En Belgique, des collectifs anti-austérité nombreux réclament « tout autre chose »

dimanche 4 janvier 2015.
 

Ils veulent peser dans le débat public pour faire émerger des « alternatives » à la politique d’austérité du nouveau gouvernement belge. Portés par des figures du monde associatif, universitaire et culturel, deux collectifs citoyens viennent de se lancer coup sur coup. « Le cœur, pas la rigueur », entonnent-ils, sur fond de blocage politique dans le royaume.

Manifestations monstres, grèves tournantes dans les provinces, grève générale le 15 décembre… La Belgique traverse une période de turbulences sociales depuis le début de l’automne, qui tranche avec cette pratique du « compromis politique » dont le royaume s’était fait une spécialité. Tout le monde est suspendu à l’issue incertaine du bras de fer entre le gouvernement de droite de Charles Michel, convaincu qu’« il n’y a pas d’alternative », et des syndicats qui, à la surprise quasi générale, font front commun pour dénoncer les mesures de rigueur.

En cette fin d’année, le blocage s’est durci. Mais d’autres acteurs cherchent à bousculer les règles du jeu. Deux collectifs citoyens anti-austérité, en Flandre d’abord, en Wallonie et à Bruxelles ensuite, ont surgi. À peine apparus, ils ont séduit des milliers de Belges, déjà fatigués par les discours officiels des partis au pouvoir. Leurs appels respectifs, qui misent sur les vertus de l’éducation populaire pour élever le débat, tournent sur les réseaux sociaux.

« Cela fait des années que l’on nous dit qu’il n’y a pas d’alternatives, comme si l’on jouait dans une tragédie grecque, où les dieux ont décidé de ce qu’on devait faire, que notre destin est tracé, que l’on n’y échappera pas. Nous, nous disons que c’est avant tout une affaire de choix politique, qu’il y a de la place pour le débat et la réflexion », avance Wouter Hillaert, un journaliste culturel de 36 ans, à l’origine du lancement de Hart Boven Hard (« Le cœur, pas la rigueur »).

Côté francophone, l’esprit est à peu près identique :

« J’ai 26 ans et je n’avais jamais connu, jusqu’alors, de front commun syndical dans mon pays. C’est la première fois que je vois un tel clivage se dessiner aussi clairement, avec des forces qui ne parviennent pas à se neutraliser, comme c’est souvent arrivé avec des gouvernements précédents. Avec "Tout autre chose", nous voulons travailler un troisième espace, aux côtés des partis et des syndicats, pour mettre un coup de projecteur sur les alternatives », assure David Murgia, un comédien belge de premier plan, devenu l’un des porte-parole de Tout autre chose.

Les Flamands de Hart Boven Hard se sont lancés au grand jour le 22 septembre, date de la présentation de la « feuille de route » du nouveau gouvernement régional flamand (dirigé par les indépendantistes de la N-VA, en coalition avec d’autres formations de droite). Ce jour-là, ils ont publié, dans le quotidien De Morgen, un texte alternatif à l’accord de coalition. Le soir même, des débats citoyens faisaient salle comble, dans trois capitales, Anvers, Gand et Bruxelles. Aujourd’hui, la pétition compte sur le soutien de plus de 1 300 structures et associations, qui forment le gros du Middenveld, cette société civile flamande très structurée et influente.

« L’austérité aggrave la crise, plutôt que de la résorber. Va-t-on copier en Belgique ce même modèle, qui ne marche pas ? Non, nous ne paierons pas », prévient l’appel flamand, qui a également été signé, à titre individuel, par plus de 15000 citoyens. Parmi les signataires, on trouve aussi bien des grands noms de la culture belge (le metteur en scène Guy Cassiers, l’écrivain Tom Lanoye, le performeur Benjamin Verdonck, le comédien et metteur en scène Josse de Pauw, le patron de l’Opéra de Bruxelles, Peter de Caluwe) et des représentants de syndicats (les chrétiens d’ACV, les socialistes d’ABVV, etc.). Mais aussi, et c’est plus surprenant, tout un réseau de collectifs chrétiens-démocrates, proches du CD&V (le grand parti chrétien-démocrate flamand, au pouvoir au niveau régional et fédéral), qui ont décidé de « se rebeller » contre leur parti de toujours.

Au nord comme au sud de ce pays de 11 millions d’habitants, le milieu culturel joue un rôle clé dans cette dynamique. Celui-ci s’était déjà fait entendre en octobre, au moment des premières annonces des coupes massives dans les budgets alloués à la culture au niveau fédéral. « Depuis plusieurs années, nous avons pris l’habitude de nous mobiliser pour défendre le milieu de la culture contre les coupes budgétaires. Mais c’est devenu contre-productif. L’idée, ici, est d’envoyer un message plus large, qui dépasse notre simple pré carré culturel, parce que d’autres secteurs sont confrontés aux mêmes problèmes que nous », précise Wouter Hillaert, qui se donne pour objectif de « faire le lien », « relayer des idées », d’un secteur à l’autre.

