par Willy Pelletier, sociologue, Champ libre aux sciences sociales
Une chemise déchirée ! De quel droit tirer la chemise d’un DRH qui, peinard, vient de licencier ? Les futurs licenciés, espérons-le, ne savaient pas le prix de la chemise, le prix des chaussures, du costume, des déjeuners, de la voiture, des maisons, des montres, de ce DRH exemplaire. Maintenant ils doivent payer. Car ils ne payent pas assez. Ils ne payent pas, ces licenciés, ces chômeurs, ces 8 millions de travailleurs pauvres qui, cet hiver, ne se chaufferont pas, car le gaz et l’électricité augmentent. Ils ne payent pas, ces expulsés de leur logement, toujours plus nombreux. Ils ne payent pas assez de leur personne, ces accidentés du travail, ces cancers professionnels non reconnus, ces salariés morts au travail (2 par jour). Ce sont rarement des DRH. Sur un chantier, André a eu le bras broyé. Joël s’est fait amputer deux doigts par sa machine. À Pôle emploi, Samira gère en moyenne 290 chômeurs. Les radiations sont en hausse. Chaque jour, l’insultent ou la menacent ceux qui ne supportent plus qu’aucun emploi ne leur soit soumis. Elle craque. Dans cette ville du Val-de-Marne, les familles sont expulsées manu militari des « permanences logement », elles refusent d’en sortir sans promesse d’un toit. Les pleurs, le chantage au suicide, c’est le quotidien d’Anne, qui les reçoit. La semaine passée, une femme l’a giflée en criant qu’elle « crèverait ses gosses ». Anne est en dépression et va déménager.
Où est l’obscénité, l’insupportable ? Dans une chemise de DRH ? Quand l’Insee recense 2,12 millions de logements vides en 2010 et que les lois de réquisition ne sont pas appliquées ? La violence, elle est sur les chantiers, dans les usines, dans les supermarchés aux employés sous-payés, à Pôle emploi, aux guichets sociaux des services publics empêchés d’aider.
Les médias dominants n’évoquent jamais les victimes de cette guerre économique qui gonfle les fortunes des actionnaires, des financiers, des PDG, des DRH. Des victimes de masse. Des vies d’inquiétudes, de peines, d’angoisses, de colères rentrées, de mépris. Des vies de galère où se soigner est un luxe.
Et il faudrait toujours, avec l’austérité, aggraver la « réduction des dépenses publiques », comprimer les salaires, les aides sociales, les services publics qui aident, et licencier encore. Combien de ménages ne bouclent plus leur mois dès le 15, ne règlent plus la cantine des enfants, le dentiste ? Ces trente dernières années, les sociétés immobilières ont dégagé 340 milliards de surprofits. Le magot des 500 Français les plus riches s’est étoffé de 25 % en un an. En 2013, ils détenaient 330 milliards d’euros : 0,1 % des richesses du pays capté par 0,0001 % de la population. Où est la violence ? Qui la produit et la reproduit ? Quelles écoles du pouvoir, quelles élites qui vont et viennent du privé au public, quel gouvernement, quels professionnels de la politique, la fabriquent ? Ils vivent dans l’entre-soi. Ils ne connaissent pas un ouvrier, pas un employé, pas un chômeur. Ils ne savent rien de l’immense violence que leurs décisions génèrent. C’est la colère qui vient.
par Franck Fischbach, professeur de philosophie à l’université de Strasbourg
S’agissant de l’exercice de la violence physique, la responsabilité n’est en principe pas difficile à établir, et elle l’est encore moins lorsque les actes de violence physique ont eu des témoins ou lorsqu’ils ont été filmés, comme ce fut le cas la semaine dernière aux abords du siège d’Air France à Roissy. Quand il s’agit de violence psychologique, les faits et donc la responsabilité, sont déjà plus compliqués à établir. Qu’en est-il maintenant lorsqu’on parle de violence sociale ? Si cette violence peut être dite sociale, c’est certainement qu’elle est collective : mais on sait quelles difficultés pose la notion de responsabilité collective. Le problème est qu’en raisonnant ainsi, on ne se donne la possibilité que de penser selon les termes de l’alternative entre, d’un côté, l’individuel, de l’autre, le collectif. Or, penser quelque chose de social suppose de s’extraire de cette alternative ou de la refuser.
