Jacques Testart : « L’humanitude », expression citoyenne contre le néolibéralisme

mercredi 4 mars 2015.
 

Depuis des années, le biologiste Jacques Testart, pionnier de la fécondation in vitro (FIV), milite pour une intervention active des citoyens dans les débats sur les technosciences. Dans son dernier ouvrage, "l’Humanitude au pouvoir  : comment les citoyens peuvent décider du bien commun", il expose le processus pour y parvenir et l’étend à tous les domaines de la société, des sciences au politique.

Dans votre dernier ouvrage (1), vous défendez la capacité des citoyens à prendre des décisions dans tous les enjeux scientifiques (OGM, nanotechnologies, nucléaire, etc.), et vous étendez ce concept à tous les domaines de la société en vous appuyant sur ce que vous nommez «  l’humanitude  ». Que désigne cette notion pour vous  ?

Jacques Testart J’ai découvert que ce concept d’humanitude existait déjà après avoir écrit mon livre  ! Il a été proposé il y a trente-cinq ans par l’écrivain suisse Freddy Klopfenstein, puis repris en 1995 pour qualifier la relation de bien-traitance vis-à-vis des personnes âgées. J’ai réinvesti cette notion parce qu’il me semble qu’il manque un mot pour parler d’une capacité humaine qui existe chez toutes et tous mais n’apparaît que dans des situations exceptionnelles où des personnes impliquées dans une action exaltante de groupe semblent vivre une mutation intellectuelle, affective et comportementale. J’ai par exemple vécu ce type d’événements en mai 1968, lors des grandes grèves et des manifestations. Les gens se réunissent, se renforcent mutuellement, éprouvent une empathie les uns pour les autres… et cette émulation engendre une effervescence intellectuelle, morale et affective, qui se traduit par la fabrique de propositions citoyennes, sous diverses formes. Or, j’ai constaté que ce type d’effervescence sociale et intellectuelle apparaît lors des «  conventions de citoyens  » que nous avons élaborées avec la Fondation Sciences citoyennes  : lorsqu’on confie à des personnes ordinaires, ni «  notables  » ni «  experts  », une tâche et une responsabilité importantes, elles les prennent très au sérieux et s’impliquent au nom de l’intérêt commun de l’humanité. C’est là qu’apparaît l’humanitude. C’est parce que ces citoyen-ne-s ont conscience de l’importance de leur devoir et qu’ils n’ont pas d’intérêt particulier à défendre, qu’ils sont capables de développer ces deux qualités qui composent l’humanitude  : l’empathie et l’intelligence collective, au nom de l’intérêt public.

Comment susciter chez tou-te-s cette humanitude au quotidien  ?

Jacques Testart C’est difficile car le système néolibéral n’a pas du tout intérêt à l’expression de l’humanitude chez les citoyens. Je pense que cette qualité est intrinsèque à l’homme, mais elle n’est pas valorisée par les pouvoirs en place car elle est susceptible de produire des bouleversements, de créer l’union entre les citoyen-ne-s, alors que le système cherche à les séparer en valorisant la concurrence et la compétition, et cela dès l’école. La plupart des politiques n’ont pas beaucoup de goût pour l’humanitude  ! En revanche, je pense que les Grecs, avec la victoire de Syriza, sont depuis quelques jours dans ce processus d’humanitude. Leur vote est très réjouissant  : aujourd’hui, un gouvernement européen va pouvoir contrer les institutions néolibérales et proposer des alternatives  ! On ne peut pas développer cette qualité de façon artificielle au quotidien. On peut faire (ré)-apparaître l’humanitude lors d’occasions spécifiques avec des petits groupes de personnes, en les plaçant dans des situations quasi expérimentales. Les «  conventions de citoyens  », telles que nous les avons élaborées, développent à coup sûr cette humanitude chez la quinzaine de participant-e-s.

Justement, expliquez-nous en quoi consiste «  la convention de citoyens  » que vous avez développée depuis plusieurs années avec la Fondation Sciences citoyennes dont vous êtes le président d’honneur  ?

