Turquie : Du soutien à Daech à l’attentat d’Istanbul

jeudi 30 juin 2016.
 

Daech serait l’auteur de l’horrible attentat d’Istanbul. Longtemps soutenu par le gouvernement turc, l’organisation djihadiste dite de l’« État islamique » se retourne maintenant contre son protecteur, comme Ben Laden en son temps.

Les chaînes de télévision continue ont passé les images en boucle un peu partout dans le monde et les réseaux sociaux s’en sont gavés. Blessé par un policier turc, le kamikaze s’effondre à terre, se contorsionne et actionne sa charge d’explosifs. L’attentat-suicide a été filmé par une caméra dans l’aéroport d’Istanbul. Sur une autre vidéo, une énorme boule de feu envahit l’image et des dizaines de personnes terrifiées courent dans tous les sens, paniquées. Les caméras de surveillance de l’aéroport ont filmé en direct au moins deux des trois explosions déclenchées par les assaillants, mardi soir donc, à l’aéroport international Atatürk, situé dans la partie européenne de la ville. Trois assaillants ont mitraillé des passagers ainsi que des policiers en faction, une fusillade a éclaté, puis les kamikazes se sont fait sauter. Le résultat est lourd. Il s’établissait, hier après-midi, à 41 morts et 239 blessés. Hier, la Turquie était en deuil et les drapeaux mis en berne.

Si l’attentat n’avait pas été revendiqué près de 24 heures après, tous les soupçons se portent vers l’organisation de l’« État islamique » en Irak et au Levant (Daech). Plusieurs signes semblent effectivement porter la marque de cette organisation terroriste. Et d’abord le modus operandi. Comme un mixte des actions menées en France et en Belgique. Plusieurs hommes, non masqués, se rendent dans une zone où sont massées des milliers de personnes. Ils sortent les armes qu’ils avaient dissimulées sous leurs vestes, se mettent à tirer de manière indiscriminée, puis actionnent leurs ceintures explosives.

Paul Roos, un Sud-Africain âgé de 77 ans, a décrit à l’agence Reuters l’un des kamikazes qui « tirait au hasard » dans le hall des départs de l’aéroport Atatürk, d’où il devait rejoindre Le Cap avec sa femme. « Il tirait sur n’importe quelle personne qui se trouvait sur son chemin. Il était entièrement habillé de noir. Son visage n’était pas masqué. J’étais à 50 mètres de lui, raconte-t-il. Nous nous sommes réfugiés derrière un comptoir mais je me suis relevé et je l’ai regardé. Deux explosions ont retenti à peu d’intervalle. À ce moment-là, il avait arrêté de tirer. Il s’est retourné et a commencé à avancer vers nous. Il tenait son arme à l’intérieur de sa veste. Il a regardé nerveusement autour de lui pour voir si quelqu’un allait l’arrêter et puis il a descendu l’Escalator (...) On a entendu de nouveaux coups de feu puis une autre explosion, et après c’était fini. »

À l’époque, Erdogan ne semblait pas gêné par les exactions filmées et les égorgements de journalistes

Outre le modus operandi et la cible (une zone où se trouvent aussi bien des nationaux que des étrangers), la situation politique actuelle désignerait également Daech. Les services de renseignements américains ont fait état d’une « nette augmentation » de la propagande et des communications des membres de l’État islamique (EI) sur les réseaux cryptés qu’ils utilisent sur Internet, ce qui attesterait de leur volonté de multiplier les attaques en dehors de Syrie et d’Irak, où l’organisation djihadiste ne cesse de perdre du terrain. Mais on peut également penser que les dirigeants de Daech ont maintenant une dent toute particulière contre la Turquie. L’actuel président, Reçep Erdogan, alors qu’il n’était que premier ministre, tout entier tourné dans sa lutte contre le gouvernement de Bachar Al Assad, en Syrie, n’a eu de cesse de soutenir tous les groupes armés et particulièrement les plus islamistes. L’Humanité avait déjà raconté comment les djihadistes de toutes nationalités se rendaient d’abord en Turquie pour franchir la frontière syrienne en toute impunité. Des vidéos ont même montré les soldats turcs saluer gentiment les tueurs.

