Bastien François : « La réforme constitutionnelle est au mieux inutile, au pire dangereuse »

dimanche 29 novembre 2015.
 

Entretien avec Bastien François (spécialiste de la Constitution et des institutions) à propos de la réforme de la constitution souhaitée par François Hollande « Si on inscrit dans la Constitution qu’on peut déroger aux droits fondamentaux, on crée un état d’urgence permanent », dit-il.

L’Assemblée nationale a adopté jeudi 19 novembre la prolongation de l’état d’urgence de trois mois, par 551 voix contre 6 et une abstention, en même temps qu’elle rénovait la loi de 1955 qui avait défini cet état d’urgence en pleine guerre d’Algérie. Au-delà des trois mois, François Hollande a annoncé une révision de la Constitution qui permettrait de graver dans le marbre cet état d’urgence et sans doute de faire passer d’autres régimes dérogatoires au droit commun articulés à la lutte contre le terrorisme.

Entretien avec Bastien François, professeur à l’Université Paris I, spécialiste de la Constitution et des institutions. Il y a dirigé de 2010 à 2014, l’UFR de science politique et il est également conseiller régional EELV en Île-de-France. Il est l’auteur de nombreux livres, parmi lesquels, Naissance d’une Constitution. La Ve République (1958-1962) (Presses de Sciences Po, 1996), Le Régime politique de la Ve République (La Découverte, 2010) et plus récemment La 6e République, pourquoi, comment ? (Les Petits matins, 2015).

L’état d’urgence procède d’une loi votée le 3 avril 1955, en pleine guerre d’Algérie. Contrairement à ce qu’on a vu aujourd’hui, il y eut en 1955, lors de la présentation du projet de loi à l’Assemblée, de fortes critiques de députés socialistes et communistes, notamment en raison des mesures qui mettaient en péril les libertés fondamentales. Quelle lecture faites-vous du vote quasiment unanime (6 voix contre et une abstention) sur la prolongation de l’état d’urgence à l’Assemblée nationale aujourd’hui ?

Bastien François. Il est difficile de voter contre dans la situation actuelle. Il y a une nécessité d’un état d’urgence et la période prévue peut sembler raisonnable. Il est exact de dire que la loi de 1955 était à certains égards obsolète et qu’il fallait donc la modifier. Cette révision de la loi de 1955 améliore le contrôle du juge, parce qu’elle permet l’intervention de celui-ci en référé administratif, et elle exclut tout contrôle de la presse et ne menace plus les associations.

On serait donc plutôt face à une évolution / amélioration de cette loi ?

Elle a été élaborée il y a soixante ans et il y a donc des différences dans la manière dont les gens se déplacent et communiquent. Les formes de menaces ont changé avec des groupes dispersés qui communiquent très rapidement. Les nécessités de contrôle ne sont donc pas les mêmes. On peut comprendre que pour l’efficacité policière du moment, il était nécessaire de moderniser la loi de 1955.

Cela dit, cette loi demeure brutale, pour rester dans l’euphémisme, particulièrement sur les conditions de la résidence surveillée, qui sont très floues et fondées sur le comportement des individus. Cela rend le contrôle du juge a posteriori plus difficile, parce qu’il va devoir juger de l’adéquation entre une forme de rétention et des comportements. Sur ce point, cela donne une latitude sans doute trop large aux forces de police.

Le projet de loi sur l’état d’urgence adopté jeudi 19 novembre à l’Assemblée nationale précise que « le régime des assignations à résidence est modernisé et élargi à toute personne à l’égard de laquelle il existe des raisons sérieuses de penser que son comportement constitue une menace pour la sécurité et l’ordre public ». En 1955, il était écrit que « le ministre de l’intérieur dans tous les cas peut prononcer l’assignation à résidence dans une circonscription territoriale ou une localité déterminée de toute personne résidant dans la zone fixée par le décret visé à l’article 2 dont l’activité s’avère dangereuse pour la sécurité et l’ordre publics ». Le problème est-il que l’on passe de la notion « d’activité » à celle de « comportement » ?

Oui, parce que les comportements sont une notion beaucoup plus subjective que celle d’activité, qui peut aller jusqu’à des propos tenus et non seulement des activités réelles. Dans une logique policière, un comportement est un indice. Mais dans une logique de protection judiciaire des libertés, c’est différent, il faut se centrer sur la matérialité et l’objectivité des faits et des activités. Cette tension entre logique judiciaire et policière n’est toutefois pas nouvelle, elle recouvre celle entre liberté et sécurité, entre logique de droit et logique de soupçon.