Jacques Testart La convention de citoyens propose un quatrième partenaire pour l’élaboration de la norme  : outre les experts, les politiques et la société civile (associations, syndicats), fréquemment convoqués, elle donne sa place aux citoyens ordinaires qui acceptent et s’impliquent dans cette tâche d’intérêt collectif. C’est une procédure de participation qui combine une formation préalable où les citoyens étudient, une intervention active lors de laquelle les citoyens interrogent, et un positionnement collectif au terme duquel les citoyens rendent un avis. Tout sujet d’intérêt général suscitant des controverses est susceptible de faire l’objet d’une convention de citoyens dès lors que les connaissances en la matière ont atteint un certain niveau de maturation. Ces procédures, très formalisées – c’est ce qui caractérise nos conventions par rapport aux conférences de citoyens sans protocole strict – permettent de recueillir l’avis de personnes ordinaires qui n’ont aucun intérêt particulier à défendre, mais qui ont été complètement informées sur un dossier, avec la notion du contradictoire qui devrait être une règle dans l’expertise  : il n’y a jamais un seul avis sur un sujet mais toujours plusieurs. Il est donc nécessaire que différents experts exposent leurs avis aux citoyen-ne-s, puis qu’ils en discutent. Les citoyens mobilisés doivent être «  naïfs  », au sens où ils n’ont pas d’opinion toute faite sur le sujet. Pour construire ensemble le bien commun, il faut faire appel à des personnes qui n’ont pas d’opinion arrêtée, et qui acceptent de s’en forger une en se donnant du mal. Mais si elles sont volontaires, c’est souvent qu’elles ont déjà une opinion, plus ou moins suggérée par des porteurs d’intérêts.

Concrètement, comment dénicher ces citoyens et les former à prendre des décisions au nom de l’intérêt commun  ?

Jacques Testart Les citoyens participant sont «  recrutés  » par enquête téléphonique, après un tirage au sort sur des listes électorales, ce qui se fait d’habitude par les instituts de sondage. Ils ne sont pas volontaires a priori. En général, un tiers d’entre eux acceptent. Ils ne sont pas payés, mais indemnisés. Nos normes sont très sévères. Il faut vérifier que la quinzaine de citoyen-ne-s n’ont pas d’intérêts particuliers sur le sujet en débat. La formation donnée aux citoyens est un point majeur  : il ne s’agit pas de nier le savoir des chercheurs, mais de se méfier des intérêts auxquels ils peuvent être assujettis du fait de leurs contrats de recherche ou de leurs institutions. Les chercheurs ne sont pas malhonnêtes, en général, mais le système néolibéral qui promeut la concurrence, les a, pour nombre d’entre eux, mis en position d’ouvriers intellectuels à la solde du capital. Donc le mieux pour l’intérêt commun est de construire un panel d’experts d’opinions différentes. Car la neutralité n’existe pas, il nous faut réussir à confronter différents points de vue, pour que les citoyens y voient plus clair… Le processus complet d’une convention de citoyens dure environ neuf mois. Depuis le moment où l’on décide de la lancer jusqu’à la remise de l’avis des citoyens mobilisés. Mais pour les citoyens, leur participation ne leur prend que trois week-ends, et quelques lectures à la maison.

Quelles sont ces étapes  ?

Jacques Testart Prenons un exemple de convention de citoyens qui porterait sur les nanotechnologies. Selon notre procédure, la première étape consiste à créer un comité d’organisation composé essentiellement de représentants d’une Maison des citoyens (à construire avec la CNDP (2) ou le Cese (3)) et de personnes informées sur le sujet. Ensuite, ce comité d’organisation doit mettre en place un comité de pilotage. Ce comité doit être composé d’une dizaine de personnes dont deux ou trois, des juristes par exemple, garantissent le bon déroulement du protocole établi, et d’autres personnes ayant un avis expert sur le sujet  : des scientifiques, des associatifs, des industriels, connus pour leurs avis divergents. Il est essentiel qu’il existe une représentation des principaux avis d’experts car ce comité de pilotage pluriel, et c’est là tout l’enjeu, doit se mettre d’accord sur un programme de cours à prodiguer aux citoyens – sachant qu’ils ne peuvent être ces formateurs. Des professeurs, militants, industriels, juristes, tous choisis comme capables d’apporter des points de vue différents, sont ainsi appelés à informer les participants durant deux week-ends. Le troisième week-end est organisé par les citoyens eux-mêmes. Devenus assez savants, ils sont en pleine capacité d’interpeller des «  experts  » complémentaires qu’ils demandent à faire comparaître. Une fois cet interrogatoire finit les citoyens participants se retirent pour discuter et rédiger ensemble leur avis. Puis ils le rendent public. Pour avoir assisté plusieurs fois à ce type de jurys, je peux vous dire qu’au terme de ce processus, les citoyens posent des questions très pertinentes et avec audace. Ils mettent souvent les experts en difficulté et sont des forces de propositions extrêmement intéressantes. De plus, la crédibilité de ce groupe de citoyens est plus forte auprès du reste de la population, car on sait qu’ils n’ont pas d’intérêt particulier.

