Le département de 1789 à aujourd’hui, de la République au libéralisme

mercredi 11 février 2015.
 

En organisant, par la loi NOTRe (Nouvelle Organisation Territoriale de la République), la mise en liquidation des départements, le duo Hollande/ Valls s’attaque (une fois de plus) à l’héritage révolutionnaire. Le département, en effet, est une des premières grandes inventions politiques de la Révolution française, conçu à la fin de l’année 1789 et dans les premiers mois de 1790.

1789 1790 Création des départements, districts et cantons

Un « partage égal, fraternel » du territoire

Parler d’ « invention », ici, n’est pas exagéré. Car les révolutionnaires, en mettant sur pied cette nouvelle circonscription, ne se contentent pas d’aménager l’existant. L’existant, pour ces hommes de 1789, c’est la marqueterie territoriale de l’Ancien Régime : un effarant patchwork de divisions administratives hétérogènes. D’un territoire à l’autre, les règles diffèrent. Ce désordre hérité, aussi inégalitaire qu’arbitraire, a été critiqué, tout au long du XVIIIe siècle, par les réformateurs et les philosophes. Il ne convient plus à un pays où l’on vient de proclamer la fin des privilèges et l’égalité des hommes devant la loi.

Les révolutionnaires entendent donc refonder l’espace national, en créant des circonscriptions où chaque citoyen sera confronté aux mêmes règles et aux mêmes institutions. Pour Sieyès, il faut que « la France puisse former un seul tout, soumis uniformément, dans toutes ses parties, à une législation et à une administration commune ». Et pour son collègue le député Thouret, président du comité chargé d’élaborer un premier projet, cette uniformisation passe par « une nouvelle organisation territoriale par espaces égaux ». On envisage donc dans un premier temps le découpage géométrique du territoire en 81 divisions carrées de 18 lieues sur 18, elles-mêmes composées de 9 « cantons » carrés, découpés à leur tour en 9 « communes ».

Pendant les quelques semaines que dure l’élaboration du projet, les concepteurs du département doivent lutter pied à pied contre les objections des « provincialistes ». Ces derniers, attachés à l’ordre établi, appellent à respecter les traditions et les spécificités héritées du passé. Ils font valoir l’enracinement des sujets, l’attachement aux vieilles provinces, l’intérêt de telle ou telle cité, la solidarité « naturelle » entre tel et tel territoire…

Certaines critiques sont entendues. Les députés adaptent et assouplissent le projet, notamment pour tenir compte de l’inégale répartition des villes et de la population. Thouret lui-même reconnaît qu’« il n’est pas question de faire de la surface du royaume un échiquier ». Mais sur l’essentiel, les promoteurs du département ne cèdent pas. Jugeant qu’il serait « indigne » de mettre des intérêts locaux et « des affections provinciales » en balance avec l’intérêt national, Thouret réaffirme « l’idée de partage égal, fraternel » du territoire. Le principe d’égalité l’emporte, et trouve sa traduction géographique : le 15 janvier 1790, la Constituante établit 83 départements, de dimensions comparables, dotés des mêmes institutions.

« Rapprocher l’administration des administrés »

En même temps qu’elle obéit au principe d’égalité, la création du département répond à un besoin de proximité. C’était une exigence du peuple : les cahiers de doléances demandaient au souverain de « rapprocher l’administration des administrés », « pour éviter au peuple les transports coûteux et lui procurer une prompte justice ». Les députés s’efforcent de répondre à ce vœu : au moment de découper le territoire, ils veillent à ne pas créer de trop vastes circonscriptions, pour que chaque citoyen puisse se rendre au chef-lieu et en revenir en une journée de cheval. Il faut, dans l’esprit des révolutionnaires, que les institutions communes soient accessibles et tangibles, et les autorités point trop éloignées.

Ce principe de proximité va certes connaître des avanies. Les régimes autoritaires du XIXe siècle confisquent et verrouillent l’échelon départemental. Mais, avec le retour de la République, et l’élection du conseil général au suffrage universel, le département redevient progressivement un échelon où les citoyens s’expriment et décident. Les lois de décentralisation de 1982, en étendant la compétence des conseils généraux et en les libérant de la tutelle préfectorale, couronnent cette évolution, et donnent un contenu démocratique fort au principe de proximité formulé sous la Révolution.

Retour à l’Ancien Régime ?

On l’a compris : le département n’est pas une vulgaire concrétion bureaucratique. Dès sa naissance sous la Révolution, c’est la forme d’une idée, la traduction géographique et institutionnelle de certains principes essentiels : égalité, unité, proximité. La liquidation du département ne relève donc pas, comme on veut nous le faire croire, d’une simple adaptation technique. C’est un choix politique, rien de moins que l’abandon des principes fondateurs.

La loi NOTRe contredit d’abord le principe de proximité. L’échelon démocratique départemental va être, selon les mots du ministre en charge du dossier, « dévitalisé ». La plupart de ses compétences seront transférées à des exécutifs régionaux régnant sur des super-régions de plusieurs millions d’habitants. En éloignant ainsi les lieux de décision, le gouvernement distend le lien entre les administrés et leurs représentants, il défait un dialogue démocratique qui s’était noué au fil du temps.

Les principes d’égalité et d’unité, eux aussi, sont attaqués. En dotant l’échelon régional de compétences réglementaires étendues en matière de développement économique, de logement, d’urbanisme, de transports ou d’environnement, la réforme renforce les régions au détriment de l’Etat, et autorise ces nouvelles provinces à prendre des chemins de plus en plus divergents. La différenciation des régions est même souhaitée, puisque le projet de loi se place explicitement dans une logique de compétition. Tant mieux, donc, si le moins-disant réglementaire permet à une région d’en concurrencer une autre, avant d’être à son tour supplantée par une troisième !

La différenciation des territoires pourrait aller plus loin encore, si les régions se voyaient reconnaître le pouvoir de proposition ou d’adaptation législative que le projet de loi envisage de leur accorder.

Concéder à des élus locaux le droit de faire la loi, c’est contredire l’idée républicaine selon laquelle la loi est faite pour tous, en considération de l’intérêt général. C’est reconnaître que les Français, d’une région à l’autre, n’ont pas besoin de la même loi. Et c’est glisser vers ce modèle fédéral « à l’allemande » qui fascine tant nos gouvernants.

Le processus est lancé. En abandonnant le cadre départemental au profit d’ensembles à géométrie variable (super-régions ou métropoles), dotés de compétences à la carte et de règles différenciées, le duo Hollande-Valls prétend « moderniser » la France. Il la ramène en fait plus de deux siècles en arrière, au modèle territorial de l’Ancien Régime, à ce « corps politique disloqué » dont Thouret et les hommes de 1789 ne voulaient plus.

Antoine Prat


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