Daech, son organisation, ses financements, son armée, ses alliés objectifs

mardi 21 février 2017.
 

Chercheur irakien spécialiste des groupes armés, Hisham al Hashimi a été le collaborateur de plusieurs centres de recherches stratégiques et consultant pour de nombreux Etats. Il est l’un des meilleurs spécialistes mondiaux de Daesh. Il décrypte l’organisation, ses structures, ses financements (octobre 2015).

Quelle est aujourd’hui la spécificité de Daesh par rapport aux autres groupes armés ?

Hisham al Hashimi : Daesh représente l’apogée de la radicalisation des djihadistes islamistes. Daesh a réuni l’aile takfiriste des Frères musulmans et a fusionné les salafistes djihadistes que l’on connaît depuis une quinzaine d’années. Son action a néanmoins réussi à attirer d’autres groupes comme des anciens bassistes, des nationalistes ou même des personnalités désabusées.

Cette organisation se distingue des autres groupes salafistes par sa méthodologie. Le leadership essaie de s’identifier à Ben Laden. Le niveau intermédiaire à Abdel Kader Abdel Aziz, l’un des dirigeants djihadistes en Egypte. Enfin, la direction sur le terrain même s’identifie au Jordanien Abu Mussab al Zarkawi, le leader d’Al Qaïda en Irak (liquidé par l’aviation américaine fin 2006). Il y a donc trois niveaux qui sont emboités à l’intérieur de Daesh. Celui-ci a profité énormément de ce qu’on appelle « l’espace mou », c’est-à-dire cette partie fragile de l’Irak où la sécurité fait défaut, la présence de l’Etat est très contestée, et la population locale, pour des raisons politiques et confessionnelles, se sent marginalisée. En d’autres termes, l’espace qualifié communément de sunnite, où le djihadisme comme d’autres formes de subversion se sont installés, accueillant les mécontents, militaires démobilisés, jeunes laissés pour compte. Dans cet espace mou, Daesh se distingue des autres groupes armés. Il s’installe particulièrement dans les villages et les périphéries des villes sunnites. En plus de sa projection dans ces milieux, Daesh a également mené une série de luttes contre les autres groupes djihadistes. C’est une sorte de mutation par rapport à Al Qaïda classique.

Comment Daesh divise les zones qu’elle occupe ?

Hisham al Hashimi : En Irak et en Syrie, Daesh est guidé par trois objectifs. Réunir autant de richesses que possible, assurer l’allégeance à Baghdadi et sceller des alliances avec les tribus sunnites dans ces deux pays. En réalité, Daesh partage les lieux qu’elle occupe en trois zones géographiques. Une zone rouge, qui est une zone de guerre qu’ils appellent « la maison de la guerre » (dar al harb). En Irak elle va de l’est de Mossoul jusqu’à Falloudjah à l’ouest de Bagdad. La deuxième, proche des zones de guerre, est une zone orange qu’ils appellent « l’espace mixte » (al mantaqa al mukhtalata). C’est un arc qui va jusqu’à la frontière syrienne. Enfin, une zone plus éloignée, un peu plus sécurisée, « la zone verte » (al mantaqa al khadhra). C’est Raqqa, Mossoul et Deir Ezzor.

Dans les zones rouges, les décisions sont toutes entières entre les mains du commandement militaire. Aucune autre commission n’y est associée. Le chef militaire décide de tout. Dans les zones orange, le commandement revient au chef de la sécurité et non pas au chef militaire. Dans la zone verte c’est un quasi-Etat islamiste. Il y a une administration civile, une justice, une administration économique. A cheval sur l’Irak et la Syrie.

Du 8 avril 2013 au 22 septembre 2014, la stratégie d’Abou Baker Al Baghdadi a évolué en trois étapes. La première est la déclaration du Califat. C’est très important sur le plan politique et symbolique. Ensuite il a commencé à avoir l’autosuffisance économique. Puis il a réuni, dans l’espace qu’il contrôle, l’équivalent de 7 divisions (une division comprend de 10 000 à 15 000 hommes, ndlr). Aujourd’hui, l’équivalent militaire de Daesh est le double de l’armée jordanienne. C’est l’équivalent de 8 milliards de dollars. Daesh possède 72 tanks, 124 véhicules blindés, 3200 humvees, 4000 véhicules militaires divers, 42 missiles hawacs et une réserve de matériel militaire pouvant équiper quatre divisions d’infanterie et deux divisions de forces spéciales et une division mécanique blindée. Il n’y a aucune différence avec une armée régulière sauf le manque d’aviation.

