La (fausse ?) bonne idée de la primaire des gauches et des écologistes

samedi 6 février 2016.
 

Un appel en faveur d’une "primaire des gauches et des écologistes" pour la présidentielle de 2017 a recueilli, en dix jours, de nombreuses signatures. Arguments favorables et sérieuses objections.

Sauver la gauche en organisant une "primaire des gauches et des écologistes"… sans évoquer explicitement la lutte contre l’austérité ? Un appel en a lancé l’idée, avec le sponsor actif du quotidien Libération. Il a été lancé par une quarantaine de signataires d’origines politiques diverses, de Thomas Piketty à Dominique Méda, de Daniel Cohn-Bendit au démographe Hervé Le Bras, du syndicaliste Gérard Aschieri à l’historien Pierre Rosanvallon. Un Manifeste lui a été adjoint, dont nous évoquons aussi les contenus.

Intitulée sobrement "Pour une primaire à gauche", l’appel est critique vis-à-vis de la politique gouvernementale. Il dénonce « les renoncements face aux inégalités sociales, à la dégradation environnementale, aux discriminations et à l’affaissement démocratique »… mais pas un mot sur les politiques libérales, l’austérité ou la casse du Code du travail. De son côté, le Manifeste adossé à l’appel (voir l’encadré) préfère mettre en cause les « projets [qui] conjuguent sans cohérence le néo-libéralisme du capitalisme financier, les régressions ethniques et racistes, et le recyclage nostalgique de l’étatisme des Trente Glorieuses et de l’Etat omnipotent ».

L’appel n’accepte pas que « la menace du FN, le risque terroriste et l’état d’urgence permanent servent de prétexte pour refuser de débattre des défis extraordinaires auxquels notre société est confrontée ». Refusant l’impuissance, il appelle « à une grande primaire des gauches et des écologistes », cette primaire étant « la condition sine qua non pour qu’un candidat représente ces forces à l’élection présidentielle en incarnant le projet positif dont la France a besoin pour sortir de l’impasse ». Un site est lancé1, et l’appel, bien relayé par certains médias, a recueilli en quelques jours plus de 70 000 signatures. Cependant, le contenu et la démarche suscitent bien des interrogations et des critiques.

Une primaire face à la présidentialisation de la vie politique ?

Certains points de vue sur la démarche sont très critiques. Ainsi, pour le philosophe Jacques Bidet, la proposition de primaire « s’inscrit d’emblée dans la machinerie du "présidentialisme", dans tout ce qui fait institutionnellement corps avec lui »2. De fait, si l’appel évoque la « paralysie de nos institutions » et « l’opportunité de refonder notre démocratie », il ne fait aucune référence à la crise de la représentation politique, ni au problème de la présidentialisation de la vie politique. De son côté, le Manifeste se contente de citer la « médiocrité de l’offre politique et son incapacité à se renouveler », ce qui est assez flou… N’aurait-il pas été important d’évoquer, par exemple, le référendum de mai 2005 sur le Traité constitutionnel pour l’Europe et ses suites, tout particulièrement la poursuite des politiques libérales de l’Union européenne ? En matière de déni de la démocratie, accentuant la crise de la représentation, le déni de la victoire du Non de 2005 n’a-t-il pas constitué un tournant ?

Le caractère monarchique de notre régime semble sous-estimé dans l’appel, de sorte que la proposition même d’organiser une primaire n’est entourée d’aucune précaution quant aux problèmes que posent la personnalisation de la vie politique. On est au contraire dans le registre de l’"incarnation", au lieu de tenter de subvertir la logique présidentielle. Quant au Manifeste, il évoque bien l’idée que l’élection présidentielle soit « l’objet d’une réappropriation citoyenne », mais il ne mesure pas que pour qu’il y ait réappropriation citoyenne, l’essentiel est précisément de ne pas faire de l’élection présidentielle le moment autour duquel toute la vie politique s’organise. Jacques Bidet explique : « Avant les primaires, il faudra, dit-on, le plus large débat au sein de multiples cercles de citoyens. Mais ce sera, n’en doutons pas, sous l’arbitrage des grands médias, lesquels, tous réunis - télévisions, journaux, radios - appartiennent pour l’essentiel à une dizaine de milliardaires dont les noms et les intérêts financiers sont connus. Tout se jouera donc, dès le départ, entre personnalités porteuses. On peut craindre qu’à ce jeu-là le peuple militant ne disparaisse de la scène et que les couches populaires ne se détournent de cette procédure tout juste propre à remettre en lice une nouvelle gauche professionnelle, si loin d’elles. » Ceci dit, il n’existe pas de recette magique permettant d’assurer une participation active du "peuple militant".

