Postcolonialisme – Lettre à un camarade : Une pensée simpliste n’aide pas dans une situation complexe

vendredi 13 février 2015.
 

Les remarques qui suivent ont pour point de départ un échange tenu avec un camarade en marge du congrès constitutif de Ensemble !, une des composantes du Front de Gauche. Laquelle, depuis sa constitution et plus encore à l’occasion des tragiques évènements de janvier, est parcourue de vifs débats sur la manière dont il convient aujourd’hui de saisir les questions afférentes. Débats dont il est clair qu’ils traversent une grande partie de la gauche, et de la gauche radicale en particulier.

Comme les thèmes abordés n’ont rien de « personnel », je rends publique la lettre que lui ai envoyée, comme une contribution à un débat indispensable et qui n’est pas près de se clore.

On ne se connait pas bien. J’ai été à la fois heureux de la courte discussion avec toi, et abattu de l’adhésion a-critique qui est la tienne à des théories si bancales. Comme tu n’es pas le seul (loin de là, c’est même mainstream désormais dans une partie de la gauche radicale), cela renforce encore l’impression qui est la mienne d’une « pensée de la défaite » (selon le terme de Daniel Bensaïd), pas toujours loin d’une impasse de la pensée. Et comme en la matière la pensée ne reste pas dans les nuages mais a des conséquences concrètes assez rapides, c’est d’autant plus préoccupant à mes yeux.

Résumons. L’approche « post coloniale » manque à la fois de profondeur et d’ambition. Non qu’elle n’ait pas contribué à lutter contre un marxisme à la fois économiciste et eurocentré, construisant des points de vue nouveaux sur des questions anciennes. Mais (en plus des polémiques non éteintes surgies dès l’origine) la prétention à être le cadre unique ou principal pour aborder les questions que nous avons à résoudre par exemple ici en France me paraît plus que discutable, et c’est ce que je vais développer ici.

Je ne comprends pas comment on peut s’appuyer à ce point sur des concepts dont la validité s’arrête à la première frontière. Le premier pays européen qui a produit des manifs de rue répétées explicitement racistes depuis 1945 est l’Allemagne avec Pegida. Lesquelles visent les musulmans, et donc, en pratique, des syriens nouvellement venus mais surtout des personnes, d’origine turque en grande majorité, présentes depuis bien plus longtemps. Non seulement la Turquie n’a pas été colonisée par l’Allemagne, mais elle n’a jamais été colonisée du tout, cœur au contraire d’un immense empire colonisateur, l’empire Ottoman. L’extension de la montée raciste en Europe du Nord est encore plus troublante qu’en Allemagne, mais en quoi est-elle liée à une histoire coloniale ? L’essentiel des possessions du Danemark furent...en Europe (dont l’Islande, libre seulement depuis 1918). La Suède eut un maigre empire colonial américain, mais surtout possédait...la Finlande, jusqu’au 19e siècle, puis la Norvège après le traité de Kiel. Elle eût un rôle dans le commerce triangulaire, mais marginal. Et le premier pays en Europe à voter contre les minarets, la Suisse (quand même assez distante de la mythologie jacobine il me semble), n’a jamais réussi à conquérir une colonie africaine. Certes « l’esprit colonial » correspondant dépasse les possessions proprement dites, on le sait bien. Mais au point de fonder un concept d’une telle ampleur et portée, alpha et oméga de toute la vie politique, il faudrait le prouver.

Un concept est d’autant plus puissant qu’il brasse large. Par exemple la division sexuelle du travail (ou de genre si le terme marxiste ne suffit pas) est évidemment différente selon les pays, selon les périodes, suivant les âges historiques. Mais elle existe fondamentalement dans une essence semblable, tout le temps, partout, et c’est ce qui fait la force explicative et descriptive du concept. Il est dans la logique de l’élaboration théorique de tester les limites et la portée d’un concept. Et celui-là (post-colonial) ne tient pas la distance, même si les thèmes conceptuels bâtis à ce propos ont leur efficacité. Mêmes limites et mêmes ouvertures que tous les différents thèmes post modernes, mais laissons ceci pour une autre discussion.