Le social est une réalité qui n’est ni individuelle ni collective pour la raison que ce terme désigne quelque chose qui est de l’ordre des rapports : il s’agit de penser quelque chose qui n’est situé ni dans les individus pris isolément ni dans les individus pris collectivement, mais qui se situe entre les individus. Le social est ce qui naît entre les individus et qui, de là, les traverse et les constitue comme individus. Toute la difficulté est que le social, comme ensemble complexe de rapports, compris comme ce qui se joue entre les individus, est à la fois ce qui les sépare et ce qui les rassemble : s’il n’y avait pas cet entre-deux, il n’y aurait pas de séparation, ni d’individuation, mais cet entre-deux est aussi ce qui permet que les individus se rapportent les uns aux autres. J’estime que cette dimension du rapport entre les individus est ce qui est systématiquement occulté dans nos sociétés libérales et capitalistes : dans ces sociétés, on n’a d’yeux que pour des individus bien séparés les uns des autres, et pas pour les rapports qui se jouent et se nouent entre eux. On se focalise sur les termes du rapport (c’est-à-dire les individus), pas sur le rapport lui-même et comme tel.
Du coup, ces sociétés sont aussi celles où la dimension du social comme dimension du rapport – quand elle est aperçue – ne peut être posée que séparément des individus et indépendamment d’eux. La conséquence en est qu’en étant ainsi placée en extériorité par rapport aux individus, la dimension sociale des rapports se trouve dans la meilleure position possible pour être en mesure d’exercer sur les individus une domination qui prend la forme d’une contrainte externe, violente, anonyme et apparemment invincible. Les individus se trouvent dépossédés de la maîtrise de leurs propres rapports et le social ne vient plus à eux que de l’extérieur, sous la forme d’une inflexible contrainte. Les membres du conseil d’administration d’Air France ne font pas exception : ils relaient cette contrainte (en la baptisant « impératif de rentabilité », « contrainte du marché », etc.), et ils s’en font les agents et les serviteurs d’autant plus zélés qu’elle leur profite et qu’ils occupent une position qui leur permet d’en tirer bénéfice, mais sans la maîtriser davantage que ceux pour lesquels cette même contrainte produit des effets dévastateurs dans leur vie. À ces derniers, il reste deux choses : d’abord, dans l’immédiat, l’expression d’une contre-violence (qui ne sera évidemment pas considérée par l’État comme une contre-violence sociale, de sorte qu’il cherchera et trouvera des responsables individuels), et puis, dans un second temps, l’entreprise consistant à se réapproprier leurs propres rapports sociaux, à en reprendre la maîtrise pour leur donner une forme qui leur permette de partager entre eux une vie digne.
Dernier ouvrage paru : Philosophies de Marx, Vrin, 2015. Ouvrage à paraître fin octobre 2015 : le Sens du social, Lux Éditeur.
