux industriels et banquiers américains, ils n’ont pas, comme leurs homologues allemands, joué un rôle important dans l’accession d’Hitler au pouvoir. Cependant, certains d’entre eux, par exemple Henry Ford, avaient déjà soutenu financièrement le futur dictateur allemand dès les années 20. Mais après 1933, les filiales allemandes de nombreuses grandes entreprises américaines ont produit du matériel de guerre pour Hitler, et elles y ont gagné beaucoup d’argent. De plus, les grands trusts pétroliers américains ont livré à Hitler le carburant dont ses chars et ses avions auraient besoin pour foncer vers Varsovie, Bruxelles, Paris, etc. Une grande partie de ces chars et avions fut d’ailleurs produite dans des filiales américaines telles que la Ford-Werke à Cologne et l’usine Opel à Rüsselsheim, propriété de la General Motors. Sans aide américaine, Hitler n’aurait pas pu faire sa « guerre éclair », si victorieuse en 1939 et 1940 ; sans Hitler, les grandes entreprises américaines n’auraient pas pu gagner autant d’argent en Allemagne durant les années 30 et au début de la guerre ! Par conséquent, les grands hommes d’affaires étasuniens adoraient Hitler. Ceci explique pourquoi, en juin 40, ils étaient tous présents, ravis et fiers, quand le consul allemand à New York a fêté les victoires de son pays au cours d’un dîner à l’hôtel Waldorf-Astoria.

Quelles étaient les relations d’Hitler avec ces industriels ? Était-ce purement un pacte économique ou y avait-il d’autres intérêts politiques ou idéologiques ?

JP : J’ai déjà parlé des problèmes économiques et des opportunités qui ont engendré la collaboration mutuellement avantageuse entre Hitler et les industriels américains aussi bien qu’allemands. Considérons maintenant les idées, l’idéologie. En réalité beaucoup d’industriels allemands et américains (pas tous) partageaient la vision du monde d’Hitler et des nazis en général — y compris l’antisémitisme. Henry Ford, par exemple, était un des apôtres du mythe du « judéobolchevisme », mythe selon lequel le marxisme en général, et le communisme (ou « bolchevisme ») en particulier, se résumait à un complot juif, visant la destruction de la « race aryenne » — terme nazi, dont l’équivalent américain, nettement moins connu, était « race nordique ». Déjà en 1921, Ford avait écrit un pamphlet rabâchant ce genre d’idées à la fois antisémites et antimarxistes, et la traduction allemande de cet ouvrage avait exercé une très grande influence sur Hitler. Pour Ford aussi bien qu’Hitler, les bolcheviques étaient tous des Juifs, et l’Union Soviétique n’était rien d’autre que « la Russie sous domination juive ». Hitler et les industriels allemands et internationaux partageaient donc un antisoviétisme passionné. Le Führer rêvait de détruire l’Union soviétique, et les industriels l’encourageront et l’aideront en effet à tenter de le faire. Le pamphlet antisémite de Ford impressionnait aussi Arthur Rosenberg, qui était, après Hitler lui-même, le théoricien le plus connu de l’idéologie nazie. Parlant d’idéologie, saviez-vous qu’un des mots-clefs, tristement célèbre, de l’idéologie raciste des nazis — Untermenschen — « sous-hommes », est d’inspiration américaine ? Il s’agit de la traduction directe du terme « under men », inventé par Lothrop Stoddard, père de la théorie américaine de la supériorité de la race blanche, la white supremacy ou « suprématie blanche », dont les adeptes sont toujours très nombreux aux États-Unis. Les nazis adoptèrent avidement non seulement cette théorie, mais aussi sa terminologie.

En Belgique, qui étaient les industriels qui ont conclu des affaires avec le régime nazi ? Quelles ont été les affaires conclues chez nous ? Quels étaient les intérêts des industriels belges à conclure avec Hitler ?

JP : Dans mon livre je me concentre sur le big business allemand et américain, et je ne parle que très brièvement de la relation entre big business et fascisme dans d’autres pays comme la France, la Suisse ou la Belgique. En ce qui concerne la Belgique, j’ai consulté des auteurs qui se sont penchés sur cette problématique, par exemple l’historien américain John Gillingham et le chercheur belge Dirk Luyten. J’ai appris ainsi qu’en Belgique également, les industriels et banquiers, ou du moins beaucoup d’entre eux, sympathisèrent avec les mouvements fascistes du pays et admiraient Hitler. Ils ont aussi soutenu ces mouvements financièrement et firent des affaires juteuses avec l’Allemagne nazie, notamment en livrant du matériel de guerre. Ils ont par ailleurs aussi profité de l’occupation allemande pour faire naître un « ordre nouveau » fasciste, c’est-à-dire pour remodeler l’économie belge à l’image de l’Allemagne nazie qui, selon l’influent banquier belge Alexandre Galopin, était « le meilleur de tous les systèmes » !

