Michèle Riot-Sarcey : « Il faut retrouver le sens premier, émancipateur, du mot liberté »

lundi 25 janvier 2016.
 

Dans un ouvrage qui vient de paraître, « le Procès de la liberté. Une histoire souterraine du XIXe siècle en France », Michèle Riot-Sarcey, professeure émérite d’histoire à l’université Paris-VIII, fait revivre les idées de liberté surgies au cours des expériences ouvrières et des révolutions sociales du XIXe siècle. Oeuvre utile, nécessaire, au moment où la liberté est partout invoquée comme une valeur fondamentale, attaquée, et qu’il suffirait de défendre, mais sans qu’on s’interroge sur son sens, son histoire. Or celle-ci a été amputée, par une histoire devenue canonique, de ses racines qui plongent au coeur du projet d’une République démocratique et sociale où liberté individuelle et liberté collective, indissociables, signifiaient le pouvoir d’agir. Ces fragments de passé nous disent qu’il était possible d’imaginer cette démocratie authentique : pourquoi ne serait-ce plus le cas aujourd’hui ? Entretien.

HD. À à la suite des attentats de 2015 en France, la liberté est invoquée comme une valeur fondamentale mise à l’épreuve. Mais on ne s’interroge guère sur son sens : d’où vient-il ?

Michèle Riot-SaRcey. En effet, dans ce pays « libre » qu’est la France, les attentats ont semblé menacer une liberté solidement installée et nous avons pensé qu’il suffisait de se lever pour la défendre. Mais de quelle liberté s’agit-il ? Sommes-nous vraiment plus libres que les hommes et les femmes du XIXe siècle, lorsque nous entendons certains politiques plaider avec les représentants du patronat en faveur de l’extension de la précarité, au nom précisément de la liberté d’entreprendre et de la nécessité de faire du profit ? Les ouvriers de Goodyear qui viennent d’être condamnés sont-ils libres au même titre que ceux qui les licencient et les jugent ? Alors que l’humain, comme la valeur de son travail, est de plus en plus bradé et que les responsabilités citoyennes sont de moins en moins partagées, il serait temps de revenir au sens premier du mot « liberté ». Qu’ont espéré les hommes du XIXe siècle lorsqu’ils se battaient en son nom, comme lors de la révolution de 1848 ? Depuis longtemps déjà, l’expression démocratique se limite à une simple délégation de pouvoir donnée aux professionnels de la politique ; de plus, une large partie de la population déserte cette forme réduite d’expression collective tant la dégradation de la situation sociale l’éloigne du politique. Or être libre, selon les ouvriers lettrés du XIXe siècle, c’est pouvoir agir matériellement, intellectuellement et politiquement.

HD. Pourquoi est-il si nécessaire d’opérer ce retour vers le passé ?

M. R.-S. Parce que le mot liberté re-surgit à chaque moment de régression sociale ou d’atteinte à son principe, il importe d’en retrouver le sens mobilisateur et émancipateur. L’idée qui le porte depuis l’origine ­ grosso modo depuis les années 1830 ­ est associée à la forme collective de la liberté en exercice et à sa concrétisation en démocratie réelle toujours en devenir. Retrouver le lien entre liberté collective et liberté individuelle revient à ressaisir ces moments de l’histoire oubliée ou l’expérience ouvrière éphémère, souvent illégale, permettait de conjuguer liberté et fraternité. L’actualité du passé redonne sens à l’accomplissement d’une idée entrevue vers 1792, presque atteinte en 1848... et qui reste un espoir inaccompli voire menacé. Lorsqu’on cherche aujourd’hui un mieux-être en dehors de la mondialisation ­ laquelle réduit les individus à la compétition permanente ­, l’idée de liberté renaît dans l’espoir d’une réalisation concrète, telle qu’elle était entrevue par ceux qui ont pensé possible la République démocratique et sociale où chacun aurait pu, individuellement et collectivement, s’occuper de ses propres affaires, tout en veillant à la gestion des affaires communes. Nécessité d’autant plus grande que, actuellement, passé, présent et avenir sont totalement déliés, et qu’il ne reste qu’un présent perpétuel, sans avenir.

HD. Comment a-t-on perdu le sens de cette liberté ?

M. R.-S. Très vite, avec la révolution industrielle, l’idée est devenue synonyme de liberté d’entreprendre et donc d’exploiter le travail de l’autre, quand l’ouvrier n’était plus qu’un prolongement de la machine.

HD. Cette définition de la liberté aurait donc mis de côté la question sociale ?

