Je rentre de Tunis. Le nouveau gouvernement vient d’être installé

mercredi 11 février 2015.
 

Ici il s’agissait pour moi d’être aux côtés de mes amis dans un moment bien particulier, celui de la commémoration de l’assassinat de Chokri Belaïd, dirigeant national progressiste tunisien il y à peine deux ans en pleine révolution tunisienne, quand le parti religieux était le plus menaçant. Cet évènement fut suivi six mois plus tard par l’assassinat de Mohamed Brahmi.

Il fait un froid de loup à Tunis et je crois qu’il en va de même dans tout le Maghreb. Ce déplacement n’était pas placé au mieux pour moi. La semaine passée, j’étais à Madrid. Et cette semaine j’ai une session au Parlement de Strasbourg extrêmement dense. Je dois notamment rencontrer le président de la Commission des affaires étrangères de la Douma russe. Puis j’enregistre une émission avec Pablo Iglésias. En trois semaines, j’aurai passé bien peu de temps chez moi. À présent cela me pèse parfois davantage que dans le passé. Mais je considère que cela fait partie du mandat qui m’a été confié par ceux qui m’ont élu député. Ceux-là savaient que je ne serai jamais un député « comme les autres » et je n’exprime aucun mépris pour les autres dans cette formule. Ensuite, c’est aussi ma façon de continuer à porter le drapeau que j’ai reçu des quatre millions d’électeurs de notre Front en 2012. C’est d’ailleurs comme ça que ceux qui m’invitent me considèrent. Ce n’est pas ma personne qui est en scène mais ce que ce vote a voulu proclamer. Je tâche d’être à la hauteur. Que vaudrions-nous si j’avais disparu ou si je m’étais juste enrobé dans la pancarte de mon seul parti ? Mais il est vrai que c’est pesant, sur un plan personnel. De plus, l’air climatisé partout m’afflige d’une sinusite quasi permanente. Quoi qu’il en soit, le calendrier et le devoir commandent.

Ici il s’agissait pour moi d’être aux côtés de mes amis dans un moment bien particulier, celui de la commémoration de l’assassinat de Chokri Belaïd, dirigeant national progressiste tunisien il y à peine deux ans en pleine révolution tunisienne, quand le parti religieux était le plus menaçant. Cet évènement fut suivi six mois plus tard par l’assassinat de Mohamed Brahmi. Il aura été un paroxysme dans une situation alors extrêmement dangereuse. Allait-on basculer dans la guerre civile comme c’était sans doute le plan des assassins ? Dans les heures qui suivirent tout reposa sur le sang-froid et la lucidité politique des femmes et des hommes de qui tout dépendait. Mais d’abord de Basma Khalfaoui, l’épouse de Chokri. Elle n’appela pas à la vengeance mais à la justice. Basma est une avocate, et une intellectuelle militante. A l’heure d’enterrer son mari, Basma lança dans le cimetière des youyous stridents et son cri, que l’on aura pu entendre de si loin, est resté à lui tout seul comme le plus puissant discours contre les assassins. C’était le signal d’une ligne de résistance morale absolue. Ni la mort des êtres chers, ni la peur pour soi-même ou ses proches ne viendraient à bout de la volonté des acteurs de la révolution citoyenne. Deux ans après, Basma anime une fondation contre la violence politique. Je voulais être à ses côtés et avec les siens le jour de cet anniversaire. L’action politique est aussi faite de fidélité aux personnes et à leurs parcours quand ils s’enchevêtrent de cette façon totale avec leur engagement militant. Tout le reste de mon séjour a été construit autour de l’évènement qu’était le rassemblement sur le lieu du crime.

J’ai longuement rencontré Hama Hammami le candidat du Front populaire à l’élection présidentielle et secrétaire général du Front populaire. A présent, le Front populaire est constitué en opposition de gauche à l’assemblée, sans hésitation, ni aucune de ces étapes incompréhensibles que nous avons dû subir en France. Dès lors, la Constitution prévoit que ses députés président la commission des finances et celle des affaires étrangères ! Une fois de plus, la question posée est celle de l’indépendance de notre position politique et donc du recours que nous pouvons être pour la société toute entière. Evidemment, cela ne suffit pas à faire une stratégie. Mais c’en est le point de départ. Du reste, Hama Hammami, Riad Ben Fadhel, son directeur de campagne et moi nous étions concentrés sur un autre point. Celui des stratégies différentes appliquées par Syriza et Podemos. La transversalité sociale, la conquête des hégémonies culturelles, toutes les questions stratégiques du moment étaient sur la table. Chemin faisant, on s’amusa de penser à ce que sont devenus en face de nous les pauvres politiciens de la gauche officielle qui raisonnent en termes de pur marketing politique… Il n’y a pas de conclusion globale à cette discussion, en tous cas aujourd’hui, à cette heure. Il faut encore apprendre et se parler pour dégager des axes stables de travail. Et il faut surtout que les évènements tranchent autant que possible. En tous cas mes repères restent dans le mouvement de la société et non dans l’état des discussions entre les partis et en leur sein. Non par mépris pour ceux-ci mais pour rester capable de contribuer utilement.

