Plus de deux siècles après la Révolution, faut-il refonder la République  ?

samedi 16 mai 2015.
 

1) Un fonctionnement oligarchique

par Martin Breaugh, Manuel Cervera-Marzal et Ricardo Peñafiel Chercheurs 
en science politique

Face à l’affaiblissement de la liberté d’expression, à la généralisation des moyens de surveillance, à l’augmentation du chômage et des inégalités, à la multiplication des actes islamophobes et antisémites, à la hausse de l’abstention dans les milieux populaires et à la montée structurelle du Front national, même les observateurs les plus bienveillants se demandent si le modèle républicain n’est pas en phase d’agonie. Mais la «  crise  » politique présentée comme une nouveauté n’est-elle pas consubstantielle à un régime politique fondé sur la contradiction suivante  : d’un côté, la République se dit «  démocratique  », de l’autre, elle n’a cessé de concentrer le pouvoir entre les mains d’une élite dirigeante. Dès sa naissance, le régime représentatif a effectivement confié à un petit nombre de «  puissants  » le soin de gérer les affaires de la communauté. Les luttes sociales ont pourtant contraint les élites politiques à ouvrir des espaces de participation populaire. Ce sont ces acquis qui semblent aujourd’hui menacés de tous les côtés.

Le régime républicain repose sur trois pôles constitutifs  : le gouvernement représentatif, le système des partis et les grandes bureaucraties. En dépit de leur rhétorique «  démocratique  », chacun de ces pôles fonctionne selon une logique indéniablement oligarchique.

Les fondateurs du gouvernement représentatif avaient l’ambition assumée de fonder un régime antidémocratique dans lequel le pouvoir serait réservé à quelques vertueux «  gentilshommes  », aujourd’hui incarnés par la noblesse d’État sortie de l’ENA. «  Le grand avantage des représentants, écrivait Montesquieu, c’est qu’ils sont capables de discuter des affaires. Le peuple n’y est point du tout propre  : ce qui forme un des grands inconvénients de la démocratie.  » Les professionnels de la politique prétendent gouverner au nom du peuple et avec son consentement, pour masquer la domination qu’ils exercent sur les citoyens ordinaires. Même fondé sur la procédure électorale, le régime républicain demeure oligarchique puisque c’est le petit nombre (oligos) qui décide pour tout le monde.

Au XIXe siècle, le suffrage censitaire est progressivement étendu à l’ensemble de la population masculine. Le système des partis politiques canalise les nouvelles énergies démocratiques en les intégrant dans de grandes organisations hiérarchiques. Plutôt que d’approfondir la démocratie, les partis mobilisent les militants au service de leurs dirigeants, ce qui tend à étouffer la spontanéité politique et qui reconduit, encore une fois, la direction du grand nombre par le petit nombre.

Les grandes bureaucraties administratives naissent parallèlement à l’émergence de l’État moderne et centralisateur. Guidée par une quête insatiable d’efficacité, la bureaucratie commande une extension de plus en plus grande de son domaine d’activité. Ce culte de la rationalité consacre la figure du technocrate, qui domine en vertu de son savoir et de son expertise prétendument inaccessibles au commun des mortels. Les économistes des grandes écoles de commerce, les lobbyistes bruxellois et les «  experts  » en tout et n’importe quoi incarnent aujourd’hui cette pseudo-science du pouvoir.

Ce fonctionnement oligarchique du régime républicain n’est pas le fruit d’une «  conspiration  » des élites, mais le résultat d’un mélange d’événements contingents, d’impératifs économiques, de logiques concurrentielles, de collusion d’intérêts, d’intentions et de processus sociaux aussi nombreux que complexes. Toutefois, si la République a lentement incorporé quelques éléments participatifs en son sein, ce n’est pas par esprit démocratique, mais en raison de luttes sociales qui l’ont contrainte à atténuer son caractère oligarchique.

Les groupes populaires ont eux-mêmes imposé leur participation aux affaires publiques. Des grèves ouvrières au combat des suffragettes pour une véritable universalisation du droit de vote, en passant par la marche pour l’égalité et contre le racisme, tous ces combats, et bien d’autres, ont créé des espaces démocratiques au sein de notre République oligarchique. Ces espaces sont aujourd’hui menacés par la répression et la criminalisation de l’action collective et par la capacité d’ingérence des pouvoirs publics dans la vie privée. Ces reculs nous rappellent que la démocratie ne réside pas dans les élections, mais dans l’égale participation de toutes et tous à l’élaboration des règles collectives. Pour démocratiser réellement la vie politique, il faut donc exercer une participation «  sauvage  » qui, dans la rue et dans le quotidien, ne demande aucune autorisation aux oligarques autoproclamés.

2) L’État-nation, l’Europe et le monde

par Patrice 
Cohen-Séat Président d’Espaces Marx, coordinateur 
du collectif Demain 
le monde  !