Vous seriez donc à peu près d’accord avec Dominique Rousseau, professeur de droit constitutionnel à Paris 1, rarement suspect de complaisance envers les agissements de l’exécutif et l’instrumentalisation de la loi fondamentale, qui expliquait récemment que « tant sur la proportionnalité des mesures que sur leur temporalité, ce projet de loi [lui] paraît relativement équilibré, voire bien proportionné par rapport au respect des libertés » ? Et serait-ce encore le cas si cet état d’urgence était inscrit dans la Constitution ?

Il faut effectivement distinguer le vote de la loi et la réforme constitutionnelle annoncée. J’ai expliqué à mes amis écologistes que, si j’avais été député, j’aurais voté la loi, parce que, même si elle n’est pas parfaite et si je ne l’aurais pas rédigée comme cela, elle me semble tenir.

Je ne suis pas inquiet, même s’il existe bien des risques pour les libertés publiques, parce que la loi est très floue et large ; notamment sur les conditions de l’assignation à résidence et les perquisitions, mais cela demeure effectivement raisonnable et équilibré, compte tenu de la rapidité avec laquelle elle a été écrite et des conditions exceptionnelles. On ne peut pas dire qu’on devient un État policier ou que l’État de droit est suspendu, puisqu’il existe un contrôle du juge qui n’existait pas avant et qui a le pouvoir d’interrompre le pouvoir des autorités administratives.

Par contre, je trouve beaucoup plus dangereuse l’idée d’une révision de la Constitution d’ici trois mois. En réalité, cette révision possède deux volets. Le premier n’intéresse que les juristes. François Hollande veut que le régime juridique de l’“état d’urgence” soit désormais constitutionnalisé et que son contenu soit précisé dans une loi organique. La proposition n’est pas nouvelle. Elle avait été faite en 2007 dans le rapport Balladur (proposition n°10) et avait été présentée alors comme une simple mesure de mise en cohérence juridique, afin de faire figurer côte à côte “état de siège” et “état d’urgence”, parce qu’il est cohérent, du point de vue de la hiérarchie des normes, d’organiser une dérogation à la légalité par une norme constitutionnelle et non par une simple loi. Cette proposition avait été jugée si marginale qu’elle n’a pas été retenue dans la très vaste réforme constitutionnelle engagée en 2008 par Nicolas Sarkozy. On est là dans le cadre d’un jeu de Meccano pour juristes.

L’autre aspect concerné par cette réforme constitutionnelle est beaucoup plus compliqué et dangereux. De ce qu’on sait, le gouvernement a deux grands projets : la déchéance de nationalité pour les nationaux de naissance et le bannissement des nationaux qui seraient allés se battre en Syrie ou ailleurs, et n’auraient pas le droit de revenir en France. Et encore, on ne parle que des projets annoncés, et pas de ce qu’il reste sans doute dans les cartons.

Cela ne peut se faire sans révision de la Constitution, parce que c’est dérogatoire aux droits fondamentaux, donc il faudrait prévoir un régime dérogatoire au droit commun en cas d’entreprise terroriste. Je suis réticent à commenter quelque chose dont on n’a pas encore le texte, mais si on veut aller ainsi au-delà de la loi de 1955 et articuler cela à la lutte contre le terrorisme, cela pose problème. En effet, celle-ci n’a jamais de fin, contrairement aux guerres avec un État où on finit par faire la paix. Là, si on introduit des dérogations importantes aux droits fondamentaux articulés avec le terrorisme, on instaure quelque chose de permanent, parce que le terrorisme n’a pas de fin. Si on inscrit dans la Constitution qu’on peut déroger aux droits fondamentaux, on crée un état d’urgence permanent.

Quand on traite des libertés publiques, il faut faire très attention à cela. On peut comprendre que des mesures d’urgences dérogent à des droits fondamentaux, mais là on est sur autre chose, et on ne voit pas l’urgence. Des perquisitions étendues peuvent permettre de lutter contre le terrorisme. En quoi interdire à des Français djihadistes de revenir sur le sol national ou prévoir une déchéance de nationalité fera peur à des terroristes qui franchissent les frontières illégalement et tournent des vidéos où ils brûlent leurs passeports ?