Mais l’avis rendu par ces citoyens est-il pris en compte par les politiques  ?

Jacques Testart Actuellement, c’est rarement le cas, et c’est scandaleux. Cela fait huit ans que la Fondation Sciences citoyennes a rédigé, avec des juristes et des sociologues, un projet de loi qui définit la procédure des conventions de citoyens. Son protocole et ses normes sont très stricts. Nous avons fait connaître ce projet de loi, j’ai rencontré de nombreux responsables politiques qui m’ont assuré que c’était passionnant, mais j’ai eu peu de retour. C’est pourtant une arme citoyenne qui permettrait de vivre dans une vraie démocratie. Nous militons pour que cette procédure de convention citoyenne soit inscrite dans la Constitution. Cette institutionnalisation donnerait davantage confiance et susciterait beaucoup plus d’implication du citoyen qui aurait l’assurance d’être entendu et de participer à l’intérêt général.

Mais vous allez plus loin. Vous militez pour que les citoyens participent de façon active aux débats politiques et obtiennent le pouvoir de décider. Selon vous, la démocratie actuelle, la concertation et le vote sont-ils insuffisants  ?

Jacques Testart Oui, la démocratie actuelle ne propose que des leurres pour faire semblant de répondre à une demande ou étouffer une colère des gens. J’appelle leurres démocratiques, notamment, des débats où le citoyen a le droit de s’exprimer mais pas d’influencer fortement la décision. Car, d’une part, ceux qui y participent sont surtout des gens impliqués, militants ou lobbyistes, ce ne sont pas des citoyens lambda, et d’autre part, les conclusions ne sont pas prises en compte par les pouvoirs publics  ! Dans ces conditions, impossible de mettre en évidence un avis informé et indépendant, et donc de formuler des mesures conformes au bien commun. En majorité, les politiques se fichent de l’opinion publique – sauf pour ce qui permet d’être réélu  ! – et décident sous la pression des lobbies. Je pense qu’une partie du personnel politique, par exemple le Sénat, devrait être composé de citoyens désintéressés du pouvoir mais appréciés de la population et tirés au sort pour servir l’intérêt commun. Ce qui offrirait le double avantage qu’ils soient indépendants et ne fassent pas carrière. Remplacer le Sénat par une assemblée de citoyens «  ordinaires  » pour surveiller ce que font les députés élus à l’Assemblée nationale, les alerter, les interpeller, recueillir et promouvoir l’avis de conventions de citoyens sur tous les sujets controversés, ce serait le début d’une «  vraie  » démocratie.

Est-il nécessaire de remettre en cause la fonction de politique en tant que profession  ?

Jacques Testart Oui. Il n’y a quasiment plus de programme politique, simplement des promesses noyées dans du marketing, et encore on constate trop souvent qu’elles ne sont pas tenues. Les citoyens n’ont pas accès à une information complète qui leur permettrait de juger pour qui ils veulent voter. De plus, ils ont des aspirations pour lesquelles il n’y a pas les candidats correspondant. Surtout au deuxième tour des élections, nous n’avons plus le choix, et la représentation n’est pas proportionnelle. Ce n’est pas ça la démocratie. Je pense que la politique n’est pas un métier. On ne peut être politique à vie, comme le sont beaucoup d’élus, sans être déconnectés de la société, s’enliser dans des fonctions, obtenir certains avantages et ne plus pouvoir en sortir  ! Même les politiques pleins de bonne volonté ne vivent plus comme des citoyens ordinaires.

Entretien réalisé par Anne Musso dans L’Humanité du 30 janvier 2015

(1) L’Humanitude au pouvoir  : comment les citoyens peuvent décider du bien commun, de Jacques Testart. Éditions du Seuil, 160 pages, 17 euros.
(2) CNDP, Commission nationale de débat public 
(3) Cese, Conseil économique, social, environnemental.


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