La liberté n’existe plus quand la politique est impuissante et que l’on n’a plus de prise sur son destin. L’égalité est bafouée lorsque certains ont presque tout et d’autres quasiment rien. Et la solidarité est un mot creux pour ceux à qui la société ne fait plus de place, et que même les pouvoirs publics stigmatisent  : le triptyque républicain est aujourd’hui vidé de son sens. Cette catastrophe, qui met notre communauté nationale en péril, est le résultat d’une évolution qui, en quelques décennies, nous a fait changer de régime. Le développement de la démocratie parlementaire s’est historiquement inscrit dans le cadre des États-nations. Leurs institutions reposaient sur deux principes indissociables. D’un côté, le suffrage universel, très progressivement concédé, donnait de réels pouvoirs aux citoyens. De l’autre, l’affirmation du caractère «  inviolable et sacré  » de la propriété mettait le pouvoir du capital en dehors du champ démocratique. Le pouvoir a donc une double source de légitimité  : l’élection et la propriété. Les pouvoirs respectifs de l’État et du «  marché  » ont ainsi été durant les deux derniers siècles le cœur de l’affrontement politique entre droite et gauche et, au sein de la gauche, entre les libéraux et les étatistes. Mais, dans le cadre de chaque État-nation, le peuple avait la possibilité d’arbitrer, en fonction des rapports de forces, entre les deux sources de pouvoir. Le fait nouveau est que ce compromis ne peut plus se construire dans un cadre national car les traités européens imposent le néolibéralisme comme politique obligée  : le «  marché  » prime dorénavant sur l’État sans possibilité d’y déroger. Faute qu’un arbitrage démocratique puisse légitimer les choix, ceux-ci s’imposent autoritairement. La démocratie parlementaire a fait place à l’eurolibéralisme autoritaire. De gauche et de droite, les programmes gouvernementaux se ressemblent. La politique et la démocratie agonisent.

Imaginer que serait possible un retour à l’état antérieur, c’est-à-dire à des régimes de démocratie parlementaire dans un cadre national, relèverait pourtant de l’illusion. Globalisation financière, crise écologique, révolution numérique, basculement géopolitique et économique, le monde est devenu interdépendant. Le retour à un régime démocratique suppose donc d’inventer une nouvelle façon d’articuler les niveaux national, européen et mondial dans une construction démocratique d’un nouveau type. Il faut penser et travailler à un système politique capable de relever les défis d’une «  mondialité  » de coopération et de partage. Le sentiment d’impuissance qui paralyse aujourd’hui le mouvement émancipateur vient de ce que n’existent pas encore réellement de luttes de classes à cette échelle. Mais les peuples d’Europe, première puissance économique du monde, sont en train de mettre cet objectif à l’ordre du jour. Le développement de la CES, la création du PGE, la multiplication des forums européens en témoignent. La candidature d’Alexis Tsipras au poste de président de la Commission a marqué une étape qualitativement nouvelle. Personne ne peut dire à l’avance d’où pourrait venir l’étincelle qui ferait déclencheur  : un mouvement social en tache d’huile  ? Une brèche ouverte, comme en Grèce, dans l’un des pays de l’Union  ? Un «  incident  » porteur de sens et catalysant la colère sociale  ? Reste que la responsabilité politique des forces de la «  gauche radicale  » sera décisive en favorisant l’émergence d’un projet, et donc d’un espoir européen. C’est aussi la condition pour qu’un tel mouvement, s’il advient, ne conduise pas à l’aventure. La République est à réinventer dans ce monde nouveau. Peuples d’Europe, unissez-vous  !

3) Un déni originel du conflit  ?

par Élisabeth Godfrid Philosophe 
au CNRS

Le 19 novembre 1899, la statue de Jules Dalou le Triomphe de la République doit être inaugurée par le président Émile Loubet. Mais ce qui était prévu par les officiels comme une cérémonie à la gloire de la République se transforme en manifestation de ceux qui lui réclament «  justice  », «  liberté  », «  égalité  ». Les drapeaux rouges du faubourg Saint-Antoine viennent dire que «  la République une et indivisible  » est faillée par l’injuste. Le président se retire devant le «  scandale  » mettant à mal en public le dit d’une indivisibilité. Où est le scandale  ? Demander ce que la République déclare  ? Ou ne pas appliquer ce qui est déclaré  ? L’événement résonne avec ce qu’évoque Nicole Loraux (la Cité divisée, éditions Payot) à propos de la Cité grecque, «  quelque chose comme une utopie pour recouvrir ce que la Cité ne veut pas voir, ni même penser  »  : qu’au cœur du politique, il y a du conflit, l’autre face de la Cité – une.

Le propos reste d’actualité, la République toujours aux prises avec un déni du conflit dont les conséquences risquent d’aggraver, et ce à trois niveaux, les conditions du vivre-ensemble. En effet, non seulement ce déni de la division ne permet pas d’orienter le travail politique vers ce qui la génère et l’accentue, ici le creusement des inégalités, d’accueillir au parti de gouvernement des voix plurielles, qui, faute de pouvoir s’exprimer vraiment à l’intérieur, le font spectaculairement et frontalement à l’extérieur, mais est utilisée par ceux qui se servent et du déni, et du conflit, pour l’exacerber, sauveurs autoproclamés d’une «  unité  », mais par soustraction, exclusion.