Les stratégies communes de Hitler et des industriels à l’époque sont-elles toujours mises en œuvre lors de récents conflits ? Pensons à l’Irak, à la Libye ou au Mali…

JP : Du point de vue des industriels et des banquiers et de leurs lobbies, très influents et même dominants dans les grands pays industrialisés, les guerres — soit défensives soit offensives, qu’importe ! — devaient servir à conquérir ou sauvegarder des marchés, des débouchés, des sources de matières premières importantes et souvent rares telles que le pétrole, ainsi qu’à faciliter l’accès à un réservoir de main-d’œuvre bon marché. C’est ce que le big business allemand chercha à réaliser par une deuxième « grande guerre », dont ils confièrent l’organisation à Hitler. Cette guerre devait faire naître un « grand espace économique » (Grossraumwirtschaft), c’est-à-dire une gigantesque zone d’influence économique allemande s’étendant de l’Atlantique à l’Oural. Les industriels allemands convoitaient en premier lieu les richesses minérales de l’Union soviétique, y compris le pétrole du Caucase, ainsi que les services ridiculement bon marché de millions de « sous-hommes » slaves qui pourraient travailler dans leurs usines. L’accès à des matières premières, à des marchés et à de la main-d’œuvre bon marché, c’est également ce que le big business américain, partenaire mais en même temps grand concurrent du big business allemand, a cherché à réaliser — avec nettement plus de succès ! — par son intervention dans la Deuxième Guerre mondiale. Ce même besoin de mettre la main sur des marchés et des sources de matières premières telles que le pétrole, l’uranium et les diamants — ou simplement de les sauvegarder — explique aussi les opérations militaires de style néocolonial, y compris des guerres ouvertes et clandestines, dont nous avons été récemment témoins. Je ne crois pas du tout aux déclarations officielles offertes par nos chers leaders à Washington, Paris, Bruxelles, etc. pour expliquer et justifier les guerres en Irak, en Afghanistan, en Libye, en Syrie et au Mali. Comme Jean Bricmont l’a si bien expliqué dans son livre Impérialisme humanitaire, il ne s’agit en réalité ni de combattre le terrorisme, ni de promouvoir l’émancipation des femmes, ni de poursuivre quelque but humanitaire que ce soit.

Vous êtes historien, et votre manière de faire l’histoire sort des sentiers battus. Vous remettez en cause l’imaginaire traditionnel de la Seconde Guerre mondiale, largement répandu, celui d’un mythe américain, presque hollywoodien, comme s’il s’agissait d’une « bonne guerre ». Pourquoi avoir décidé de rompre avec ce discours majoritaire ? comment en êtes-vous arrivé là ? Quelles sont vos conclusions à ce sujet ?

JP : Au sujet de la Deuxième Guerre mondiale, j’ai commencé par avaler tout ce que mes professeurs nous ont appris, tout ce que les médias ont essayé de nous faire croire, tout ce que les productions hollywoodiennes telles que Le jour le plus long ou, plus récemment, Il faut sauver le soldat Ryan, ont suggéré. À savoir que les Américains, grands champions de la liberté et de la démocratie, sont venus combattre la dictature hitlérienne et le fascisme en général par idéalisme pur et simple, qu’ils nous ont libérés sans s’attendre à aucune récompense et qu’ils ont gagné la guerre pratiquement à eux seuls. Ce n’est que très graduellement, en faisant des études avancées de l’histoire du 20e siècle, que j’ai commencé à me rendre compte que ce scénario est rempli de contradictions, d’anomalies. Par exemple, pourquoi les États-Unis ont-ils attendu jusqu’en décembre 1941 pour entrer en guerre ? Et pourquoi, après la défaite de l’Allemagne nazie en 1945, n’ont-ils pas parachevé ce qu’ils aimaient appeler leur « croisade » contre le fascisme avec l’élimination du système fasciste de Franco en Espagne, ce qui aurait pourtant été une tâche facile ? J’ai commencé à me poser ce genre de questions en étudiant l’histoire, y compris l’histoire américaine, ici au Canada, où l’on porte sur les États-Unis un regard non pas hostile, mais nettement plus critique qu’on ne le fait en Europe. Cela est sans doute dû au fait que les Canadiens ne sont pas accablés, comme les Belges, Français, etc., par le poids psychologique d’avoir été libérés par les Américains, et n’éprouvent donc pas le besoin de fermer les yeux sur les imperfections, petites et grandes, de ces derniers. En tout cas, c’est en adoptant une attitude critique et par conséquent non conformiste, que j’ai commencé à me rendre compte que, pendant la Deuxième Guerre mondiale comme dans les autres guerres qu’ils ont faites auparavant et par la suite, les Américains étaient loin d’être indifférents au potentiel économique des pays qu’ils ont libérés en combattant le nazisme allemand et le militarisme japonais.

Vous êtes belge, mais enseignez au Canada. Quel est votre parcours personnel ?

JP : Je suis né à Gand et j’ai passé ma jeunesse dans la Flandre profonde, exactement à mi-chemin entre les tours de Bruges et Gand. Cependant, après mes études d’histoire à l’université de Gand, j’avais envie d’échanger les beffrois, les canaux et le ciel gris du « plat pays » de Jacques Brel pour des horizons plus lointains, du moins pour quelque temps, et c’est ainsi que je suis arrivé au Canada dans la province de l’Ontario. Si plus de quarante ans plus tard j’y suis encore, c’est la faute des études doctorales que j’ai décidé d’entreprendre à Toronto. Elles m’ont pris plus de temps que prévu et entre-temps mes deux enfants sont nés ici, me faisant « pousser des racines » dans ce pays. Mais plus tard ma fille est partie faire des études en Europe et… s’est mariée en Belgique — et elle s’est installée à Bruxelles ! Dans mes études je me suis concentré sur l’histoire contemporaine de l’Allemagne, surtout celle du 20e siècle avec le Troisième Reich d’Hitler et les deux guerres mondiales, et j’ai enseigné cette matière dans plusieurs universités ontariennes. Mais depuis quelques années je n’enseigne plus, ce qui m’a permis d’écrire plus de livres, et de faire des voyages un peu partout dans le monde — y compris dans ce petit pays étrange mais sympathique qu’est la Belgique.

[164] Jacques Pauwels, Big business avec Hitler, Aden, 2013 (traduit du néerlandais, Big Business met Nazi-Duitsland, EPO, 2009).

http://www.marx.be/fr/content/jacqu...


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