L’Espagne tourne-t-elle une page historique  ?

samedi 23 janvier 2016.
 

Table ronde avec Christophe Barret , auteur 
et chercheur 
en sciences 
de l’éducation, Fabien Escalona, enseignant 
à Sciences-Po Grenoble, Jorge Lago, responsable 
du mouvement Podemos, chargé de la culture et de la formation et Maïté Mola, vice-présidente 
du PGE, responsable 
de Gauche unie et du PCE.

Les faits

L’issue des élections législatives et sénatoriales espagnoles du 20 décembre dernier a créé la surprise, marquant la fin de la domination du Parti populaire (PP) 
et du Parti socialiste ouvrier espagnol (PSOE).

Le contexte

À gauche, les résultats de Podemos 
ont confirmé son ascension. Ces derniers, associés à ceux d’Unité populaire-Gauche unie, témoignent d’un tournant. Un Espagnol sur quatre s’est explicitement prononcé contre la poursuite des politiques d’austérité en Espagne.

En rassemblant près d’un quart du corps électoral aux élections législatives de décembre, Podemos et Gauche unie – ces deux partis rassemblent ensemble plus de 6 millions de voix – remettent-ils en question l’hégémonie du PSOE sur la gauche espagnole  ?

Christophe Barret Oui, Podemos est même né pour cela. Le premier objectif de Pablo Iglesias et de ses compagnons chercheurs et enseignants de l’université Complutense de Madrid était bien de réactiver le programme qui fut celui de la social-démocratie d’il y a seulement quelques décennies. Symboliquement, sa première initiative parlementaire sera de proposer une «  loi d’urgence sociale  » visant à garantir l’accès aux services publics essentiels. Le site d’information en ligne Infolibre a, par ailleurs, relevé 23 points communs dans les programmes du PSOE et de Podemos. Dans cette conquête de l’hégémonie à gauche, Podemos a constamment rappelé, dans sa campagne, la compromission du PSOE avec les politiques d’austérité et sa collusion avec les intérêts des grands groupes de l’Ibex 35, le CAC 40 espagnol.

Fabien Escalona Cette hégémonie était relative. En 2004, par exemple, Zapatero a dû compter sur le soutien de la Gauche unie, d’un parti de la gauche nationaliste catalane et de partis régionalistes. L’irruption de Podemos a toutefois bien rebattu les cartes. Il a fallu deux ans à peine pour que ce nouveau parti talonne le PSOE en nombre de voix au niveau national, ce qui ne s’était jamais produit depuis la transition démocratique. Il reste à voir si cela est durable, mais avec l’émergence parallèle de Ciudadanos à droite, c’est la structure même de la compétition politique espagnole qui a changé. Les partis de gouvernement établis vont être contraints de rentrer dans des systèmes d’alliances inédits et, à gauche, un nouvel acteur menace de remplacer la «  vieille  » social-démocratie.

Jorge Lago Jamais un tiers parti n’avait disputé la deuxième position aux deux partis traditionnels dans la démocratie espagnole. Jamais les deux formations du bipartisme n’avaient obtenu moins de 50 % des voix prises ensemble comme c’est aujourd’hui le cas. Oui, Podemos a changé le système des partis en Espagne, y compris la division traditionnelle des positions autour de l’axe gauche-droite. Je pense que la question posée privilégie cet axe comme cadre de compréhension de ce qui est arrivé en Espagne, et perd de vue le fait que l’hégémonie qu’est en train de perdre le Parti socialiste est non seulement – ou principalement – celle de la gauche, mais celle de la construction populaire. Podemos a réussi à apparaître comme une force capable de construire une nouvelle subjectivité politique populaire, attirant, sans aucun doute, l’électorat du Parti socialiste et de la Gauche unie, mais pas seulement. Podemos a défini les axes d’une nouvelle hégémonie au-delà de l’opposition gauche-droite.

Maïté Mola Les élections ont été un reflet d’une société en crise, économique, sociale et politique. Gauche unie, dans son soutien à Unité populaire, a sacrifié son leadership en essayant de travailler à un front uni. Les autres forces qui étaient en mesure d’obtenir un triomphe électoral seules ont refusé l’unité. Le PSOE a sans doute été l’un des principaux protagonistes de cette situation et certainement l’électorat l’a-t-il puni, ce qui ne veut pas dire qu’il se soit effondré. Le résultat des élections démontre que le seul chemin pour transformer la société et contrecarrer le bipartisme incarné historiquement par le Parti populaire et le PSOE est celui d’un processus de convergence qui est en mesure d’intégrer toutes les sensibilités, qui permet une participation de tous sur un pied d’égalité et réclame une vision plus radicale et plus impliquée de la démocratie dans notre pays. La dispersion de la gauche a été mortifère pour les électeurs et la loi électorale. Nous aurions aimé des candidatures de confluence, comme celles de Galice et de Catalogne, dans toutes les régions, ce que Gauche unie a soutenu jusqu’au dernier moment. Mais les autres l’ont refusé. Nous allons continuer à travailler, comme nous l’avons toujours fait, en faveur des processus d’unité et de convergence, ce qui est ce que la majorité sociale demande et a besoin afin de tenter, de cette manière, de donner un coup mortel au bipartisme.