Qu’une majorité de gauche soit divisée, qu’à l’intérieur on puisse ne pas être d’accord serait plutôt l’honneur d’un pluralisme, loin de l’unanimisme des blocs intégristes et totalitaires. La question n’est donc pas l’existence d’une division, mais que des procédures de son expression puissent être inventées et durer au-delà des congrès, courants, superficiels jeux d’alliance. Rencontres transversales proposées seraient-elles hérissées, plus fécondes de leur tumulte que de leur quant à soi. Deux ans encore pour le faire et couper l’herbe sous le pied à ceux qui se prétendent seuls confidents du réel à dévoiler non-dits et conflits de l’«  UMPS  ». À droite ou à gauche, à dénier le conflit, ne reste que l’incantation à une République une, non le projet relancé de tendre à réduire l’écart entre déclarer des principes et les rendre effectifs.

Tentative vers qui ne prétend pas à l’absolu d’un accomplissement, à la binarité intransigeante du «  tout ou rien  » mais qui a l’expérience d’un reste, spirale autour d’un conflit et de ses questions. L’écart entre principe et actualisation relève-t-il du temps long nécessaire à l’application en train de se faire  ? À la volonté réelle ou non de la réalisation  ? Aux circonstances et contextes contingents des actions  ? Sans discernement du niveau situé, pas de possibilité d’évaluer la légitimité de la patience ou de l’impatience chez les partenaires ou la société civile. Palette nuancée entre impatience infantile du tout tout de suite, impatience justifiée face à la non-volonté de faire dans la zone grise des atermoiements et petits arrangements ou collusions franches, patience accueillant la genèse des formes, le temps de leur métamorphose.

Poser que «  Le changement, c’est maintenant  » s’expose au risque de la déception, frustration et colère de ceux qui le veulent effectivement «  maintenant  » au nom des principes et/ou pour leur vie même. Mais la situation n’est pas équivalente entre ceux dont le mode d’existence permet dans un confort de pouvoir attendre et ceux qui s’usent, démunis, sans moyens d’existence. Les nuits ne sont pas les mêmes quand l’écart entre déclaration des principes et leur application est tel qu’il donne au jour dureté et âpreté, fins de mois difficiles. Ne pas massifier les niveaux du conflit permet aux gouvernants de la République de hiérarchiser dans la durée où et pour qui l’écart, en priorité, devra être réduit. Pas d’angélisme ni paradis sur terre, mais le possible du «  lien de la division  » (N. Loraux) quand celle-ci, non occultée, peut devenir matière même du politique. Sinon reste la politique se faisant politicienne au nom des raisons dont l’autre nom est logique de places et perpétuité.

L’histoire de la République trace combien la mise en actes des trois valeurs de «  liberté, égalité, fraternité  » que Robespierre voulait inscrire aux poitrines des gardes nationaux, démet le dit d’une «  République une et indivisible  ». Mais la déclaration de cette unité et celle de ces valeurs sont les phares des rêves, ligne d’horizon nécessaire servant de référent et repère pour orienter les bateaux. «  L’homme, dit Nietzsche, ne pourrait pas vivre sans se rallier aux fictions de la logique, sans rapporter la réalité au monde purement imaginaire de l’absolu et de l’identique.  » La Révolution française est interminée, interminable par une bigarrure humaine mêlant ceux qui accueillent l’écart, se battent malgré tout, et ceux qui prennent l’absolu au pied de la lettre, passant du politique à la théologie du pur et de l’impur.

Cette bigarrure met en mouvement une multiplicité de singularités où «  le narcissisme de petites différences  » peut tout aussi bien bloquer que renouveler. Bloquer si le conflit est dénié, si l’accaparement d’intérêts particuliers détruit des existences. Mais renouveler si le débat devient fécondité. Et si, dès l’école, l’enfant apprend l’alliance du commun et du singulier, non dans les injonctions, mais comme le disait déjà Condorcet, dans une pratique coopérative et réelle égalité en droits.

Le problème n’est pas que la gauche soit divisée, mais qu’elle ne fasse pas de sa division une belle «  occasion  ». Que grandisse pour certains le sentiment que leur vie s’use plus vite sans espoir, et d’autres en font «  leur  » occasion, dénoncent, accusent au nom d’une nation une refermée sur elle, étrange unité, machine à éliminer.

En ne déniant pas le conflit, la lettre des déclarations de 1789 peut redevenir vive, la parole recirculer, partagée. Article IV, «  la loi est l’expression de la volonté générale  : tous les citoyens ont droit de concourir personnellement, ou par leurs représentants, à sa formation  ». Reconnaître d’abord ce qui désunit pour mieux trouver ensuite le trait d’union dans une action. Un jour en guerre, un homme écrivit à un ami  : «  Hélas, donc en avant.  »


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