À l’époque, Erdogan ne semblait pas gêné par les exactions filmées, les égorgements de journalistes, l’immolation par le feu d’un soldat jordanien enfermé dans une cage ou par les massacres de masse perpétrés dans les villages. Il est vrai qu’à la tête d’un parti islamiste (l’AKP), le président turc ne voyait pas d’un mauvais œil l’émergence de groupes se réclamant directement du sunnisme. Daech avait néanmoins un double avantage. Il pouvait plus que d’autres être financièrement utile avec la revente du pétrole syrien mais aussi, et surtout, il pouvait être instrumentalisé pour combattre les Kurdes de Syrie. La propagande officielle turque a, en effet, toujours tiré un trait d’égalité entre le Parti de l’union démocratique (PYD) en Syrie et le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), tous deux qualifiés de « terroristes ».

En laissant venir sur le sol turc des milliers de djihadistes, Erdogan a pris un risque terrible : l’établissement de centaines de cellules combattantes, formées et armées, n’attendant que l’ordre d’agir. C’est ainsi que des opposants syriens, laïques, souvent journalistes, qui avaient trouvé refuge dans le sud de la Turquie, ont été assassinés. Aujourd’hui, Daech est passé à la vitesse supérieure et s’attaque à ce qui était jusqu’à très récemment sa base arrière. Pourquoi  ? D’abord parce que, depuis quelques mois, la situation régionale s’est modifiée. En particulier depuis l’engagement russe aux côtés du gouvernement légitime syrien. Les rapports de forces ont commencé à s’inverser, créant même une tension supplémentaire après qu’Ankara a abattu un avion russe. Querelle aujourd’hui terminée. Erdogan s’est également trouvé sous la pression des Américains, pas dupes et acceptant son jeu avec moins d’entrain que la France. Daech était l’instrument rêvé pour s’attaquer aux Kurdes de Syrie. Mais la défaite des djihadistes à Kobané, l’engagement de Washington de plus en plus concret auprès des forces de défenses kurdes risquaient de mettre la Turquie en porte-à-faux.

A donc germé l’idée terrible d’Erdogan : puisqu’il faut montrer une volonté politique et militaire contre Daech, une campagne contre le « terrorisme » va être lancée, dans laquelle il y inclut les organisations kurdes. D’où l’offensive déclenchée dans le sud-est du pays tout de suite après les élections du mois de juin 2015. Un scrutin marqué par une forte percée du Parti démocratique des peuples (HDP qui soutient la revendication kurde), au détriment de l’AKP. Depuis, c’est un véritable terrorisme d’État qui s’exerce contre les populations, soumises aux sièges, aux couvre-feux, aux arrestations. Ces derniers jours, sous couvert d’une opération antidrogue, des milliers de soldats turcs ont été déployés autour de Lice, qui se trouve dans la délimitation administrative de Diyarbakir. Le 18 juin, les espaces ruraux ont été bombardés par des avions militaires. Les opérations terrestres sont également menées par les forces spéciales. Dans certains villages, la population est interdite de quitter les lieux, dans d’autres, elle a été forcée d’évacuer. Certaines maisons vidées sont détruites. Les forêts et terrains sont incendiés. Samedi, 80 personnes, dont les députées HDP Sibel Yigitalp et Nursel Aydogan, ont tenté de se rendre sur place mais ont été arrêtées et placées en garde à vue.

Erdogan pourrait s’en servir pour poursuive ses actions militaires contre les Kurdes

Comme Ben Laden qui s’était retourné contre ses maîtres américains, Daech aujourd’hui veut déstabiliser la Turquie et ouvrir de nouveaux fronts. Au final, les attaques de l’EI renforceront le pouvoir de plus en plus autoritaire d’Erdogan. Fidèle parmi les fidèles, son premier ministre, Ahmet Davutoglu, a démissionné au mois de mai. Dernièrement, celui-ci évoquait un probable retour à la table des négociations avec le PKK. « Il n’y a rien à négocier », avait alors coupé net celui que tout le monde considère comme un nouveau calife. Et il est à craindre que, sous prétexte de lutte contre Daech, et en surfant sur l’émotion internationale, Erdogan ne poursuive ses actions militaires en territoire syrien, pour empêcher toute formation de province kurde à ses portes. Les malheureuses victimes de l’attentat d’Istanbul n’ont pas besoin de cela.

Pierre Barbancey, L’Humanité


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