Quelles perspectives dessinent la nouvelle configuration de la représentation politique espagnole dans la remise en cause des politiques d’austérité et de liquidation sociale en Europe  ?

Fabien Escalona Cela dépendra du gouvernement qui sera issu de ces élections ou d’un nouveau scrutin. Au Portugal, une alliance parlementaire inattendue entre les gauches a permis aux socialistes de prendre le pouvoir avec une plateforme visant à alléger l’austérité. Pour autant, il reste très difficile d’échapper à l’ordre économique de la zone euro. Ce dernier, fondé sur le primat de la concurrence et de la stabilité financière, ne laisse d’autre choix que la dévaluation interne aux économies les plus faibles. En effet, cet ordre a été construit et consolidé par plusieurs verrous institutionnels. De plus, des acteurs non élus disposent de forts moyens de pression, comme la BCE, et la gauche alternative est encore trop faible dans les États membres les plus puissants de la zone dont l’Allemagne. En Grèce, Syriza s’est déjà heurté à cette logique disciplinaire, qui ne lui a laissé aucune marge de manœuvre en dépit du soutien populaire. Au Portugal, les socialistes affirment qu’ils respecteront les règles européennes et dépendent de la bonne volonté de la BCE pour se financer à des taux raisonnables. Quant à Podemos, sa stratégie est très floue concernant une éventuelle confrontation. C’est tout le dilemme de la gauche radicale, de ne pas pouvoir s’appuyer sur un consensus populaire et international pour construire autre chose que l’euro existant, alors que celui-ci représente un obstacle, parmi d’autres, à une politique alternative.

Jorge Lago Le Parlement issu des élections du 20 décembre montre deux choses fondamentales. Premièrement, que la social-démocratie n’a plus d’espace politique dans le cadre de l’austérité et qu’elle n’est pas crédible quand elle cherche à ne se distancier de l’austérité que d’une manière timide et contradictoire. Deuxièmement, que seules les forces anti-austérité ont un soutien populaire et celui des mobilisations sociales. La démocratie ou l’austérité, tel est le dilemme européen et, en Espagne, la tendance à la hausse de l’anti-austérité, à chaque fois que des élections sont déclenchées, est évidente. Il suffit de lire les résultats de l’élection du 20 décembre. Nous devons analyser la tendance des deux dernières années. Pour les européennes de mai 2014, Podemos a obtenu 8 %, 15 % aux régionales de mai 2015 et, pour les élections législatives de décembre 2015, 21 %.

Christophe Barret Podemos et Unité populaire restent divisés, en témoigne le projet de refondation de Gauche unie mené par le brillant Alberto Garzón. Ce dernier, du reste, n’a eu de cesse de dénoncer, tout au long de la campagne, une dérive qualifiée de droitière de Podemos. À supposer que l’union finisse par se faire, la question reste entière de savoir si Podemos réussirait à mieux faire que Syriza, son grand allié sur le front de l’Europe économiquement dite «  périphérique  ». Comme le rappela cet été Julio Anguita, l’une des références intellectuelles de Pablo Iglesias qui porta le «  non  » de gauche espagnol au traité de Maastricht, la question est aujourd’hui de ne pas ignorer que tout pouvoir devra affronter les questions de la dette, de l’UE et l’euro. Or, sur ces questions, ce sont les théories de Thomas Piketty qui emportent l’adhésion de la direction de Podemos. Très critique sur la première question, l’économiste français, désigné récemment comme membre d’« un groupe d’experts destiné à conseiller le parti », invite plutôt à la mansuétude sur les deux autres. Dans le grand entretien accordé, l’été dernier, à la New Left Review, Pablo Iglesias affirme qu’il est encore possible de porter le combat pour l’hégémonie cultuelle au sein du Conseil européen. Doit-on y voir de la naïveté ou la certitude de vaincre, à long terme  ?

