La constitutionnalisation de l’état d’urgence affaiblit l’État de droit 

dimanche 14 février 2016.
 

A) La porte ouverte à toutes les dérives

par Jacqueline Fraysse, députée Front de gauche des Hauts-de-Seine

Au lendemain des attentats du 13 novembre, choquée comme chacun par l’ampleur et la soudaineté de cet événement, mais aussi soucieuse de permettre aux autorités de prendre les mesures nécessaires à la protection des citoyens, j’ai voté la prolongation de l’état d’urgence pour une durée de trois mois.

L’état d’urgence est, par définition, une restriction de nos libertés individuelles mais qui s’exerce dans un contexte bien particulier, pour un temps limité et, suite aux débats menés par les députés en novembre dernier, encadré par un contrôle parlementaire. Remarquons que depuis la loi de 1955 qui l’a instauré, les gouvernements ont eu recours à l’état d’urgence sans que celui-ci ne soit sacralisé dans la Constitution. Quel est alors l’objectif visé par le gouvernement  ?

Si le projet de loi ne modifie pas les conditions de déclenchement de l’état d’urgence – seules des circonstances exceptionnelles justifieront la mise en place des mesures prévues par la loi de 1955, modifiée en novembre 2015 –, pour autant, il ne fixe pas une durée limitée à cet état d’exception et laisse donc légitimement planer la crainte d’une « permanence de l’état d’urgence ». L’autre élément particulièrement inquiétant de ce texte est qu’il prévoit que, lorsque ces circonstances exceptionnelles ont cessé, et que n’est donc plus justifié l’état d’urgence, si toutefois persiste « un risque d’acte terroriste », alors les mesures sécuritaires exceptionnellement autorisées dans l’état d’urgence peuvent être pérennisées. En d’autres termes, l’arsenal répressif qui va du contrôle d’identité à la perquisition, en passant par l’assignation à résidence et la fermeture de lieux publics ou l’interdiction de manifester, seront légalement autorisés tant que subsistera la possibilité – par définition toujours probable – d’un acte terroriste sur le territoire.

Le pouvoir du moment, quel qu’il soit, y compris le plus extrême, aurait ainsi les mains libres pour prolonger des mesures d’exception hors état d’urgence. Ce n’est donc pas tant la constitutionnalisation de l’état d’urgence qui pose problème que ce que le gouvernement introduit sournoisement dans la Constitution par ce biais et qui ouvre la porte à toutes les dérives d’un état où l’exigence de sécurité a pris le pas sur l’exigence de liberté et de démocratie. Parce que ses véritables motivations sont peu avouables, le gouvernement, pour parvenir à ses fins, instrumentalise et attise l’émotion ainsi que la peur légitimement ressenties par nos concitoyens. Ce faisant, il écarte d’un revers de la main la réflexion pourtant cruciale pour l’avenir de notre pays sur ce qui nourrit, au sein de notre République, la rage, le désespoir et le fanatisme. En tout état de cause, la constitutionnalisation de l’état d’urgence est une fuite en avant liberticide qui ne réglera rien au problème du terrorisme mais dont il faut reconnaître qu’elle s’inscrit en toute cohérence avec la ligne politique de ce gouvernement, flirtant habilement avec la droite et l’extrême droite. En effet, force est de constater que ce gouvernement organise méthodiquement, depuis le début de son arrivée au pouvoir, les conditions pour réduire au silence toute forme de contestation sociale et politique  : passage en force au Parlement, à coups de 49-3, de la loi Macron, restriction de l’expression syndicale dans la loi sur le dialogue social, sans oublier la criminalisation des représentants des salariés d’Air France ou de Goodyear, pour ne citer que les cas les plus récents. Pour toutes ces raisons, le débat qui va s’ouvrir au Parlement dans les prochaines semaines est crucial. L’enjeu sera certes de faire barrage à ce projet de réforme qui bafoue les principes fondamentaux de liberté, d’égalité et de fraternité de notre République, mais également de faire enfin émerger une expression politique réellement de gauche.

B) Une justice d’exception administrative et policière

par Vanessa Codaccioni, maîtresse de conférences à l’université Paris-VIII et auteure

La constitutionnalisation de régimes d’exception qui facilitent la répression étatique, et donnent plus de pouvoir à l’exécutif ou aux autorités répressives est un phénomène extrêmement rare en France. Le cas le plus emblématique reste celui de la révision constitutionnelle de 1958 et de l’inscription, avec l’article 16, des « pleins pouvoirs » accordés au chef de l’État. Il constitue alors, avec l’état de siège et l’état d’urgence, l’un des trois régimes exorbitants du droit commun qui conduisent à la mise en place d’états d’exception restrictifs des libertés.