Sur le site dédié à l’organisation de la primaire, un auteur évoque la primaire socialiste de 2011, estimant qu’elle fut un « miracle » qui « donne du souffle à une époque en manque de renouvellement démocratique ». Bémol : l’auteur semble oublier que le candidat Valls de l’époque, qui avait obtenu 7 % des suffrages lors de ce scrutin, est aujourd’hui… Premier ministre. Côté miracle démocratique, on repassera ! Une manière d’affronter le problème de la présidentialisation de la vie politique aurait été de mettre au centre de la démarche l’idée d’une stratégie politique qui déborde la seule question électorale. D’autre part, même si le Manifeste lie fortement l’élection présidentielle aux élections législatives, on ne voit pas ce qui pourrait empêcher que, rapidement, les partis et les écuries pour tel ou tel candidat ne viennent la phagocyter. Au total, l’appel se positionne comme un appel purement électoral… et le Manifeste ne vient que nuancer cette pente.

Une primaire "des gauches et des écologistes" ?

Au premier abord, l’appel est "de gauche", puisqu’il critique la politique actuelle et pointe les inégalités sociales, la dégradation environnementale, les discriminations, et dénonce la « droitisation de la société ». Mais il ne fait aucune mention des luttes et ne donne aucune piste, même provisoire, pour une alternative sociale, écologique et démocratique. D’ailleurs, l’idée même d’alternative est absente du texte. On peut comprendre que ce flou a une fonction simple : rendre le texte acceptable à toute personne se situant à gauche, même du côté de la gauche fade. Mais, du coup, l’idée d’une rupture franche avec les politiques sociales-libérales n’est pas assumée, et celle que les politiques social-démocrates n’ont plus d’espace politique est absente, alors même qu’il s’agit d’une réalité incontournable de la période. Or, est-il secondaire que les partis socialistes n’ont plus d’espace politique, et que les recettes traditionnelles de relance keynésienne sont en panne ?

Clémentine Autain, porte parole d’Ensemble !, souligne l’impossibilité de promouvoir un rassemblement associant des orientations incompatibles3 : « Il n’y a pas de cadre commun possible entre ceux qui soutiennent l’orientation gouvernementale et ceux qui la combattent à gauche. Or, la logique d’une primaire suppose que chaque candidat accepte, s’il perd, de mener la campagne aux côtés de celui ou celle qui l’aura gagnée. (…) La réalité à gauche, aujourd’hui, est celle d’une césure croissante entre deux grandes logiques : d’un côté, la réduction des déficits publics, la croissance pour horizon, le contrôle social, le démantèlement des droits et des services publics ; de l’autre, une rupture avec la "règle d’or" et le règne de la marchandise, la remise en cause des normes néolibérales, une transition énergétique, de nouveaux droits et libertés, une nouvelle République. Ces deux orientations ne sont pas compatibles. » Est-ce à dire que toute primaire soit nécessairement une mauvaise idée ? Non, car l’organisation d’une primaire pourrait être (ou aurait pu être ?) une des possibilités pour que la gauche d’alternative se trouve un candidat commun. Clémentine Autain souligne ainsi les enjeux de la période : « Nous avons le devoir de nous fédérer dans un cadre inédit, capable de jeter les bases d’un projet commun pour une gauche du XXIe siècle, d’enclencher un processus de refondation. » Ainsi, si l’on veut prendre en compte les aspirations de nombreux citoyens à participer à la vie politique, n’est-ce pas surtout en ouvrant le chantier d’un projet politique ?