Pour répondre à ces remarques tu as fini, dans la discussion que nous avons eue, par dessiner un monde au contraire tout entier constitué à partir de là (le colonialisme) qui, bizarrement, englobait l’esclavage lui-même qui n’en devenait qu’une extension pour ainsi dire. La Grèce antique fut incontestablement esclavagiste. Peut-être des traces en subsistent encore chez Tsipras, mais il est peu probable que ce soit central dans sa politique, non ? Surtout, pour toi le colonialisme (post ou propre) donne la marche du monde. Ainsi peu importe que la Suède n’ait pas été puissance colonisatrice directe, elle l’est tout de même « par essence » dis tu. Outre que tu devrais lire les théories du fascisme japonais (qui sont exactement celles-là, moyennant quoi le Japon se présentait comme protecteur de l’Asie contre l’Occident colonisateur et pouvait tranquillement se croire justifié à dépecer la Chine à ce titre), le marxisme est alors balayé : plus de classes, plus d’impérialisme non plus, devant cet unique partage du monde. Loin de moi l’idée de sous estimer la spécificité des effets de l’esclavage des siècles colombiens et du colonialisme dans l’histoire générale, ni à l’époque ni maintenant, nu les écrits d’Edward Saïd. Mais à ce point de totalisation, c’est discutable. Peut-on vraiment rendre compte de l’évolution de la Chine seulement par sa situation d’ancienne colonie japonaise (et pourtant on sait bien que Mao ne l’aurait jamais emporté s’il n’avait chevauché « la guerre patriotique anti japonaise ») ou, de fait, des puissances occidentales ? Et celle de l’Inde seulement par celle d’ancienne colonie britannique ? A eux deux, les deux pays forment aujourd’hui plus du tiers de la population mondiale quand même...Je suis curieux de savoir comment tu fais avec ça.

Mais ce n’est pas la question majeure. Tout ceci, par son abstraction et sa globalité, passe à côté des situations concrètes, dont les involutions des révolutions anti coloniales et du nationalisme arabe. Çà ressemble comme deux gouttes d’eau aux théorisations en miroir des antisémites et des sionistes concernant les juifs. « La question juive » a traversé les millénaires, certes. Mais avec des figures constamment changeantes qui en modifient la nature selon les périodes. Passons.

Concernant la France plus précisément. Quand le « post colonialisme » aurait-il dû être le plus puissant si ce n’est juste après la guerre d’indépendance de l’Algérie ? Et en partie ce fut le cas, le racisme anti arabe n’ayant jamais été plus cruel et mortel que dans les années 70. Puis, sans s’effacer, il mute en rejet des « issus de l’immigration ». A Marseille, une grande partie des habitants est « issue de" l’immigration »... italienne. Sauf que plus personne n’en parle, ce sont des marseillais et voilà. Pendant un temps ce chemin a été permis aussi pour les enfants maghrébins, avant une involution désastreuse. Dans cette histoire, l’échec de la marche pour l’égalité et contre le racisme de décembre 1983 fut décisif. Je la connais bien puisque partie de Marseille elle a été animée en partie par des jeunes influencé-e-s et formé-e-s par Révolution !, mon parti jusqu’à la fin des années 70. Or la demande de la marche était double : le mélange et l’égalité. Le mélange par l’égalité. L’égalité surtout qui permettait le mélange. Les enfants de l’immigration arabe se sont tournés en masse vers la République. Laquelle les a rejetés, ou cantonnés. Evénement négatif fondateur, tant, comme dit Althusser, l’avenir dure longtemps. Comme tu le sais, à cette époque, la qualification par la religion était sinon inexistante, du moins non revendiquée à titre premier par les marcheurs et pas plus utilisée comme caractérisation par quiconque. Immigration oui, religion non.

On peut expliquer l’échec de la marche et de ce projet d’égalité/mélange par la structure idéologique et sociale intrinsèquement « post coloniale » de la France ; oui ça peut se défendre. Mais regarde le documentaire d’Eric Cantona : rien de vraiment différent dans le processus pour les polonais et autres. Sauf que là le processus a réussi. C’est que la période globale était différente et c’est là une interprétation concurrente, laquelle ma foi est plus ancrée historiquement, et je pense bien plus juste. La concomitance entre cet échec et les débuts des déferlements libéraux est trop nette pour n’être pas centrale. La société commence à se refermer, chacun chez soi. Cette analyse se discute, je sais bien. Mais, concrète, elle vaut mieux que la référence à la « France éternelle », que ce soit celle de la pureté « des droits de l’Homme », ou la « colonisatrice », comme figures inversées inentamées traversant les siècles.

