Kurdes : L’autonomie démocratique au Rojava et au Bakur

mardi 2 août 2016.
 

Le Rojava désigne la région historiquement kurde de Syrie. Dans les affres de la révolution syrienne, y est née une forme d’organisation que les habitant-e-s qualifient de « révolution ». Cette révolution n’arrive pas de n’importe où : elle est le résultat du mouvement kurde de Turquie et des réflexions d’Abdullah Öcalan. L’organisation porte le nom de confédéralisme démocratique.

Traduire vers l’imaginaire politique européen ce qu’est la révolution du Rojava demande de comprendre les bouleversements idéologiques et pratiques qui ont eu lieu depuis une quinzaine d’années au Kurdistan et plus spécifiquement dans la lutte lancée par le PKK à la fin des années 1970. Première précision, on n’y parle pas d’autogestion, mais d’autonomie démocratique, de démocratie radicale et de confédéralisme démocratique.

Les Kurdes, comme entité historique, ont été bafoués du droit à l’autodétermination, alors même qu’il s’agit de leur territoire historique. Ils-elles sont resté-e-s exclu-e-s du concert des États-nations nés dans la première moitié du XXe siècle après que les empires français et britanniques ont trahi la promesse de permettre la création d’un État kurde. Ils se sont alors trouvés séparés entre quatre États : Iran, Irak, Turquie, Syrie, dans lesquels ils ont été opprimés au fil du siècle sous des modalités différentes bien qu’ayant des points communs. De multiples partis kurdes sont nés dans ces pays pour lutter à la libération des Kurdes. La révolution du Rojava est issue à divers niveaux des mouvements politiques kurdes et s’inscrit plus spécifiquement dans le mouvement pour le confédéralisme démocratique. Cependant le mot de peuple pose question dans une région où les États-nations datent de la première moitié du XXe siècle. Le mot de peuple ne se confond pas avec l’État, et encore moins avec la nation. Dans le mouvement, l’appellation kurde tend à être remplacée par celle de peuples du Kurdistan quand il est question du projet politique et du futur.

Le modèle du confédéralisme démocratique (Demokratik Özerklik) repose sur un paradoxe. Il est né dans le carcan du PKK (parti des travailleurs du Kurdistan) d’inspiration marxiste-léniniste, né en 1978 en Turquie et devenu un parti de lutte armée en 1984. Ses objectifs étaient alors la formation d’un État-nation kurde. Le parti était constitué en avant-garde et fondé sur un fonctionnement hiérarchique. À la fin des années 1990, le mouvement kurde connaît un processus de bilan et de remise en question à la fois du « socialisme réel », critiqué pour son absence de démocratie, et de la forme État-Nation comme mode de résolution des luttes de libération nationale, considéré comme une impasse. C’est de ce processus que va émerger le nouveau paradigme du Confédéralisme Démocratique, dont la révolution du Rojava est l’une des mises en œuvre les plus abouties.

Nous présenterons d’abord la mise en place du confédéralisme démocratique au Kurdistan du nord (celui de Turquie), terre où il naît, à travers le DTK, puis après une re-contextualisation des luttes en Syrie, nous présenterons les avancées des cantons autonomes du Rojava.

1. La fondation du congrès pour une société démocratique

La Révolution du Rojava est la réalisation la plus avancée d’un projet de société né dans le Kurdistan du nord (Bakur) dénommé « confédéralisme démocratique ». L’idée du confédéralisme démocratique est d’Öcalan, leader du mouvement kurde qui, à la fin des années 1990, va se lancer dans la refonte du modèle démocratique proposée par le mouvement politique kurde. Plusieurs causes peuvent expliquer ce changement. Des raisons contextuelles : l’effondrement de l’Union soviétique et la guerre civile qui dure et touche très durement la population kurde. Des raisons idéologiques : les stratégies et modes d’organisation du marxisme-léninisme sont remis en cause. La structure du parti est elle aussi réformée, pour notamment revenir sur les pratiques de purge, d’auto-critique ou la hiérarchie. D’un autre côté, Öcalan inspiré par un penseur du nom de Murray Bookchin va entreprendre une remise en cause de l’État et de la stratégie de la prise du pouvoir d’État. La libération nationale qui a pour objectif de prendre le pouvoir est écartée comme solution viable.

Öcalan va inventer deux concepts : celui de modernité capitaliste qui décrit l’état du capitalisme actuel. Cette modernité repose sur le nationalisme, l’exploitation économique, l’individualisme et le patriarcat. Autant de rapports à déconstruire. Le confédéralisme démocratique est pensé comme objection donc alternative à la modernité capitaliste. C’est une organisation par « le peuple lui-même », la voie qui permet de reconnaître la pluralité culturelle, sociale et religieuse des peuples qui vivaient dans cette région. Le confédéralisme démocratique serait une actualisation des formes sociales et des habitudes du Moyen-Orient. Il s’agit de construire une contre-hégémonie au rapport destructeur de l’État-nation, au capitalisme et au patriarcat.