Maïté Mola Le désir de changement a subi une distorsion dans cette élection du fait des jeux de pouvoir, avec des partis clones de partis à bout de souffle, et aussi à cause des erreurs que nous avons commises à gauche et qu’il est en notre pouvoir de corriger. C’est à cela que nous voulons consacrer tous nos efforts. Pour cela et malgré cela, il faut lancer un message d’optimisme parce que, s’il n’y a pas d’élections anticipées, la possibilité de former un gouvernement n’étant pas évidente, il sera possible de promouvoir des politiques de gauche qui favorisent la majorité sociale eu égard au fait que la droite ne possède pas de majorité absolue et ne pourra poursuivre sa politique de rouleau compresseur. Un million de suffrages se sont portés sur les listes d’Unité populaire-Gauche unie pour élaborer et faire valoir les revendications et les alternatives dans notre lutte pour un nouveau pays et pour une autre Europe, contre les politiques d’austérité et les attaques sur les droits et de celles et ceux qui travaillent et la démocratie, en faveur du plein-emploi, le retrait des lois régressives qui affectent le marché du travail ou le droit d’expression, pour l’égalité, contre le militarisme et pour la paix et, bien sûr, pour la République. Je ne sais pas si les autres suivront, nous espérons que oui et, qu’au jour le jour, le travail pourra se faire pour cette nécessaire convergence de la gauche.

La percée de Podemos, organisation issue à la fois de la critique de l’horizontalisme du mouvement des Indignés et de la verticalité des partis traditionnels, ne réhabilite-t-elle pas la «  forme parti  » dans l’action politique  ? En quel sens  ?

Fabien Escalona Podemos rappelle qu’on ne change pas le monde sans prendre le pouvoir, ce qui exige une organisation spécialisée et une adaptation au terrain institutionnel existant. En même temps, ses dirigeants et ses militants savent qu’on ne le change pas non plus en se conformant aux formes d’expression et de représentation privilégiées par les appareils d’État. On voit resurgir certaines des tensions de l’eurocommunisme de gauche des années 1970, qui cherchait à articuler démocratie représentative et espaces alternatifs d’autogestion.

Christophe Barret Les deux tendances – horizontalité et verticalité – coexistent au sein du mouvement depuis le congrès fondateur de Vistalegre en novembre et décembre 2014. Mais, pour mener à bien la «  Blitzkrieg  » qui doit déborder l’oligarchie, la «  caste  », pour Podemos, la forme parti a clairement été privilégiée, pour des raisons tactiques. Le débat demeure, donc, car n’oublions pas que Pablo Iglesias reste un vrai marxiste. N’en déplaise à ses détracteurs, son idéal reste celui d’une société autorégulée. Avec le temps, cependant, le pari de cette tension permanente pourrait être de moins en moins payant. Durant la campagne, beaucoup ont commencé à critiquer la relative perte de connexion avec le mouvement social, par exemple. Podemos a surtout obtenu ses meilleurs résultats là où il s’est associé avec de puissantes plateformes citoyennes, comme en Galice, dans la région de Valence ou dans la Catalogne de la très charismatique Ada Colau, que Pablo Iglesias connaît depuis 2001 – à l’époque où tous deux étaient militants altermondialistes – et qui est devenue célèbre, en 2009, dans la lutte pour le droit au logement.

Jorge Lago Podemos est né pour se présenter aux élections européennes de 2014, tout en sachant que des élections municipales, régionales et nationales avaient été convoquées pour l’année suivante, dans le contexte de la plus grande concentration électorale que l’Espagne ait connue. Cette situation a rendu nécessaire une construction organisationnelle particulière, capable de concevoir et d’organiser trois campagnes électorales consécutives et, peut-être, une répétition de dernières élections nationales. La forme parti a dû s’adapter à cette situation. Penser la forme parti dans l’abstrait, à l’identique pour tous les contextes et pour tous les moments de la construction du politique n’a aucun sens. Il est également évident qu’une fois passé ce cycle névrotique d’élections consécutives, et une fois connues la répartition du pouvoir et la relation des forces, il est nécessaire de repenser la forme de l’organisation. Très probablement dans le sens d’un mouvement populaire qui aille au-delà des structures de la forme parti même si, d’un côté, la forme parti est comprise en lui. D’un autre côté, ce mouvement-parti doit assumer l’importance stratégique des institutions face au changement social. Mais, encore une fois, la lecture de la situation en Espagne – très instable en ce moment – doit guider la forme organisationnelle, et pas le contraire.

Entretiens croisés et traduction 
réalisés par Jérôme Skalski, L’Humanité


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