Charlie Hebdo : le rassemblement place de la République vu du coeur

dimanche 11 janvier 2015.
 

par Antoine Léaument

Hier, comme des dizaine de milliers de Français (mais aussi, comme des dizaines de milliers d’étrangers partout à travers le monde), je me suis rendu à un rassemblement spontané suite à l’attentat perpetré à Charlie Hebdo. Il est difficile d’écrire sur le sujet : la crainte est là de dire un mot de trop, d’écrire quelque chose de bizarre, qui ne passe pas, qui choque, etc. Mais tout le temps où j’étais place de la République à Paris, j’ai ressenti beaucoup d’émotions et je me disais : « il faut les communiquer ». Ou, plus exactement : « il faut donner à d’autres la possibilité de les ressentir ». Parce qu’au milieu de la longue et froide nuit qu’a été cette journée, la lumière a fini par être rallumée et la chaleur a commencé à revenir. Alors je veux donner, si c’est possible, un petit bout de cette chaleur et de cette lumière…

Il y avait déjà énormément de monde quand je suis arrivé, vers 18h00. La foule était par endroits très compacte, et l’on ne pouvait alors avancer qu’en jouant des coudes. Tout le monde était tourné vers la statue représentant la République, comme si c’était là qu’il devait se passer quelque chose. Personne ne savait trop quoi, mais tout le monde savait qu’il fallait regarder par là.

Ce qui était le plus frappant, alors, c’était le silence. Un silence glacial. Morbide. Peut-être était-ce une forme de recueillement, d’accord télépathique entre les participants pour faire silence. Mais la sensation était surprenante : il y avait là cette foule immense, compacte, et aucun bruit autre que les quelques voitures qui circulaient encore au loin et les quelques conversations à côté desquelles on passait. C’était comme l’expression sensible de l’abasourdissement collectif. J’ai rejoint mes camarades, eux aussi silencieux. Certains pleuraient. Tous avaient le visage sombre.

Et puis soudain, il a commencé à monter une rumeur. Quelqu’un, au loin, avait pris la parole, près de la statue de la République. Difficile de savoir qui, difficile de savoir ce qu’elle avait dit, mais toujours est-il que des applaudissements se sont levés au milieu du silence. Un coup d’arrêt avait été donné. Il était temps de faire de ce rassemblement non plus celui du recueillement silencieux mais celui de l’affirmation de quelque chose : une force collective ? un sentiment commun ? des valeurs partagées ? Difficile à dire… Toujours est-il que le silence avait été rompu.

J’ai essayé de m’approcher de la source. C’était impossible. La foule était trop compacte. Soudain, alors que je m’étais éloigné des camarades, j’ai entendu le début d’une Marseillaise. Ça prenait les tripes. J’avais envie de chanter. Mais les quelques personnes autour de moi avaient l’air de penser qu’il ne fallait pas faire ça. Ça m’agaçait. J’ai levé mon poing et j’ai chanté en cherchant à revenir vers mes camarades, pour ressentir cette électricité qui parcourt tout le corps quand on chante ensemble dans de grands rassemblements comme celui-ci.

Et puis on a entendu une clameur. Au loin, un homme montait sur la statue de la République. Il portait dans sa main un tissu noir. On ne savait pas ce qu’il allait faire. Il s’est servi de ce tissu pour faire un brassard à la statue représentant la Liberté. La clameur a gagné toute la foule qui était de ce côté-ci de la place. Tout le monde s’est mis à applaudir, à siffler, à exprimer le frisson qui montait du ventre et gagnait le coeur et les yeux. Il n’y avait pas de mots mais tout était dit par ce brassard : le deuil de la nation et l’atteinte à la liberté de la presse. Le brassard nommait tout.

Je me suis avancé dans la foule pour me rapprocher de la statue. On entendait plusieurs slogans, notamment : « Nous sommes Charlie » et « Liberté d’expression ». Et puis, tout à coup, une autre clameur est montée dans la foule. Elle semblait se déplacer. J’ai regardé autour de moi, je cherchais la cause, et puis j’ai vu un groupe de personnes portant au-dessus de leurs têtes des pancartes lumineuses avec chacune une lettre. Mais j’étais dans leur dos, et les pancartes n’étaient lisibles que d’un côté… J’ai entendu les porteurs et porteuses de pancartes se parler entre eux (j’étais alors juste à côté par le plus grand hasard) : « il faut qu’on fasse la chenille dans l’autre sens ». Les voilà qui se remettent en mouvement pour donner à voir le message à ceux qui, comme moi, étaient du mauvais côté. Nouvelle clameur et nouveaux applaudissements de ceux qui découvrent le message. Je suis trop près pour une vue d’ensemble. Je m’éloigne donc un peu. Au début, je ne comprends pas. Je lis : « NOTA FRAID ». Et puis, soudain, je comprends : « Not afraid », « Pas effrayés ». La foule se met à chanter : « Même pas peur ! Même pas peur ! ». On se sent forts. On est là, plusieurs dizaine de milliers, cible facile de n’importe quel fou, mais on n’a pas peur parce qu’à cet instant, on est unis, soudés, solidaires. Quoiqu’il n’y ait autour de nous que des inconnus.

