Attentats, état d’urgence, FN... Eclairer les enjeux démocratiques

lundi 8 février 2016.
 

Entretien avec Pierre Rosanvallon, professeur d’histoire moderne 
et contemporaine du politique au Collège de France. Il est également directeur d’études à l’École des hautes études 
en sciences sociales.

L’année 2015 a été tragiquement marquée. Comment envisager que 2016 puisse apporter de l’espoir  ?

Pierre Rosanvallon L’année 2015 a été encadrée par deux séquences d’attentats de nature ­différente. En janvier, il y a eu un grand désarroi, mais pas vraiment naissance d’un sentiment commun. Le contenu de Charlie Hebdo conduisait certains Français à rester circonspects. À la fin de l’année, en revanche, toute la société s’est sentie atteinte. Mais reste posée la question de savoir comment se produit le commun dans une société. Il y a bien eu une communauté d’indignation et de compassion, mais il faut aussi faire communauté socialement. Et le problème est qu’il y a aujourd’hui deux définitions, concurrentes et exclusives, du vivre ensemble. L’une repose sur le projet d’une homogénéité d’exclusion, celle que Barrès a théorisée en 1893 dans son livre Contre les étrangers. De l’autre côté, le projet d’une intégration et d’une solidarité positive. Ce que j’appelle la « société des égaux ».

En quoi cette question de l’égalité est-elle capitale  ?

Pierre Rosanvallon Il y a d’abord l’égalité politique. Chaque voix compte en principe, mais toutes les voix ne s’expriment pas  : la majorité électorale laisse donc beaucoup de monde de côté. Il faut pour cela trouver des voies compensatrices, pour exprimer autrement la volonté générale. Il y a ensuite l’égalité sociale. Il faut rappeler que la démocratie s’est définie à l’origine comme ­organisation d’un monde commun. Ce n’est pas seulement un régime, mais aussi une qualité de la société. Le ­problème est que l’égalité a reculé depuis une vingtaine d’années, de deux façons. Ce que j’avais défini avec Jean-Paul ­Fitoussi comme le «  nouvel âge des inégalités  » correspondait à une dissémination des inégalités. Ce ne sont plus simplement entre les groupes sociaux qu’elles existent, mais au sein de chaque groupe  : il y a une individualisation des inégalités. Des inégalités nouvelles ont par ailleurs été engendrées par le nouveau capitalisme d’innovation et «  l’ubérisation  » de l’économie autant que par sa financiarisation. Se met ainsi en place un nouveau monde de rentiers et de super-riches.

La mise en place de la déchéance de nationalité ne ­menace-t-elle pas directement le principe d’égalité  ?

Pierre Rosanvallon Elle représente une vraie rupture dans la vision républicaine. On sait en outre qu’elle n’est pas efficace. Il suffirait de cela pour la repousser énergiquement. Mais il y a aussi une raison symbolique à ce rejet. Ces terroristes sont français. C’est le problème qu’il faut regarder en face. Il s’agit de considérer en tant que telle, pour la combattre, y compris intellectuellement, la rhétorique de la guerre civile qu’ils expriment. La déchéance-exorcisme donne ainsi un mauvais signal symbolique. C’est aussi un signe de faiblesse politique. Cette mesure laisse en effet croire que la bonne voie est celle de la «  sécurité-providence  ». Or dans ce registre, il en faudra nécessairement toujours plus en termes d’affichage de mesures répressives. Alors que c’est d’une société lucide, solidaire et vigilante que nous avons besoin pour faire face à l’épreuve terroriste. Celle-ci doit nous conduire à un renforcement du commun, à une réactivation du lien de citoyenneté, et pas à un protectionnisme de l’épuration nationale qui est aussi illusoire que mortel par les dérives qu’il ouvre.

Quels enseignements tirez-vous des élections régionales  ? Concernant le vote FN  ?