Au Kurdistan du nord, le paradigme de l’autonomie démocratique est tenté d’être expérimenté par l’Union des communautés du Kurdistan (KCK) à partir de 2005, qui est réseau de conseils de village, villes et régions. Entre 2009 et 2011, l’État turc lance les « opérations KCK » et arrête plus de 10 000 personnes pour « appartenance à une organisation terroriste ». Ces arrestations qui visaient des cadres du parti légal, des avocats, des syndicalistes, des étudiant-e-s, des journalistes portent un coup dur à la réalisation de l’autonomie démocratique du Bakur. En 2007 se tenait le congrès pour une société démocratique (DTK). Son objectif était de rassembler les structures qui veulent militer pour une société démocratique. Il s’agit en quelque sorte du « parlement » auto-organisé du Kurdistan du Nord. Il n’a pas de liens avec l’État turc et ne bénéficie d’aucune reconnaissance de sa part.

« Nous voulons nous auto-gouverner en nous organisant dans les différentes parties de la population sous forme d’assemblées. Le DTK est l’assemblée du Kurdistan et fait converger diverses assemblées par quartier ou corporation, ainsi que les mouvements existants. La spécificité de ce système d’autonomie démocratique que nous voulons créer est que ces mécanismes d’assemblées permettent un auto-gouvernement. Dans le système dominant en Turquie, l’existence même des Kurdes est niée. L’enseignement en langue maternelle est interdit par les lois en vigueur. Nous avons comme objectif d’éliminer tous ces interdits. Nous voulons vivre de manière égale, juste et libre avec tous les peuples de Turquie. Nous considérons qu’une constitution démocratique qui s’appuie sur les droits humains universels est une condition indispensable pour que les Kurdes puissent accéder à leur droit. Le DTK se compose des différents partis politiques et organisations de la société civiles et de diverses personnes influentes (comme les chefs religieux). Il s’agit d’un chapeau dans lequel se regroupent diverses organisations. Toutes les décisions prises dans les assemblées générales s’appliquent aux organisations qui le composent. Les gouvernements locaux (municipalités) en sont membres. Le DTK s’est constitué de règles démocratiques. Parmi les 501 délégués, 301 délégués du peuple ont été choisis dans des assemblées. Les 200 autres délégués sont des représentant-es de diverses institutions : membres de partis politiques, d’organisations de la société civile, chefs religieux progressistes, chefs de tribus. Ces deux cents délégués ont été choisis par des élections dans leurs institutions. Le DTK est dirigé par deux co-dirigeants (un homme et une femme) accompagné-es de 11 membres d’un comité de direction élu par l’AG. Tous les deux ans, le DTK se réunit en « congrès ». Ils se réunissent tous les trois mois en AG. L’AG des 501 délégué-es est le lieu central de décision. Le comité de direction applique les décisions. Les décisions sont prises suite au travail de commissions. Chaque commission discute et définit les besoins, fait son compte-rendu. Si la commission en a le besoin, elle soumet une motion à l’AG. La motion est discutée par les 501 délégué-es, puis soumise au vote. Elle est acceptée à la majorité simple. L’AG peut ajouter ou ôter des parties des motions. Le lieu de prise de décisions est cette AG 1. »

La structure du DTK est donc horizontale, mais aussi représentative. Il ne s’agit pas d’en faire une institution « de pouvoir » ou « étatique ». Tous les délégués sont révocables et doivent suivre les décisions prises. Personne ne peut décider seul. L’horizontalité s’exerce par les commissions qui sont au centre du travail du DTK. Elles émanent des assemblées locales, mais chaque commission existe aux divers niveaux : quartier, ville, département, région. Ces commissions travaillent sur des sujets liés aux problèmes de la population du Kurdistan. Elles sont au nombre de 14 (sociale, écologie, politique, diplomatie, droit, économie, droits humains, femmes, jeunesse, savoir (recherche et enseignement), peuples et croyances, internationale, soin et santé). Chaque commission a ses propres assemblées et mène ses activités au sein des assemblées.