Avec un logo quasi identique, Tout autre chose a emboîté le pas de Hart Boven Hard, pour surgir en décembre, à la veille de la grève générale du 15 : « Nous croyons qu’il ne suffit pas de résister, de défendre les acquis, de préserver un modèle de société essoufflé. Que c’est d’un vrai débat démocratique que surgiront les alternatives. Qu’il faut bâtir tout autre chose », lit-on dans l’appel francophone. Parmi les signataires initiaux, on trouve là encore des figures du monde de la culture (les réalisateurs Jaco Van Dormael et Jorge Leon, le comédien habitué des frères Dardenne Fabrizio Rongione, etc.), des universitaires respectés (l’économiste Paul Jorion, la philosophe Isabelle Stengers, le juriste Olivier de Schutter, etc.), et enfin des acteurs du secteur social et patrons d’ONG.

« Il y a une prise de conscience collective de la situation absurde dans laquelle nous sommes : non seulement on subit l’austérité, mais en plus cette soi-disant solution nous enfonce encore plus », juge l’activiste Arnaud Zacharie, l’un des animateurs du collectif francophone, à la tête de l’ONG CNCD - 11.11.11. Il plaide pour une réforme fiscale d’envergure et la lutte contre l’évasion fiscale, pour retrouver des marges de manœuvre budgétaire. Le collectif flamand, lui, défend l’introduction d’un impôt sur la fortune, qui n’existe pas en Belgique.

Officiellement, il n’est pas question, ni pour Hart Boven Hard, ni pour Tout autre chose, de se substituer aux syndicats ou partis déjà existants. Encore moins d’accéder, un jour, au pouvoir. Tout au plus acceptent - ils de se reconnaître sous l’étiquette de « progressistes », préférant éviter de se positionner sur l’échiquier traditionnel gauche-droite, qu’ils jugent réducteur. « L’un des enjeux, c’est de déconstruire le langage dominant, avance David Murgia. Il y a par exemple une phrase qui revient en boucle dans le débat public, ces jours-ci. L’espérance de vie augmente, donc on peut travailler plus longtemps. Mais qu’est-ce que cela veut dire, cette phrase ? Qu’est-ce qu’on essaie de nous faire croire ? Est-ce qu’on peut s’y prendre autrement ? Voilà notre travail… »

« On ne va pas faire un parti, on ne se présente pas à des élections, mais on veut être la mouche du coche (…), l’espiègle, l’empêcheur de toucher en rond, pour ceux qui sont là, qui ont fait carrière dans la paralysie des décisions à prendre », s’enthousiasme de son côté, sur son blog, Paul Jorion. L’objectif est de peser dans le débat, pour en finir avec les certitudes de la pensée économique dominante. Et tous jurent qu’ils n’ont rien à voir avec les socialistes du PS-SPA ou les militants du PTB-PVDA (gauche radicale), des formations dans l’opposition au fédéral qui ont tout intérêt à encourager la contestation. « On ne veut pas marcher sur les plates-bandes des autres, on ne veut pas réinventer la roue non plus, on veut fédérer ce qui existe, au-delà du front syndical », tranche Arnaud Zacharie.

Au pays du G1000, imaginé par l’historien David Van Reybrouck, qui réhabilitait le tirage au sort, certains n’ont pas manqué de rapprocher le surgissement de ces collectifs anti-austérité des mouvements Occupy aux États-Unis ou des Indignés en Espagne. La comparaison, à ce stade, semble fragile. Notamment parce que les deux groupes belges n’excluent pas de travailler avec les partis politiques et les syndicats déjà en place. « Les syndicats sont utiles et indispensables, les partis aussi. Mais nous assistons à une telle défaite des idéaux, que l’on doit voir, nous citoyens, comment se réapproprier les choses », résume David Murgia. Certains seront sans doute, à ce stade, déçus par le flou de quelques-unes des revendications. L’initiative peine parfois à dépasser le catalogue de bonnes intentions. Mais la dynamique est lancée. « L’équilibre n’est pas facile à trouver, entre la nécessité de préciser nos revendications, et l’envie, aussi, de faire tenir tout le monde ensemble. Si l’on se fait trop précis, nous allons nous transformer en parti politique. Nous fonctionnons donc comme un parapluie, qui accueille les propositions des uns et des autres, et les renforce. Nous voulons élargir le débat : quelle société voulons- nous ensemble ? », explique Wouter Hillaert. Des antennes des deux collectifs sont en train de voir le jour dans des dizaines de villes belges. Les deux mouvements préparent une « parade nationale », le 29 mars 2015 à Bruxelles.

par Ludovic Lamant


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