Pierre Rosanvallon On peut faire un double constat  : celui d’un système politique à bout de souffle et celui d’une société défaite. Il y a à la fois la dimension sociologique et politique. Le tout est de savoir comment traiter ces deux questions. Le vote FN est, lui, le réceptacle de nombreux éléments. Une première explication est de le voir comme la tête morte d’une partie de la gauche et de ses espoirs. C’est l’interprétation du glissement du monde populaire vers le FN. Une seconde explication réside dans la réaction à cet essoufflement politique. Ce vote serait l’expression d’un désarroi ou d’une prise de distance entre les institutions politiques et la société. Il me semble très problématique de lire ce vote de ces deux seules façons, comme si le FN était le nouveau nom d’un parti populaire ou une réponse à la demande d’un renouveau politique telle qu’elle existe dans certains pays avec l’émergence de partis comme Podemos ou Ciudadanos en Espagne. Le vote FN est au contraire une indication négative de l’épuisement politique. Nous ne sommes pas devant une expérimentation de rénovation mais devant l’expression d’une exaspération. De plus, il y a une double affirmation, celle d’une société homogène en réponse à la déliaison sociale, et celle d’une vision xénophobe à tendance raciste. C’est aussi la conception d’une ultra-laïcité. La laïcité doit qualifier le rapport de l’État au fait religieux et non pas caractériser une société uniforme. C’est une définition sociétale qui revient de fait à pointer du doigt les millions de Français de religion musulmane.

Marine Le Pen est-elle en capacité de l’emporter en 2017  ?

Pierre Rosanvallon Ce n’est plus une perspective à exclure. Les résultats des régionales ont donné le sentiment qu’elle avait manqué de monter la dernière marche. Mais elle a monté l’avant-dernière. Le FN exprime une doctrine démocratique problématique qui se traduit par le culte du majoritarisme présidentiel.

Dans le Bon Gouvernement (1), vous décrivez une démocratie s’orientant vers une « présidentialisation à outrance ». Comment cela se traduit-il  ?

Pierre Rosanvallon Le présidentialisme, qui s’appuie sur l’élection au suffrage universel du président, est lié à une vision réductrice de la démocratie. Cette montée en puissance de l’exécutif a une origine fonctionnelle  : nos sociétés sont sans cesse ballottées par les crises et les événements, confrontées à l’imprévu. Il faut en permanence s’adapter, réagir, prendre des décisions. Suivre des normes ne suffit plus. Mais il y a également une raison démocratique. Alors qu’une assemblée paraît irresponsable, voter pour ou contre quelqu’un donne aux citoyens le sentiment d’intervenir efficacement dans le cours des choses. Le présidentialisme a démocratisé le moment électoral. Mais que se passe-t-il au lendemain de l’élection  ? Rien. Le citoyen se trouve désarmé, dépossédé. Si on se contente de cette dimension réductrice de la démocratie présidentielle, la voie est ouverte aux démocraties autoritaires. Comment faire autrement  ? On a beaucoup discuté de l’introduction de procédures de révocation. Elle existe en Amérique latine. Aux États-Unis, le recall fonctionne dans de nombreux États de la côte Ouest, prévu à partir du mi-mandat. Pour autant, cela ne règle pas le problème de savoir ce qui se passe après l’élection.

Vous décrivez une « prédominance de l’exécutif », avec un recours à l’état d’urgence. Cet « État d’exception » deviendrait-il la norme  ?

Pierre Rosanvallon L’exemple négatif est le Patriot Act. Au lendemain du 11 septembre 2001, les Américains ont mis en place une forme de législation d’exception qui allait très loin. Plus aucune limite n’était mise à la surveillance. Cela a été à la base de tous les problèmes rencontrés par la NSA. De plus, cela permettait d’emprisonner sans jugement et sans limitation de temps des personnes soupçonnées de terrorisme. On pouvait déjà discuter ces mesures lorsqu’elles ont été prises, mais le problème c’est qu’elles sont toujours reconduites, quinze ans après. C’est ce contre quoi il faut se prémunir. De ce fait, il devient très important de constitutionnaliser l’état d’urgence car, sinon, c’est la porte ouverte à des législations comme celle de 1955 votée à la va-vite, avec un potentiel liberticide (rappelons que cette loi permet de censurer la presse). Il s’agit d’organiser des pouvoirs pour une période très temporaire, se comptant en semaines. L’idée de prolonger pour une longue durée l’état d’urgence est contradictoire. On ne peut ainsi constitutionnaliser l’état d’urgence qu’en étant très rigoureux sur le contrôle de son application, la définition de son objet, les conditions de sa déclaration.

Dans un état d’urgence permanent, sommes-nous encore dans une démocratie  ?

Pierre Rosanvallon Bien sûr que non, car il se transforme alors en État d’exception ! On sort alors de la démocratie en évoluant vers des démocraties autoritaires qui ne conserveraient leur nom de démocratie qu’au seul regard du mode de nomination des dirigeants. Il peut y avoir un glissement très dangereux. Lorsque l’on pense à des règles, n’oublions pas qu’il faut imaginer qu’elles ne seront pas forcément entre des mains amies. J’évoquais Marine Le Pen.