Un beau moment de mon séjour s’est encore joué le lendemain à déjeuner, à l’entrée de la médina de Tunis où je suis comme j’ai été du temps de mon enfance à Tanger et où j’ai connu mon premier bouchon de piétons. Je déjeunais avec Mbarka Aouainia Brahmi, l’épouse de Mohamed Brahmi, assassiné six mois après Chokri Belaïd, une de ses collègues et le président de son parti. Maîtresse femme que Mbarka ! Au Parlement, son parler cru et dru a déjà rompu bien des conventions ! Elle fut élue dans la région de Sidi Bouzid contre vents et marées alors que tous prétendaient que le secteur était trop arriéré pour élire une femme ! Hélas, une partie des camarades eux-mêmes firent dissidence pour lui barrer le chemin. En vain. « J’ai combattu avec un commando et j’ai gagné » dit-elle avec un geste de la main qui balaie l’espace devant elle. Son centre d’intérêt était la situation en Grèce et la manière de répondre aux interrogations sur la dette à payer. Le rapport avec la question de la dette tunisienne était évident et on l’aborda longuement. Car ici, les promesses de François Hollande sur le sujet ont été entendues et prises au sérieux, hélas. Naturellement il ne s’est rien passé depuis. Bref on s’instruisit mutuellement en échangeant des informations. La question de la dette publique, de son poids sur les sociétés et l’application uniforme et bornée des critères du FMI sur tous ceux qui tombent sous sa coupe ne va sortir de l’actualité. Les stratégies de répliques sont devenues des questions très concrètes pour tous ceux qui pensent gouverner leur pays….

Mais quelle que soit l’importance de ce que j’ai fait ensuite, je veux répéter la leçon que la vie m’a apprise à ce sujet. La vie est un tout et l’action politique un parcours qui ne s’en distingue pas, sinon par la splendeur des rencontres et des actes qu’elle propose. Je n’ai jamais rencontré Chokri Belaïd parce que mon rendez-vous avec lui en 2013 était fixé deux jours après son assassinat. De lui, j’ai donc d’abord vu la flaque de sang sur le parking de son immeuble. Puis son épouse, ses enfants et son vieux père sidérés. Deux ans après, ses pas sont toujours marqués dans le sol qu’empruntent ses compatriotes. Je ne sais le dire autrement. Et moi je marchais bras dessus bras dessous avec ses camarades et sa famille des lieux du crime au centre culturel où s’est célébré l’ouverture des commémorations, une marche pleine de slogans dont je n’ai compris que celui que j’ai appris : « Haï, haï, Chokri dilma haï ». Il vit, il vit, Chokri vivra toujours ! J’ai dit quelques mots à la cérémonie. J’étais le seul Européen qui reçut cet honneur. Je me suis efforcé de ne donner aucune prise dans mes propos à ceux qui auraient voulu faire de moi une figure de ce « parti des Français » que certains se donnent la facilité de dénoncer en permanence pour s’éviter les difficultés de l’argumentation.

Le nouveau gouvernement tunisien a prêté serment alors que je me trouvais à Tunis, de sorte que l’événement était dans toutes les conversations. Le Front populaire a refusé d’intégrer ce gouvernement. Je ne crois pas qu’on le lui ait proposé sérieusement. En effet, quand on voit à quelle vitesse le parti « moderniste » Nidatounés du président Beji Caïd Essebsi s’est accordé avec le parti religieux Ennahda sur le programme économique libéral du gouvernement, on devine quelle impasse aurait été la discussion avec nous ! Privatisations, coupes dans les dépenses publiques et ainsi de suite : aucune originalité ni largeur de vues dans le projet gouvernemental. Il est peu probable que ce programme fonctionne mieux ici qu’ailleurs. La société est déjà lourdement déstabilisée socialement. On doit donc s’attendre à des remuements. En fait, il est probable que la révolution citoyenne n’est pas finie. La jeunesse est le premier bataillon d’abstentionnistes des élections qui viennent d’avoir lieu. Dans tous les cas, la réorganisation du champ politique est en cours. Le PS, compromis par son alliance avec le parti religieux, a été rayé de la carte. Les anciens membres du parti social- démocrate (RCD) de Ben Ali, membre de l’Internationale socialiste, sont fortement représentés dans la nouvelle chambre des députés. Leur retour sur la scène donne à penser. On mentionne ici également l’âge du président, 89 ans, comme une source d’anxiété pour le futur.

De notre côté, le Front populaire a réussi à se hisser à la troisième place du podium. Il est donc dans la bonne situation pour capter beaucoup de ce qui va suivre. Mais il lui reste à faire l’essentiel, comme nous. C’est-à-dire incarner la société et un « projet de pays » plutôt qu’un témoignage avant-gardiste. En tous cas, c’est ce que je crois pour ici comme pour là-bas. Je l’ai dit à la conférence à laquelle j’ai participé à l’Hôtel Africa sur le thème du bilan de nos expériences nationales des « Fronts de gauche » en Méditerranée. Je crois que ce que j’ai dit entrait en résonance avec une bonne partie des participants. Comme vous le savez, toutes ces discussions passent sous les radars des récitants médiatiques. C’est un grand confort pour nous car de cette façon, nous ne sommes pas encombrés par leurs persiflages et jets de venin. Mais cela ne doit pas amoindrir l’attention de ceux qui s’intéressent aux questions que soulève le franchissement de l’Atlantique par la révolution citoyenne. Ce dont il est question, ce n’est pas seulement d’une action de nos partis mais d’un processus dans le moment de l’Histoire. La discussion sur les stratégies ne se fait pas seulement dans l’abstrait mais aussi dans l’action. Ainsi, le choix de non-violence après l’assassinat de nos camarades Belaïd et Brahmi fut un moment fondateur.


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