par Laurent Pinatel Porte-parole de la Confédération paysanne
L’agriculture est en crise. Pas seulement en ce moment. C’est une crise permanente, la crise d’un modèle productiviste où la recherche effrénée de volumes vouée à l’export passe par l’industrialisation de notre métier et son corollaire : la disparition des paysans. Les revenus sont déjà parmi les plus faibles, quand il y en a. La galère est quotidienne et on nous annonce des solutions dans l’investissement, autrement dit dans l’endettement, encore et toujours. Les plans de sauvetage de l’agriculture ne font donc qu’enfoncer un peu plus les paysans dans la crise, en poussant les trésoreries dans le rouge. Quand on doit payer les emprunts, les fournisseurs, parfois les salariés, et qu’il ne reste plus rien, c’est notre propre salaire qu’on rabote pour s’en sortir. Prenons un éleveur laitier. L’organisation mise en place par les pouvoirs publics et les institutions agricoles a fait en sorte d’éliminer tout pouvoir de négociation. Chaque éleveur est lié à une laiterie, qui vient collecter son lait et le paye chaque mois au prix qu’elle choisit. En ce moment, c’est 0,30 euro le litre, bien en deçà des coûts de production. Il n’y a pas de salaire minimum, le paysan dépend du bon vouloir des entreprises qui lui achètent sa production. La chute des revenus est catastrophique et nombreux sont ceux qui mettent la clé sous la porte. Chaque année, ce sont des milliers de paysans qui disparaissent, un plan social discret mais énorme et permanent, et contre lequel les pouvoirs publics refusent de se battre. Pire, ils l’entretiennent en mettant en place des politiques qui contribuent à la destruction du revenu, puis de l’emploi des paysans. Les 10 milliards de la politique agricole commune sont en fait la seule politique publique de destruction de l’emploi.
À ceux qui quittent le métier, s’ajoutent ceux qui décident d’en finir, poussés à bout par le mépris des pouvoirs publics et des entreprises qui ne se préoccupent que de la production, pas des producteurs. Un paysan se suicide tous les deux jours. C’est la catégorie sociale la plus touchée. Mais il faut assurer la croissance, prouver la vocation exportatrice de la France. Ce métier se choisit par passion, parce que ce n’est pas rien de produire l’alimentation de nos concitoyens. Mais il ne s’agit plus aujourd’hui de faire de la qualité, ni de rémunérer les travailleurs. Alors la dignité du paysan en prend un coup. La dignité d’avoir de quoi vivre, comme celle d’être fier de son métier. Les paysans sont aujourd’hui dépendants des entreprises pour leurs revenus, et ils sont dépendants d’autres, souvent des multinationales, pour simplement exercer leur métier.
Par exemple, un paysan ne peut plus prendre une partie de sa récolte pour la ressemer. C’est-à-dire que le savoir-faire paysan, le fait de s’imprégner chaque jour du sol, des animaux, de ce qui pousse pour s’améliorer, pour faire des choix en fonction de ce qu’on veut produire, n’a plus sa place. Ce sont les multinationales qui s’en sont emparées, à coups de brevets pour les semences. Le projet politique de la Confédération paysanne, c’est l’agriculture paysanne. Ce n’est pas un modèle, mais une démarche dans laquelle chacun peut s’intégrer pour faire évoluer sa ferme. Parmi les six thèmes qui en forment le squelette, il y a l’autonomie. Il s’agit de faire en sorte que, sur sa ferme, chaque paysan puisse choisir ce qu’il va produire et comment, et qu’il en vive. Qu’il puisse produire l’alimentation du bétail, qu’il puisse ressemer une partie de sa récolte, qu’il puisse choisir les traitements à appliquer ou pas, qu’il puisse commercialiser à qui le paiera, etc.
En fait, l’autonomie, c’est la dignité des paysans. La violence, c’est d’en être privé, et les multinationales, avec le soutien des politiques publiques, nous ont pris cette dignité. Nous devons nous battre pour le leur reprendre.
Jean Jaurès, chambre des députés, 19 juin 1906 « Le patronat n’a pas besoin, lui, pour exercer une action violente, de gestes désordonnés et de paroles tumultueuses ! Quelques hommes se rassemblent, à huis clos, dans l’intimité d’un conseil d’administration, et à quelques-uns, sans violence, sans éclats de voix, comme des diplomates causant autour du tapis vert, ils décident que le salaire raisonnable sera refusé aux ouvriers (...). Ainsi, tandis que l’acte de violence de l’ouvrier apparaît toujours, est toujours défini, toujours aisément frappé, la responsabilité profonde et meurtrière des grands patrons, des grands capitalistes, elle se dérobe, elle s’évanouit dans une sorte d’obscurité. »
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