M. R.-S. La question sociale a bien été prise en compte, mais en dehors du politique, et vue sous l’angle de la protection. Le processus de la révolution technique a été associé à la révolution industrielle et, de fait, aux privilèges issus des profits. En privilégiant le progrès industriel, on a privilégié la liberté de consommer au détriment de l’émancipation. Avec ce lien étroit entre capital et travail, la valeur travail est devenue l’unique valeur à partir de laquelle se construisait le futur. Or, Marx l’avait souligné dès 1864, répété en 1875 : « Le travail n’est pas la source de toute richesse. La nature est tout autant la source des valeurs d’usage que le travail, qui n’est lui-même que l’expression d’une force naturelle, la force humaine de travail. » Il était nécessaire alors de sauver cette intelligence humaine avant d’imaginer un monde nouveau à travers la prise du pouvoir d’État. Les marxistes ne l’ont guère entendu. Et le socialisme, en valorisant le progrès industriel, a, de fait, participé au « fétichisme de la marchandise » en oubliant qu’au sein de cette association capital-travail, l’émancipation devait être l’oeuvre d’abord des travailleurs eux-mêmes. Le processus de libération a été limité à la prise du pouvoir d’État via l’organisation partisane, en laissant de côté l’expérience ouvrière concrète, qui, dès la révolte des Canuts en 1831, signifiait la nécessité de gérer ses propres affaires ou encore de faire appel au gouvernement direct des travailleurs, comme le pensait Pauline Roland dès 1848 après avoir constaté que les élections ne permettaient pas à la classe ouvrière d’être représentée, et surtout l’éloignait de la réalité concrète du travail et de la production.

HD. Que nous apprend cette « histoire souterraine » du XIXe siècle sur la façon dont s’écrit l’histoire ?

M. R.-S. Ces espoirs ont été enfouis par ceux qui ont alors participé à la « fabrique de l’histoire », que j’oppose au mouvement de l’histoire. Des premiers penseurs libéraux aux fondateurs de la IIIe République, en passant par quelques grands écrivains. « La force des choses » est devenue le maître mot du XIXe siècle. Idée qui n’a pas été remise en cause au XXe siècle, bien au contraire.

HD. L’idée originelle de liberté émerge-t-elle à nouveau par la suite ?

M. R.-S. La Commune de Paris, en 1871, en est une résurgence. Elle commence par une résistance du peuple de Paris, au nom de la République contre l’invasion extérieure. Retrouvant les accents de la commune de 1789, ceux des associations de 1848, la Commune s’organise en une république démocratique et sociale. La province rurale s’y oppose, et la plupart des intellectuels la considèrent comme un non-sens, voire une aberration. Ainsi la IIIe République se construit-elle contre la Commune. Dans les années 1890, à travers le syndicalisme révolutionnaire, des mouvements tentent de faire revivre cet esprit de liberté où le social ne peut être séparé du politique. Puis la guerre de 1914 vient mettre un terme à tout cela en révélant la fragilité d’une Internationale construite quelque peu à l’écart du monde du travail.

HD. Quel est le sens de ce « procès » du titre de votre ouvrage ?

M. R.-S. J’ai voulu à la fois montrer que la liberté était inaccomplie, suivre ses pas ­ donc au sens de « processus » ­ et faire le procès de la liberté telle qu’elle a été mise en oeuvre, en plaçant ma réflexion sous le signe des thèses de Walter Benjamin. Sauver le passé et le principe d’espérance pour échapper à la catastrophe afin de retrouver la liberté en actes si chère à ceux qui se sont battus en son nom. En ces temps de triomphe sans partage du libéralisme financier, redonner vie à l’idée d’émancipation par le pouvoir d’agir à l’aide du « savoir » constamment renouvelé me semble être le chemin de la liberté à suivre.

« Le Procès de La Liberté. Une histoire souterraine dU XIXe siècle en France »,

CCet ouvrage restitue les origines et l’histoire de l’idée de liberté telle qu’elle a été façonnée par des femmes et des hommes du peuple, juste avant la révolution industrielle : pleine et entière, matérielle, intellectuelle et politique. Ces expériences ouvrières éphémères, ces espoirs non réalisés, ont été effacés lorsque la révolution industrielle a conféré au mot « liberté » le sens de liberté d’entreprendre, le limitant aussi à son principe individuel. Or, face à une histoire qui s’écrit en privilégiant les continuités, la linéarité, l’auteure, tout en montrant comment Saint-Simon ou Victor Hugo, entre autres, ont contribué à l’oubli de ce sens premier, dévoile des « continuités souterraines » à l’aide de multiples traces : textes politiques, mais aussi romans, poésie, tableaux (Courbet au premier chef). « Le détour critique par un passé qui a fait l’opinion est la condition d’une réinvention de la pensée alternative. L’histoire en est le moyen », conclut-elle.

entretien réalisé par Lucie Fougeron, L’Humanité


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