Et les armes chimiques ?

Hisham al Hashimi : Daesh essaie d’en posséder. Elle a réussi à développer une matière chimique dans les laboratoires de l’université de Mossoul. Cela n’a rien à avoir avec ce que l’on connaît. Ce n’est pas du gaz sarin, ce n’est pas non plus du gaz moutarde. Ils utilisent beaucoup le chlore, mais en réalité on ne sait pas encore quels autres matériaux ils utilisent. Ils les ont testés dans six endroits, notamment à Mossoul, à Kobané, à Zemmar près d’Erbil, et dans la région de Falloudjah. Quatre fois en Irak, deux fois en Syrie. Jusqu’à maintenant les spécialistes n’ont pas encore déterminé de quoi il s’agissait mais cela semble assez proche du gaz moutarde. Le dossier chimique est une priorité pour Daesh. Beaucoup d’argent a été dépensé dans ce domaine. Le responsable de ce dossier est un Egyptien qui a fait des études de chimie. Il s’appelle Abou Malek al Masri. Il est bien sûr secondé par un ancien de Saddam Hussein, qui est Bachar al Sabahwi. Ce dernier était déjà engagé dans la production d’armes chimiques sous Saddam. Le rêve de Daesh est de posséder l’arme chimique. Ce n’est pas encore tout à fait le cas.

Sur quel modèle se sont-ils appuyés pour construire cette organisation ?

Hisham al Hashimi : Le 29 juin 2014, al Baghdadi a opéré une rupture en créant une structure qui n’existait pas auparavant. Le calife possède des adjoints responsables des dossiers internationaux : Nigéria, Tunisie, Tchétchénie, Egypte, Malaisie… Ils se projettent ainsi à l’échelle internationale. Ils forment le Conseil de l’émirat, qui a formellement le pouvoir d’écarter Baghdadi et de le remplacer. Avec le Majles al Choura (qui comprend neuf membres), ils forment le Conseil de résolution des problèmes. Mais le Conseil de Choura n’est que consultatif. Il peut proposer un Calife alternatif. Pour en être membre il faut un passé djihadiste, une constance dans son combat et il faut que d’autres djihadistes distingués puissent témoigner de cette sincérité.

Prenons l’exemple de l’Irak. L’adjoint de Baghdadi concernant l’Irak est Mustafa Abdel Rahman al Askeri. Il gère toute la question des gouverneurs qui sont mis en place par Daesh. Il intervient également au niveau militaire. Le conseil militaire est constitué des chefs militaires de chaque province. Troisième Conseil important, celui de la sécurité et des interrogatoires. Mais il y a aussi des Conseils pour la justice et la jurisprudence islamique, celui de la gestion, de l’éducation, de la santé. Dans la zone verte, il y a une police des mœurs. Toutes ces appellations concernent la zone verte ; dans les zones orange et rouge, elles changent en fonction du terrain.

Tout se décline donc à partir du Calife qui délègue ?

Hisham al Hashimi : Exactement. Prenons le conseil militaire. Al Baghdadi l’a confié à des anciens militaires de l’époque de Saddam. Mais bien sûr leur intégration dépend de leur allégeance, de leur foi salafiste. La plupart des militaires de Saddam sont dans ce cas et ce n’est pas récent. Leur certificat d’admission est d’avoir été enfermé à la prison américaine de Bucca près de Bassora (toute la direction de Daesh en sort). Le conseil militaire est composé de 13 membres. Il a 5 fonctions principales : la planification de la guerre, le stockage et le transport des armes, l’entraînement de groupes spéciaux, le transport de troupes et enfin le butin de guerre.

Sur la sécurité et la sûreté. Ce dossier est certainement le plus important pour Daesh, en Irak et en Syrie. Là aussi 50% des membres sont issus des services de renseignements et des renseignements militaires de Saddam. Mais ils n’en ont pas la direction. Le pouvoir de décision est entre les mains de Baghdadi lui-même, de ses proches, et de ceux qui sont ses amis depuis longtemps. Il s’agit de réunir les informations et les renseignements, surveiller tout le personnel de Daesh, ils ont la responsabilité des arrestations y compris à l’intérieur de l’organisation. Ils approuvent également la confiance qu’on apporte à quelqu’un. Ces sont les soldats du Calife (jund al khalifa). Dès qu’ils arrivent, la peur s’installe autour d’eux. A un moment donné ce dossier était dirigé par le frère de Baghdadi, Jumaa. Ce dernier était aussi responsable des déplacements de Baghdadi, des rendez-vous, des kidnappings politiques, des rançons et de la prison spéciale.