Et puis arrive Voltuan, l’homme aux pancartes. Ça me fait comme une chaleur dans le coeur. Il est de toutes les manifestations, de toutes les luttes. Il vient toujours. Je l’attendais. Ça me rassure de voir qu’il est là, qu’il est venu, qu’il a fait une pancarte. Maintenant, comme toujours, j’attends de voir le message qu’il a écrit. À chaque fois c’est une surprise. Je lis « Nous sommes tous Charlie » puis, au dos, « Liberté de la presse ». En fait, il se trouve qu’il en a fait deux. Je m’en rend compte un peu plus tard et découvre alors un autre message qui me secoue : « A la terreur nous répondons par plus de Démocratie ».

Il monte sur la statue. Tout le monde profite du message. Nouvelle clameur. Soudain, dans la foule, on scande « Liberté d’expression ! ». Spontanément, des gens brandissent des stylos. Ça me prend aux tripes. Je cherche dans mes poches de manteau. Je trouve un stylo que je brandis à mon tour.

Je m’éloigne de la statue de la République pour retrouver mes camarades. Introuvables. Il y a trop de monde. Le téléphone ne passe pas. Je m’éloigne encore. À cet instant, je suis frappé par le monde qu’il y a : la foule est très compacte et il est difficile de sortir ; dans la rue du Faubourg du temple et le boulevard de Magenta vers lequel je me dirige, des gens continuent à se masser. Je réussis à m’éloigner. Le téléphone passe enfin. Les messages affluent. Certains camarades sont rentrés, d’autres non. J’appelle un ami qui me dit qu’il a prévu de venir. Je décide de l’attendre. On se donne un point de rendez-vous.

Soudain, j’entends une nouvelle clameur. Je cherche d’où ça vient et je trouve assez rapidement. Dans le ciel, je vois s’envoler une petite montgolfière équipée d’une bougie. J’essaie de la prendre en photo. Impossible : l’appareil ne parvient pas à faire la mise au point. Une autre clameur monte : une deuxième petite montgolfière est partie. Je réfléchis à un moyen de conserver une trace de ces lumières, qui partent éclairer la nuit du ciel. J’essaie une autre méthode et je me mets à filmer…

Après une bonne demie-heure de galère et de téléphone qui ne passe pas, mon ami et moi finissons par nous trouver. On se dit pourquoi on est là et qu’on est contents de se voir, en dépit des circonstances. On s’enfonce dans la foule. Sur notre chemin, on trouve un cercle formé autour d’une lumière chaude. On s’approche. Sur le sol, il est écrit « Cabu, Charb, Tignous, Wolinski ». Autour, des bougies. Au milieu, des stylos… je ne remarque cela, d’ailleurs, qu’à l’instant où j’écris.

Nous continuons à nous avancer. La foule scande « Fraternité ! Fraternité ! ». Puis on entend : « Pas d’amalgame ! Pas d’amalgame ! ». Le simple fait qu’il faille le dire à cet instant est glaçant. Mais les mots sont là pour rassurer ceux qui sont venus. Un peu plus loin, on tombe sur un coeur de lumière. Dedans, des fleurs, des stylos de nouveau, un numéro de Charlie Hebdo. Chaque « découverte » de ce type (il y en a de nombreuses sur le sol) est un émerveillement, une sensation retrouvée de sérénité, un instant au moins : il y a de l’amour partout ici, partout autour. C’est étrange à décrire, tant cette journée a été celle de la haine la plus froide et la plus absolue.

Nous continuons à marcher. Un dessin attire mon attention. Quoi qu’athée, il me touche. Nombreuses et nombreux sont celles et ceux qui ont dessiné quelque chose pour répondre à l’horreur par la poésie.

D’autres ont imprimé les dessins des assassinés en grand format. Dont celui qui suit, prémonitoire, a beaucoup circulé sur internet. Il s’agit du dernier dessin de Charb. Le voir en grand format, d’un coup, au milieu de la foule, ça m’a fait comme une flèche dans le coeur.

Le froid nous gagne, mon ami et moi. On décide de s’en aller. Alors qu’on contourne la statue de la République, une immense clameur, suivie d’applaudissements, monte dans la foule. Nous comprenons vite d’où cela vient ; sur la statue elle-même est projeté un texte : « Nous sommes Charlie ». Impressionnant…

Au final, on a ressenti dans tout ça une force incroyable. Je le dis tel que nous l’avons perçu : cette force, c’était le peuple français rassemblé autour de la République et de sa devise : Liberté, Égalité, Fraternité. Trois mots qui avaient un sens tout à fait particulier ce soir-là : Liberté d’expression, Égalité entre tous les Français, Fraternité à l’heure où des fous veulent que nous nous entretuions.

J’espère que cet article vous aura permis de sentir un peu de la chaleur humaine de ce 7 janvier : au milieu du froid, elle m’a donné de l’espoir et de la confiance en notre peuple, si durement touché hier. Je souhaite qu’un peu de cette chaleur, de cet espoir et de cette confiance que j’ai ressentis aient pu ainsi arriver jusqu’à vous…


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