Ce n’est donc pas une histoire complètement mythique répétée sur des siècles du « colonialisme » qui rend compte de ceci, mais une périodisation bien concrète du capital. La construction du « problème musulman » est contemporaine, pas une histoire surgie du fond des âges et des croisades. Quand les fanatiques serbes ont précipité la guerre post Yougoslavie, ils ont déterré la bataille du Chant des Merles en...1389, comme si rien ne s’était passé en plusieurs siècles. C’est toujours le même processus de reconstruction mythique, mais on n’est pas obligés de croire ces fadaises. Cette (re)construction moderne a un versant international, évidemment produit de la défaite du nationalisme d’après les indépendances, comme de l’appel de Bandung. Et de celle du communisme, en particulier avec le désastre de l’écroulement du principal Parti communiste non au pouvoir, en Indonésie, dès 1965. C’est alors (et alors seulement) que commence l’assimilation de la résistance contre l’occident impérialiste à la religion (musulmane en particulier) et que cette idée (le plus souvent fausse, cf les Saoud, ou justement l’Indonésie post Sukarno) prend son envol. Or, même si derrière cette « apparence religieuse » se nichent toujours les luttes nationales et sociales, celle-ci est loin d’être sans conséquence. D’autant que en même temps (et pour les mêmes raisons) les parties organisées, déjà faibles à cette époque, de gauche et progressistes (en particulier sur la question des femmes) de référant explicitement à l’Islam sont battues aussi (les derniers en date, à ma connaissance, sont les moudjahidines du peuple en Iran, mais je ne suis pas spécialiste et ma vision est certainement trop courte en la matière). C’est l’autre versant du grand renversement réactionnaire des années 80, toujours en cours. Dans le monde, comme en Europe, l’issue socialiste ou/et nationaliste, toujours plus bouchée après la chute du mur, laisse la place à de purs conflits d’identité qui s’épuisent en eux-mêmes. « Les paniques identitaires » dont parle Daniel Bensaïd. Je mets en référence deux de ses textes dont je partage la totalité des considérants [1]. Ce qui ne veut pas dire que toutes les issues se valent et que nous n’avons pas à arbitrer quand nous pouvons entre elles. Mais « l’issue » au singulier, la vraie, n’est pas là.

Et donc même si elle n’est pas immédiatement disponible, cette issue au singulier, il nous faut effectivement, sans l’abimer encore plus, trouver la voie la « plus juste possible ». Je reviens en France. C’est la voie des droits égaux qui doit être suivie, encore et toujours, malgré sa dénégation constante par les faits le cas échéant. Pas celle de la séparation, inévitablement impliquée par l’approche post coloniale, quoi qu’on en dise. Pour l’Algérie de Fanon, si la voie de « l’égalité » (l’Algérie française sur une base démocratique donc) était un leurre définitif, quelle autre voie que l’indépendance ? C’est l’autre aspect de ce débat qui me sidère, le refus de pousser le raisonnement au bout. Se bat on pour l’indépendance des post coloniaux (ou « des musulmans ») ? Après tout, même Trotski fut tenté un moment par une approche de ce genre aux USA (sous la forme discutée à cette époque d’un ou deux Etats « Noirs »). Mais si on y vient, ce serait au détour d’une guerre civile dont la violence est évidente à imaginer. Est-ce ce que tu penses ?

Et qui la gagnerait compte tenu des rapports de force que nous connaissons toi et moi en Europe et en France ? Comment se fait-il que jamais la logique de ces positionnements théoriques de salon ne soit tirée ?

Allons même plus loin. De nos jours on compte (en 2010) dans les 13% d’afro américains aux USA. Un tel « calcul » est plus difficile en France, mais on peut estimer que les populations « d’apparence musulmane » comme dit élégamment Sarkozy sont de l’ordre de moins de 10%. Quand j’étais jeune, comme tous les gauchistes, j’en tenais pour Stokely Carmichael et le Black Panther Party. Moins (beaucoup moins) pour Malcom X (le premier, Carmichael, inventeur du concept de racisme systémique, proche des idées de Fanon, était socialiste, pas le second). Mais si lui a survécu, le combat « séparatiste », aussi justifié qu’il fut en termes d’analyse, fut un échec. Physiquement mortel la plupart du temps. Et échec définitif, à ce jour. « By all means necessary » disait Malcom X (par tous les moyens nécessaires). Oui, mais « by all means possible » il faudrait aussi dire. Le temps, les lectures et la rencontre avec de grands spécialistes du combat afro américain m’ont fait chaussé d’autres lunettes pour jauger du combat de Luther King (tué lui aussi) et (c’est lié mais c’est une autre histoire, aussi de Ghandi, surtout quand il est rapproché par Balibar de… Lénine). En plus de son tropisme religieux qui donnait sens à sa non violence, il y avait aussi chez King une analyse purement stratégique qu’on ignore souvent (en tout moi je ne connaissais pas), tenant compte justement du rapport des forces social et numérique. La guerre sécessionniste ne pouvait pas gagner. Seule la division chez l’oppresseur (entre autres en retournant ses propres principes contre lui) serait efficace. Et bon, efficace elle l’a été. En tout cas, même si le système raciste est toujours en place, les gains indéniables obtenus l’ont été par son mouvement. Malcom X lui a dit un jour que c’était la crainte des radicaux comme lui qui expliquait le succès des non violents. Après tout c’est possible. Mais le choix de fond est quand même identique : se bat on pour la sécession ou pour des droits égaux ? Droits formels, c’est fait aux States, et ce n’est pas rien ; réels c’est une autre histoire impossible à parcourir si ce n’est ensemble dans tout le pays : King a été tué au moment où il tentait justement de mettre cette perspective en œuvre.