Commencer par la candidature ou commencer par le projet ?

L’appel à la primaire des gauches et des écologistes évoque bien l’idée de « faire de la prochaine élection présidentielle la conclusion d’un débat approfondi qui est passionnément désiré et attendu dans le pays ». Il ajoute même : « Nous voulons du contenu, des idées, des échanges exigeants ». En l’absence d’une orientation stratégique solide, on peut craindre cependant qu’en fait les débats portent surtout sur les modalités de la primaire (pour se mettre d’accord entre courants opposés sur le fond politique)... ou alors qu’ils ne les traitent pas (mais dans ce cas, elles risqueraient d’être traitées dans l’ombre). Dans les deux cas, le risque d’échec est important.

Le Manifeste adossé à l’appel rappelle : « En 2011, le Parti socialiste avait fait la démonstration qu’une primaire peut mobiliser au-delà des lignes partisanes, devenir le lieu du débat politique et générer un vote citoyen massif. Mais l’exercice devenu plébiscite a produit un super-candidat qui s’est affranchi de toute responsabilité envers les citoyens mobilisés derrière lui. » Et de souligner : « La primaire de 2016 doit éviter ce risque de dérive. » Et comment cela ? « Nous n’avons pas vocation à l’organiser mais le dispositif doit permettre de former, sur la base des votes exprimés, une coalition de projet et un contrat de gouvernement. C’est sur ce socle politique partagé et cette légitimité ancrée dans une mobilisation élargie que se fera la campagne du candidat ou de la candidate lauréate et que, potentiellement, il ou elle construira une majorité parlementaire. » La question n’est-elle pas encore une fois que la mobilisation ne soit pas centrée sur l’élection (au lendemain de laquelle, toujours, les forces vives deviennent des forces de soutien à l’exécutif), mais qu’elle soit une mobilisation de la société qu’aucun scrutin électoral ne doit interrompre et qui a d’ailleurs vocation à se poursuivre quel que soit le résultat ? Renforcer la légitimité du candidat ne donne aucune assurance qu’il fera ce qu’il a promis, et peut au contraire avoir pour effet d’accentuer la délégation de pouvoir.

Le Manifeste a cependant le mérite de pointer, comme l’ont fait d’autres textes au cours des dernières décennies, de nombreux « besoins » : besoin de « nouvelles perspectives économiques, sociales, environnementales et démocratiques », besoin de choix et d’ « alternatives claires sur les enjeux majeurs que sont les inégalités, la crise écologique, l’éducation, les discriminations, la réforme des institutions, les libertés, la justice, la sécurité, la fiscalité, les territoires, l’Europe, la mondialisation »… La publication de contributions sur « des thèmes clés pour l’avenir de la France et de l’Europe » est annoncée : « les grandes orientations économiques ; l’emploi ; l’Europe ; la fiscalité ; l’environnement ; les différences culturelles ou religieuses dans un Etat laïc ; les libertés ; la constitution d’une nouvelle République ; la réforme de l’État… ».

Dépasser tout ce qui existe déjà

Des expériences politiques prétendant prendre part au renouvellement de la politique ont eu lieu ces dernières années : mutation de la LCR en NPA, création du Front de gauche, transformation des Verts en Europe Ecologie Les Verts… Même si elles ont donné lieu à des processus et des résultats différents, aucune de ces expériences n’a réussi à franchir l’obstacle principal : la réinvention d’un nouveau rapport entre les citoyens et la politique, intégrant la naissance d’un nouveau rôle des forces politiques à la place de la traditionnelle logique des partis de représentation. Pour le coup, l’initiative de la primaire, telle qu’annoncé, se différencie des autres : elle ne vient pas d’une formation politique, mais d’une série de personnalités aux expériences variées, disposant d’une certaine assise publique. Sauf que ses initiateurs ont d’emblée annoncé qu’ils ne l’organiseront pas. Un collectif de 500 citoyens a cependant lancé, dimanche 24 janvier, la création d’un "comité d’organisation de la primaire de gauche" (sans s à gauche), sur des bases légèrement différentes du premier appel.

