Chercher à comprendre ce n’est pas « commencer à excuser » mais commencer à vouloir remédier !

lundi 18 janvier 2016.
 

De la mise en spectacle de la mort

La scène médiatique choisit ses morts. Elle met en scène les uns au point de manipuler l’horreur qui s’en dégage et davantage encore l’empathie que l’on ressent avec les victimes. Elle efface les autres d’autant plus cruellement qu’elle abuse des premiers.

J’ai lu avec une émotion très grande ces déclarations des familles de victimes des massacres du 13 novembre refusant de faire le cadeau de leur haine aux assassins. J’y ai vu l’expression d’une force humaine et philosophique dont je ne me sens pas certain d’être capable. Ces textes lus aux hasards de mes visites sur les réseaux sociaux m’ont secoué. Ils ont fonctionné comme une injonction morale pour moi. Car le samedi soir du 14 novembre, dans l’émission spéciale « On n’est pas couché », j’avais dit qu’on avait raison de haïr les criminels et qu’en même temps il ne fallait pas se laisser contaminer par la haine qu’ils comptaient répandre.

Par la suite, je suis donc devenu plus sensible au maniement qui a été fait des images de la mort. Tout ce qui est visible est-il montrable ? J’ai été choqué par l’épisode du faux attentat au cutter emballant la sphère médiatique toute une journée alors que l’affaire n’avait aucune réalité. Et je me suis interrogé sur le thème qui occupe ce court billet. N’y a-t-il pas une façon d’utiliser le spectacle de la mort comme une manière de saturer l’espace public jusqu’au point de l’obstruer, de rendre impossible la pensée sur le sens du sujet qu’elle est censé montrer ?

Cette réflexion m’est venue en constatant le nombre des minutes consacrées sur les chaînes d’information en continu au spectacle du cadavre au visage flouté de l’assaillant du commissariat du 18e. Quel pouvait bien être le sens de cette interminable exposition ? Tout ce qui est visible est-il utilement montrable et quel est le sens d’une telle image ? Peut-être parce que je ne supporte pas le spectacle de la violence suis-je trop vite atteint par ce type d’image de la mort. Et de cette façon j’en suis venu à me demander jusqu’à quel point l’usage des images de la mort dans le contexte actuel n’est pas une façon de « divertir » au sens que le philosophe Pascal donnait à cette expression, ou que Jean Giono donne à l’idée dans le roman « un roi sans divertissement ». La mise en scène du spectacle de certaines morts peut être une façon cruelle de détourner le regard sur la permanence des autres violences tout aussi insoutenables et tout aussi absurdement cruelles et inhumaine que notre quotidien contient.

Comment se fait-il qu’aucun des 530 morts par accidents du travail, près de deux par jours ne soient jamais rendus visibles ? Ni le décès une fois tous les trois jours de cette femme battue à mort par son compagnon ? Ni ces trois ou quatre personnes lourdement blessées au travail chaque jour ? Ou ces suicides de travailleurs jetés au chômage à l’issu d’un conflit social ? Ou ce paysan qui se tue chaque jour dans la détresse et la solitude ?

Bien sûr, mon propos n’est pas de mettre en compétition l’humanité et la compassion que chacun de ces cas comporte. Je veux mettre en garde, rien de plus, contre la manipulation implicite que contient la sélection des morts que la sphère médiatique juge dignes d’intérêt et d’exposition. Je pense avoir été comme la plupart d’entre nous changé par le choc que m’a procuré la lecture de la liste des morts du 13 novembre, de leur prénom et de leur âge. Rien n’est plus parlant que cette liste. Soudain, les chiffres prennent des visages. La série d’articles portraits publié par le journal « Le Monde » m’a paru être un vrai évènement dans notre vie commune, et même un moment historique de journalisme. J’ai pensé du coup à ce que serai la publication quotidienne du nom et de l’âge de chacun des 530 morts par accident du travail, de la femme assassinée et ainsi de suite.

Je n’en dis pas davantage. Chacun devine que la haine que nous ressentons pour l’abjecte cruauté des assassins et des massacreurs du type de ceux du 13 novembre, ou de « Charlie Hebdo » ou de l’épicerie cacher serait tout aussi automatique. Mais elle aurait alors un contenu politique et social d’une autre nature. Car si l’on ne peut rien sinon faire la guerre aux terroristes qu’aucune loi n’arrête, qu’est ce qui justifie l’indifférence à l’égard des responsables des morts au travail ou de la violence conjugale ? Car contre ceux-là, oui, on sait quoi faire, on connait les noms, on connaît les circonstances de chaque cas. La mise en visibilité changerait tout. Elle abattrait le mur de l’indifférence qui protège par l’invisibilité la continuation quotidienne des drames.

Je conclus ces lignes en montrant que, contrairement à ce que dit de manière si désinvolte Manuel Valls, chercher à comprendre ce n’est pas « commencer à excuser » mais commencer à vouloir remédier !


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