Même donc si on se rapproche de cette histoire (et je ne le crois pas du tout pour la France, je discute par hypothèse), et par comparaison, ce devrait être le même débat. Et les mêmes issues. Plutôt que de dire et de défendre qu’il existe une même chaîne islamophobe de Zemmour et Le Pen à... certaines parts de Ensemble !, en passant par le MRAP, il vaudrait mieux chercher à constituer les fronts où il faut. Si possible en évitant les analyses à l’emporte pièce et le n’importe quoi. A l’université d’été de Ensemble ! un copain (je n’ai pas retenu le nom, désolé) nous a expliqué que l’école en France était « la colonne vertébrale » du racisme institutionnel. Pas la police, la justice, la ségrégation urbaine, l’organisation générale du rejet dans le marché de l’emploi, le système médiatique ! Non ! L’école ! Alors que c’est souvent le seul signe dans les Quartiers Populaires de « la main gauche de l’Etat » pour parler comme Bourdieu. Tourner les coups contre l’école au lieu de lutter pour sa mobilisation plus correcte, c’est une folie. Prenons l’exemple des mamans accompagnatrices voilées et de leur rejet éventuel. Symbole éclatant c’est sûr. Mais outre que l’écrasante majorité des instits qui sont au contact des populations dans nos QP (en tout cas chez moi à Marseille) sont contre la circulaire et ne l’appliquent certainement pas, c’est prendre le symbole pour la structure profonde laquelle n’est pas à l’école : elle n’en est que le reflet, éventuellement. Une prolongation de la lutte de classe dans cet « appareil idéologique d’Etat », comme d’habitude.

De toute manière, retour à l’essentiel et au choix à faire (et donc une question pour toi) : si c’est l’égalité qui est en ligne de mire (et non la sécession), c’est le combat commun qui prime au final. Ou alors d’autres issues seraient sur la table ? Lesquelles ? Il me semble que si le débat doit demeurer ouvert, le choix de l’égalité devrait demeurer la boussole. Même si, mais nous le savons tous, l’expression autonome des discriminé-e-s est une condition non seulement du succès commun mais de l’existence même de ce combat. En l’occurrence comprendre les impasses du combat « color blind » (aveugle aux « couleurs ») comme disent nos amis nords américains est une absolue nécessité. En particulier il est décisif de saisir que le contraire de « la séparation » n’est pas « l’assimilation », mais l’égalité des droits, y compris quant à des formes culturelles spécifiques. L’existence de « communautés » tant décriées est une donnée de fait, et, si besoin, de droit. Une grande partie de Marseille est ainsi constituée, ce qui, jusqu’à une période récente, n’empêchait pas que celles-ci s’entrecroisent et se dépassent dans une appartenance commune, « marseillaise ». Ainsi, en son temps lors d’une réunion d’un petit groupe chez moi naissait le slogan « première, deuxième génération, nous sommes tous des enfants d’immigrés » (à l’époque on se contentait de la référence à 2 générations…). En même temps un autre slogan était en concurrence, « Couscous, Paëlla, Aïoli même combat ». Trop couleur locale, il n’a pas eu le même succès national. Mais il disait pourtant quelque chose d’essentiel : ce ne sont pas les « communautés » en tant que telles qui posent question, quelle que soit la manière de les définir. Mais c’est quand elles commencent à se refermer et à défiler les unes contre les autres.

J’espère que nous pourrons débattre de tout ceci sans tous ces allants de soi qui se sont installés, repris en échos constants. Ce qui leur donne du poids peut-être, mais pas la justesse pour autant.

Amitiés

Samy Johsua


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