Du côté des forces politiques, les réactions à la proposition d’organiser une primaire sont très contrastées. Le PS fait semblant de ne pas y être opposé : tout ce qui pourrait, peut-être, favoriser un éclatement des forces de la gauche d’alternative face à la candidature de François Hollande n’est-il pas bon à prendre ? Les réactions sont positives du côté d’EELV, où Cécile Duflot s’est rapidement déclarée favorable, suivie par Emmanuel Cosse qui y voit l’occasion de parler projet politique. Cependant, les désaccords entre parties prenantes de la gauche hors PS sont éclatants. Ainsi, concernant le périmètre de la primaire, le député européen écologiste Yannick Jadot, qui figure parmi les premiers signataires de l’appel, souligne que « notre objectif n’est pas de faire une primaire de la gauche de la gauche. Parce que cela ne résoudrait pas aujourd’hui notre problème. Notre objectif est de faire une primaire qui permet la confrontation d’idées au sein de l’ensemble des sensibilités de gauche et avec les écologistes ». De son côté, Pierre Laurent, secrétaire national du PCF, a évoqué ce débat : « Certains me disent primaire. Ce n’est pas ma culture, mais je dis : discutons, échangeons, construisons ensemble », tout en soulignant : « il faut un candidat de gauche au service du peuple, un candidat porteur d’un projet de gauche pour la France, sur les valeurs de la gauche, qui rompe avec les errements du pouvoir actuel ». La tenue d’un congrès du PC en juin prochain rend incertaine des prises de positions rapides, mais le parti est d’ores et déjà opposé à une primaire intégrant les droitiers du PS.

Enfin, le Parti de gauche s’oppose à une primaire permettant de désigner un candidat unique de toute la "gauche" (PS compris). Son secrétaire national, Eric Coquerel, estime que « La présidentielle doit aussi servir à déboucher sur un nouveau mouvement qui, cette fois, ne doit pas être un cartel, mais une force qui repose sur des comités de campagne et de réseaux citoyens et qui préparera en même temps les présidentielles et les législatives ». Sans surprise, il affirme que la candidature de Jean-Luc Mélenchon, actuellement créditée de 9 % dans les sondages, est la seule crédible au sein de la gauche d’alternative.

Qu’une primaire ait finalement lieu ou pas, la question de la conception que l’on souhaite promouvoir pour développer une dynamique politique reste cardinale, car c’est elle qui permettra – un peu, beaucoup, passionnément… ou pas du tout – une implication citoyenne forte. Pour François Asensi, député communiste de Seine-Saint-Denis, c’est un nouveau Front populaire qu’il s’agit de créer, qui doit se « différencier radicalement du Front unique piloté par un cartel de partis auquel devaient se rallier les électeurs »4. Soulignant que « Le concept de "parti guide" est antinomique de l’évolution des sociétés », il estime que si les partis ne sont pas « devenus inutiles, leur place et leur rôle sont d’œuvrer à l’éducation populaire, à la formation citoyenne et à l’animation – avec d’autres forces du mouvement social et syndical – pour la réalisation d’un projet rassembleur ». L’enjeu est alors d’accorder « le primat de notre action au projet qui jaillira des mille sources de notre pays comme autant de participations citoyennes ». Enfin, si le Front de gauche apparait ces jours-ci une fois de plus incapable de parler d’une seule voix, ses composantes et des personnalités issues du mouvement social ont, parait-il, commencé à échanger sur ces sujets. À suivre.

Gilles Alfonsi, le 29 janvier 2016. Publié sur le site de Cerises.

1.Voir ici. Un appel à financement a été lancé, avec là aussi, déjà, un site dédié. :

2. Lire le texte de sa tribune dans Le Monde, ici. [url=http://www.lemonde.fr/idees/article....

3. Lire "Primaire : pour une gauche franche", ici. [url=http://www.regards.fr/web/article/p...[/url]

4. Lire "Des primaires pour un nouveau Front populaire", ici. [url=http://www.regards.fr/web/article/d...[/url].


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