Que faire pour éviter cet horizon  ?

Pierre Rosanvallon Il faut inscrire le présidentialisme dans une démocratie d’exercice, permanente. Les visions du progrès politique, depuis deux siècles, tournent presque exclusivement autour de l’amélioration de l’élection et de la représentation (limitation de la durée du mandat, non-cumul, parité, proportionnelle…). Les partis politiques, en dépit de tous leurs défauts, avaient autrefois une capacité de représentation sociale. Ce n’est plus le cas aujourd’hui. D’où le nouveau besoin de «  démocratie narrative  » rendant présentes aux yeux de tous les réalités vécues (comme je l’ai montré dans le Parlement des ­invisibles). Avec aussi de nouvelles institutions.

Quelles sont-elles  ?

Pierre Rosanvallon L’action du gouvernement doit être encadrée par des pratiques (reddition de comptes, évaluation, mise en responsabilité) et doit s’appuyer sur des règles comme la transparence, la lisibilité, le parler vrai, l’implication et l’association des citoyens. Tout cela avait été inscrit dans l’idéal parlementaire. Le Parlement était à l’origine le lieu de délibération, de contrôle, de surveillance, d’évaluation. Mais ces fonctions n’ont été que très imparfaitement mises en œuvre et le sont encore moins aujourd’hui, d’autant plus que le Parlement s’intègre dorénavant à l’exécutif. Il faut donc créer de nouvelles institutions de contrôle, d’organisation de la délibération publique et de gestion de la transparence politique. Des institutions publiques mais aussi des organes citoyens. Nous avons besoin d’une nouvelle génération de corps intermédiaires politiques qui soient, pour le XXIe siècle, ce que les partis ont été au XXe. Il faut aussi développer des organes d’implication citoyenne à l’exemple des jurys populaires tirés au sort. Les masses peuvent être impliquées partout par l’information. L’action gouvernementale doit devenir lisible et appropriable pour tous.

Vous parlez d’une « démocratie d’appropriation »  ?

Pierre Rosanvallon La démocratie signifie que les citoyens s’approprient le pouvoir. Le vote est une façon limitée de le faire. Il faut trouver d’autres modes d’appropriation au travers de ce que j’ai cherché à définir comme un gouvernement démocratique. L’autre enjeu réside dans l’exigence portant sur les gouvernants eux-mêmes. Il faut garantir que les gouvernants soient au service de l’intérêt général. C’est le problème général de la corruption, au sens large, qui se définit par l’appropriation d’un bien public par un intérêt privé. Cela menace la démocratie dans de nombreux pays et fait que les citoyens ne croient plus en rien. La lutte contre la corruption est pour cela décisive. Il faut pour cela se féliciter de la mise en place de la Haute Autorité pour la transparence de la vie ­publique. Dans la démocratie, il doit toujours y avoir des pouvoirs de contrôle et de surveillance. C’est une vieille idée révolutionnaire. Leur symbole est l’œil du peuple. On parle souvent de la voix du peuple (le droit de vote, mais également celui de manifester ou encore de s’organiser dans un mouvement). Mais le peuple doit aussi garder les yeux ouverts.

Vous reprenez une expression, « l’histoire nous mord la nuque ». Est-ce à dire qu’il est encore temps d’agir  ? Et à gauche  ?

Pierre Rosanvallon Oui, je le pense. Éclairer ces enjeux démocratiques peut rendre le citoyen plus lucide et ­désireux d’action. À gauche, il y a un débat de politique économique, mais il ne devrait pas y en avoir un sur ce qu’est la démocratie. Ce combat devrait constituer le socle d’une vision progressiste commune sur laquelle construire le renouveau.

Une question d’égalité

Pierre Rosanvallon est professeur d’histoire moderne 
et contemporaine du politique au Collège de France. Il est également directeur d’études à l’École des hautes études 
en sciences sociales et du site La vie des idées. Historien, sociologue, ses travaux portent sur l’histoire de la démocratie 
et du modèle politique français, et sur les enjeux de la justice sociale. Pour lui, la question de l’égalité est à la base d’une «  démocratie permanente  ». Ses quatre derniers ouvrages, tous parus aux Éditions du Seuil, attestent  : la Légitimité démocratique (2008), la Société des égaux (2011), le Parlement des invisibles (2014) et le Bon gouvernement (2015).

Entretien réalisé par Pierre Chaillan, L’Humanité


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