Moi, sénatrice trinationale, je vote non à la déchéance de nationalité

lundi 4 janvier 2016.
 

Par Esther Benbassa, sénatrice Europe Ecologie-Les Verts (EELV) du Val de Marne, directrice d’études à l’Ecole Pratique des Hautes Etudes (EPHE)

Florian Philippot ne s’y est pas trompé et menace déjà d’élargir le champ d’application de la mesure. Le processus est enclenché, il compte bien le prolonger. On commence par déchoir de leur nationalité les binationaux nés français condamnés pour terrorisme. Mais on ne va tout de même pas s’arrêter là. N’y a-t-il pas déjà des voix qui s’élèvent pour exiger tout simplement l’interdiction de la double nationalité ?

On me dira que rien de cela n’est tout à fait nouveau et que les naturalisés peuvent déjà être déchus de leur nationalité pour des faits semblables. Qu’il existe même une disposition du code civil, le septième alinéa du vingt troisième article, prévoyant qu’un français se comportant en fait comme le national d’un pays étranger puisse, s’il a la nationalité de ce pays, perdre la qualité de français. Mais ce qui est grave ici, c’est d’abord de graver dans le marbre de la constitution la création d’une catégorie de sous français, les binationaux.

Inconscience, ignorance de notre histoire ou incapacité à mesurer la portée des symboles, que cherche François Hollande ? Quels petits calculs bassement électoralistes l’auront-ils convaincu de liquider une des valeurs fondatrices de notre république, son indivisibilité ?

Je suis trinationale. Mes nationalités sont la trace de mon parcours d’immigrée et de mon histoire personnelle. Née à Istanbul dans une famille juive espagnole, je suis donc turque. Partie vivre en Israël pendant une petite dizaine d’années, j’ai acquis la nationalité de ce pays.

Et puis, je suis arrivée en France, comme boursière, pour y continuer mes études. J’y suis venue, j’y suis restée, j’y ai fait ma vie. Par amour de la France, de sa langue, de sa culture, de ses paysages et de ses libertés.

Je suis française. Je sers mon « nouveau » pays depuis plus de quatre décennies. Ayant passé les concours requis, j’y ai enseigné les lettres françaises, mais oui. Avec cet accent qui est un peu ma négritude à moi.

J’ai formé des générations d’élèves, puis d’étudiants, à la littérature, puis à l’histoire, dans le secondaire, puis dans le supérieur.

Toujours avec cet accent. J’ai fait tout ce que j’ai pu pour honorer mes obligations de citoyenne. Après avoir, par ma recherche et mes écrits, contribué à enrichir, modestement, la culture de la France, après l’avoir servie, en la représentant, comme invitée, dans les universités étrangères, j’ai trouvé un autre moyen de me rendre utile à mes compatriotes, en devenant sénatrice.

Je rends grâce à la France qui a permis à la petite étudiante étrangère arrivée, au début des années 1970, d’accomplir tout cela sous son aile. C’est cette France-là que j’aime, celle-là que mes parents portaient au pinacle. Et c’est hors de France, à deux pas du Bosphore, que cette histoire a commencé, lorsque vers mes cinq ans, une préceptrice a commencé à m’apprendre le français.

Ceux qui, à l’extrême droite, se réjouissent aujourd’hui de la scandaleuse mesure en préparation, tenteront-ils donc demain de me déposséder de ce que je suis ? Me puniront-ils d’avoir eu la vie que j’ai eue, profondément française et cosmopolite ?

Devrai-je renoncer à ces deux nationalités antérieures, vestiges d’une histoire qui ne m’a conduite nulle part ailleurs qu’en France ?

L’historienne que je suis n’oublie pas comment Vichy, le 22 juillet 1940, décida la révision des naturalisations accordées depuis 1927, dont nombre des bénéficiaires avaient été des juifs. Ni comment Vichy, toujours, en octobre 1940, abrogeant le décret Crémieux qui en avait fait des français en 1870, a déchu les juifs d’Algérie de leur citoyenneté.

Je ne veux pas que la France où je vis fasse fi de ce passé. Ma France à moi n’a pas le droit de se tromper.

L’attachement indéfectible qui me lie à elle ne m’autorise à accepter ni la constitutionnalisation de l’état d’urgence, ni celle de la déchéance des binationaux accusés de terrorisme. Mon prochain mot d’amour à la France, je le dirai en votant non.


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