Malgré le changement de paradigme, il demeure un paradoxe dans le fait qu’une organisation-parti essaye de mettre en place des espaces d’auto-organisation. Comment cohabitent le congrès, les partis légaux ou électoraux et la branche illégale ? Il n’y a pas de liens organiques entre les groupes. Chacun-e paraît intervenir sur un terrain qui lui est propre, quitte parfois à s’opposer entre eux-elles. Par exemple, la gestion des municipalités fait débat parmi de nombreuses assemblées – associations du DTK. Les « montagnes » ont de leur côté la légitimité de la lutte illégale et armée – les guérillas sont perçus comme la protection du peuple, donc des assemblées du DTK – ce qui leur permet de faire de temps à autre des déclarations coup de poing pour recadrer si nécessaire certaines dérives estimées anti-révolutionnaires. Le mouvement se construit donc à la fois dans un rapport de force entre les divers groupes et une cohabitation – co-aide des un-e-s et des autres : si la guérilla défend la population, sans la population, la guérilla ne peut pas survivre. Ainsi tout en occupant aussi le terrain de la politique légale et institutionnelle (parlement et mairies), le mouvement kurde est essentiellement tourné vers la réalisation d’une auto-organisation du peuple.

2. Quelques éléments sur les Kurdes en Syrie

Rojava signifie ouest en kurde, il désigne la partie ouest du Kurdistan qui se trouve dans les frontières de la Syrie. En Syrie, les régions kurdes ont été la proie d’une politique étatique d’assimilation et de morcellement des territoires kurdes (Hassakeh, Kobane et Efrin) par ce que le régime syrien nommait la politique de la « ceinture arabe » qui commence en 1962 : des populations « arabes » furent déplacées pour créer des villages encerclant les villages kurdes. À travers la loi sur le recensement de 1962, le gouvernement syrien a aussi privé de leur nationalité plus de 300.000 kurdes, créant des apatrides dans leur propre pays, et des personnes sans droits et sans reconnaissance. Paradoxalement la Syrie a aussi été la terre d’accueil du leader kurde Abdullah Öcalan, qui après le début de la lutte armée en 1984 contre la Turquie, s’y réfugia et y forma des camps d’entraînement et ce jusqu’en 1998, date à laquelle il est expulsé de la Syrie par le pouvoir d’Assad, soit un an avant son arrestation. Le régime d’Hafiz El-Assad soutient le PKK, mais aussi le PDK irakien, contre des ennemis communs la Turquie et l’Irak. Les menaces de la Turquie contre la Syrie finissent par avoir raison de la terre d’asile du PKK et la reprise du pouvoir par le fils Bachar El-Assad marque le début d’un conflit ouvert entre les Kurdes et le régime. En 2003, le mouvement kurde se réactive et s’oppose au régime baasiste pour la première fois. En 2003 est créé en Syrie le PYD qui prend le relais du PKK et s’inscrit immédiatement dans le paradigme du confédéralisme démocratique, mais se trouve aussi immédiatement soumis à une répression systématique

2. De surcroît, l’État syrien réagit à la réorganisation politique des Kurdes par des répressions comme celle de 2004 à Qamishlo. Le 12 mars 2004, dans la ville kurde syrienne de Qamishlo, un match de football dégénère en affrontement entre « Arabes » et « Kurdes ». Des supporteurs « arabes » scandaient des slogans en faveur de Saddam Hussein (alors déchu, mais responsable de plusieurs massacres contre des populations kurdes d’Irak). Dans le même match, des hommes commencent à lapider un joueur kurde. Les policiers en civil présents dans le stade tirent sur la foule faisant de nombreux blessés. De nombreux affrontements ont lieu les jours qui suivent, les forces de l’ordre interviennent : le bilan est d’une trentaine de morts, 2000 arrestations, 160 blessés graves, tous étant essentiellement des Kurdes. Après que les forces de l’ordre aient tiré lors d’enterrements des victimes de la répression, la révolte kurde se propage à toute la Syrie. La répression contre les Kurdes s’amplifie encore puis un embargo économique est mis en place par le régime de Damas pour étouffer la zone. Dans la révolution qui éclate en mars 2011, les Kurdes seront très présents dans les soulèvements à travers toute la Syrie. (SEVE, 2012 3)

Sarah Caunes et Anouk Colombani

Pour en savoir plus (biblio) :

AKKAYA Ahmet Hamdi, and JONGERDEN Joost, « Confederalism and Autonomy in Turkey : The Kurdistan Workers’ Party and the Reinvention of Democracy », In The Kurdish Question in Turkey  : New Perspectives on Violence, Representation and Reconciliation, ed. Cengiz Gunes and Welat Zeydanlıoğlu, 186–204. Oxon, UK : Routledge.

BOZARSLAN Hamit, La question kurde. États et minorités au Moyen-Orient, Paris, Presses de Sciences po, 1997.

BOZARSLAN Hamit, Le Conflit kurde, Paris, Autrement, 2009.

ÖCALAN Abdullah, La Feuille de route vers les négociations : Carnets de prison, Paris, International Initiative Édition, 2013.

GOLDSTEIN Julien, PIOT Olivier, Kurdistan, la colère d’un peuple sans droits, Paris, Les Petits Matins, 2012.


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