Quant au dossier de gestion du « personnel », il est géré de façon assez classique. Le budget de fonctionnement annuel (du 29 juin au 30 mars) pour la zone verte en Irak et en Syrie s’élève à 800 millions de dollars. Pour la zone orange, le budget dépasse les 100 millions de dollars. Pour la zone rouge ce budget dépasse les 200 millions de dollars. Il y a très peu de détournement et de vols.

Pour les dépenses et les investissements, il y a les impôts religieux, les dons, le pétrole mais aussi la vente d’organes lorsqu’ils décapitent les gens, le trafic d’objets archéologiques, les rançons ainsi que les stupéfiants qu’ils produisent. Les responsables suivent également les investissements de Daesh dans les pays étrangers. Ils sont dans au moins quatre pays : le Liban, la Turquie, la Malaisie et l’Indonésie. Une bonne partie du blanchiment se fait au Liban et à Chypre. Le Liban a été averti plusieurs fois par les Nations unies, mais ça continue.

Est-ce que les revers militaires subis, notamment à Kobané, ont eu un impact sur Daesh ?

Hisham al Hashimi : Pour Daesh, Kobané a été une aventure. Sur le plan stratégique cela n’a pas beaucoup de signification. Mais Daesh voulait surtout impliquer la Turquie dans la guerre. Elle a échoué à Kobané et a perdu plus de 1000 combattants selon leurs propres chiffres. Mais Daesh peut remplacer ce qu’il a perdu. Ses effectifs augmentent, ils ne baissent pas. Les Etats-Unis, l’armée irakienne, syrienne et les autres groupes hostiles ont éliminé 15 000 combattants de Daesh en un an. Mais dans le même temps le double a rejoint ses rangs. En juin 2014, ils étaient 32 000 en Irak et en Syrie. Aujourd’hui ils sont presque 120 000 (les estimations américaines officieuses tournent autour de 100 000).

Quelle est la signification de l’utilisation des réseaux sociaux comme le fait Daesh ?

Hisham al Hashimi : Le dossier de la communication est directement rattaché à Baghdadi en personne. Le Comité central des médias, est constitué de cinq membres, trois Saoudiens et deux Irakiens. Ceux qui participent à la production technique viennent, pour la plupart, d’Europe. Il y a bien sûr des organes et des agences qui aident ce Comité ou qui accompagnent les combattants sur le terrain pour filmer. Enfin, il y a l’utilisation de Facebook et surtout celle très active de Tweeter, Instagram et Youtube. Ils ont 46 000 abonnés Tweeter et sont présents dans 108 Etats. Entre 35 et 40% de ces abonnés sont des femmes.

Comment juger le comportement de la Turquie face à Daesh ?

Hisham al Hashimi : La Turquie ferme les yeux sur Daesh. Pour elle un éventuel Etat kurde est plus dangereux que Daesh. Les services turcs savent que les cellules dormantes, dans le sud-est de la Turquie et dans les faubourgs d’Istanbul a dépassé les 3000 personnes. Daesh a investi beaucoup d’argent à l’intérieur de la Turquie. La famille directe de Baghdadi a été accueillie par la Turquie qui a fourni des cartes de séjour. Il y a trop d’intérêts en commun et chacun évite la confrontation avec l’autre. Pour la Turquie, la priorité est d’empêcher la création d’un Etat kurde et de faire tomber Bachar al Assad. Elle a aussi peur de se confronter à Daesh. Encore aujourd’hui, des groupes passent en Syrie à partir de la Turquie pour rejoindre le djihad, même si le nombre a considérablement baissé.

Comment combattre Daesh ?

Hisham al Hashimi : Pour l’Irak il est possible d’éradiquer Daesh. Pour la Syrie ce sera plus compliqué. Sur tous les plans, économique, militaire mais aussi sur le terrain. Et même en Irak ça prendra beaucoup de temps. Le problème est le conflit politique en Irak qui retarde l’éradication de Daesh. Il s’emboite avec les conflits ethniques et confessionnels. Et puis, il y a une volonté régionale et internationale d’empêcher l’Irak de gagner définitivement contre Daesh. L’organisation de Baghdadi contrôle maintenant 80% du pétrole syrien, peut-être entre 7 et 10% du pétrole irakien. Il occupe un espace agricole très productif, les terrains les plus fertiles entre l’Irak et la Syrie. 5 à 7 millions de personnes dépendent de son administration. Avec la durée, certains commencent à y croire ou se disent que c’est imposé de facto. C’est devenu un phénomène social.


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