Il n’existe pour moi aucun lien évident entre une modification de la Constitution et une plus grande lutte contre le terrorisme. La preuve, c’est d’ailleurs cette loi votée aujourd’hui qui renforce l’état d’urgence et qui ne s’est pas heurtée à des obstacles constitutionnels. La réforme constitutionnelle à venir est au mieux inutile, au pire dangereuse.

Ne faut-il pas toutefois imaginer autre chose que l’article 16 qui donne tout pouvoir au président ou l’article 35 qui transfère une large partie des pouvoirs civils aux militaires ?

Oui, mais cela existe déjà : c’est l’état d’urgence qui s’applique aujourd’hui. Hollande l’a bien expliqué, il existe trois régimes d’exception. L’article 16, c’est trop, et les conditions ne sont pas réunies, il faudrait une occupation du territoire et une interruption du fonctionnement régulier des pouvoirs publics. L’article 36 et l’état de siège, une notion née en 1849, ne pourraient être invoqués que dans une situation de catastrophe naturelle ou, par exemple, de bombe biologique lancée dans le métro, qui pourrait justifier de transférer des pouvoirs civils aux militaires car ils sont les seuls à être logistiquement prêts à affronter de telles situations.

Le troisième état d’exception est l’état d’urgence qui existe déjà. Certains juristes disent qu’il faut le sécuriser de manière constitutionnelle et qu’ainsi le législateur pourra s’appuyer sur la Constitution. Je suis d’accord, mais on n’a pas besoin de cela pour lutter contre le terrorisme ni de convoquer le congrès en urgence. Sur le papier, ce serait sans doute plus clair, mais il n’y a pas d’urgence. L’enjeu de la réforme de Hollande n’est donc pas celui-là, mais bien celui de la déchéance de nationalité et le retour des nationaux sur le sol français, y compris pour y être jugés. Là, on ne peut pas faire de loi parce qu’elle ne passerait pas aujourd’hui le contrôle de constitutionnalité.

Nous touchons là à la question de savoir quelle société nous voulons et le regard que nous portons sur les Français terroristes. Est-ce qu’on les traite comme les autres, ou non ? Il y a quelques années, Badinter, interrogé sur le projet Sarkozy de déchéance de nationalité, disait qu’il fallait continuer à leur accorder les mêmes droits que tous les Français, au nom du principe constitutionnel d’égalité entre les citoyens. Cela me semble être une ligne rouge fondamentale.

Si une situation exceptionnelle comme celle que vit la France aujourd’hui exige des mesures exceptionnelles, où se situe alors la frontière entre des mesures exceptionnelles et un état d’exception ?

Les mesures exceptionnelles ont une durée limitée et on sait quand elles se terminent. Un état d’exception ne doit, par définition, pas être permanent, et se poursuit jusqu’à ce que la cause qui justifie l’exception se termine. Mais le terrorisme est une cause sans fin. Ce n’est ni la faute de Hollande, ni une question de droite ou de gauche, mais il se trouve que, lorsqu’on rentre dans des situations d’exception, on ne sait pas quand on en sortira. Il faut donc prévoir des conditions et des indicateurs. Mais si on articule cela avec la lutte contre le terrorisme, on sait qu’on n’en sortira pas.

En 2005, au moment de l’état d’urgence, 73 professeurs de droit, dont je faisais partie, avaient saisi le Conseil d’État en jugeant que les émeutes étaient terminées et que rien ne justifiait le maintien de l’état d’urgence. Aujourd’hui, le gouvernement pourra toujours répondre qu’il existe, en Syrie, des Français susceptibles de revenir ou des personnes qui s’échangent des SMS bizarres. Personne n’a de bonnes solutions et dans ce contexte il me semble important de ne pas mettre en place des instruments forts qu’on ne peut ensuite plus contrôler. Quand vous inscrivez des éléments dans la Constitution, vous figez les choses.

Jusqu’à quel point la comparaison avec le Patriot Act américain vous paraît-elle légitime ?

Pour moi la comparaison n’est pas bonne. J’ai dit cela en effet, au lendemain du discours de Hollande devant le Congrès, quand je pensais qu’ils allaient d’abord modifier la Constitution puis la loi de 1955. Mais là, le gouvernement a inversé le mouvement et je ne pense pas qu’on puisse, du moins pas encore, parler d’un Patriot Act à la française.

Entretien réalisé par Joseph Confavreux


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