Justifiée par son encadrement dans la loi fondamentale, l’inscription de l’état d’urgence dans la Constitution a pourtant été annoncée par François Hollande dès le 16 novembre. Confirmant l’incapacité des gouvernants à réagir aux crises extrêmement graves autrement que par l’adoption de législations et de mesures d’exception, la constitutionnalisation de l’état d’urgence ne fait pourtant pas qu’inscrire dans le droit la loi d’avril 1955. Elle aggrave les dispositions d’une législation déjà très liberticide qui permet de contrôler une population, un territoire, des idées, et favorise des pratiques policières et administratives attentatoires aux garanties fondamentales  : les couvre-feux, l’interdiction des réunions et des manifestations, la fermeture des salles de spectacle ou des cafés, les interdictions de séjour ou, depuis la loi de novembre 2015, les perquisitions sans contrôle judiciaire, la facilitation des assignations à résidence ou la possibilité de dissoudre des organisations dont l’activité s’avère « dangereuse » pour l’ordre public.

Au-delà de la modification de l’article 34 de la Constitution pour y inscrire la déchéance de nationalité des binationaux nés en France et condamnés pour « crimes terroristes », mesure d’affichage, discriminatoire, absolument inefficace et approuvée tout autant par la droite que l’extrême droite, le projet de loi constitutionnelle dite de « protection de la nation » a de quoi inquiéter. D’une part, le Parlement, compétent pour prolonger l’état d’urgence, voterait la loi pour fournir aux agents en charge de la sécurité des « outils renouvelés ». Parmi les mesures envisagées pour faire face au « péril », citons  : l’extension des possibilités de contrôle d’identité, les retenues administratives des personnes présentes dans un lieu perquisitionné, ou encore la saisie d’objets et d’ordinateurs. La constitutionnalisation de l’état d’urgence donnerait donc lieu à une version aggravée de l’état d’urgence déjà mobilisé, puisque le législateur pourrait faire varier et augmenter les dispositions attentatoires aux droits et aux libertés. D’autre part, plus aucune durée n’est prévue pour ce régime d’exception, que la loi pourrait ainsi fixer à plusieurs mois voire plusieurs années. Sous couvert de donner plus de pouvoir au législateur, le projet de révision constitutionnelle fragilise en réalité l’encadrement temporel et démocratique de l’état d’urgence.

Cette création de l’article 36-1 ne signifie pas la mise en place d’un « état d’urgence permanent », notion qui décrit mal la réalité du recours et des usages de l’exception, tout comme celle des résistances (militantes, juridictionnelles, politiques, etc.) qu’il peut susciter. En revanche, elle vient signaler la manière dont l’État de droit est progressivement affaibli de l’intérieur par la multiplication de dispositifs répressifs d’exception voulus et institués par les autorités, et plus précisément par un renforcement continu des pouvoirs de l’administration, des agents du renseignement et des services policiers. Plus grave encore que son inscription dans le texte fondamental, la volonté de constitutionnaliser l’état d’urgence éclaire la mise en place progressive d’une justice d’exception moins judiciaire qu’administrative et policière.

Dernier ouvrage paru  : Justice d’exception. L’État face aux crimes politiques et terroristes, CNRS Éditions, 2015

C) Une atteinte supplémentaire au contrat social

par Laurence Blisson, secrétaire générale du Syndicat de la magistrature

L’état d’urgence est étranger à l’État de droit. Enraciner ce corps étranger dans la Constitution en l’adossant aux régimes exceptionnels de l’article 16 et de l’article 36 ne suffit pas à le faire sortir de la sphère de l’arbitraire à laquelle il appartient.

Pour le dire simplement  : l’État de droit n’est pas l’état du droit. Le seul fait de soumettre la puissance publique au droit ne satisfait pas aux exigences de l’État de droit. Cet encadrement de son action par la loi se double d’un principe de hiérarchie des normes  : la loi doit être conforme à la Constitution comme aux engagements internationaux de la France. Or, la loi du 3 avril 1955 n’a jamais fait l’objet d’un contrôle exhaustif de constitutionnalité, pas plus que la loi du 20 novembre 2015, dont Manuel Valls s’est assuré, par la dissuasion, de l’impunité constitutionnelle.

Et il ne suffit pas de changer les règles constitutionnelles. Encore faut-il que les pouvoirs, exécutif, législatif et judiciaire, se limitent mutuellement et réciproquement et que les atteintes aux libertés individuelles et collectives soient encadrées et placées sous le contrôle effectif d’un juge indépendant.

L’État d’urgence, même constitutionnalisé, renie ces équilibres fondamentaux de l’État de droit. Il fonctionne comme un dispositif d’exception qui confère au seul exécutif, le ministre de l’Intérieur et son représentant local, le préfet, des pouvoirs exorbitants, gravement attentatoires aux libertés collectives et individuelles, d’aller et venir, de se réunir, de manifester, tout comme au principe d’inviolabilité du domicile. Sur la base d’un risque de trouble à l’ordre public même sans lien avec le péril terroriste qui a justifié son déclenchement, des manifestations par dizaines, des réunions, ont été interdites en 2015. Sur des critères aussi flous qu’un « comportement suspect », des milliers de perquisitions ont été menées, des centaines d’assignations prononcées, sans aucun lien avec une infraction pénale. Alors que la gravité des atteintes à ces libertés appellerait un contrôle juridictionnel accru, le contrôle par le seul juge administratif, intervenant a posteriori, demeure par essence limité. L’examen de nécessité et de proportionnalité qu’il opère ne suffit pas lorsque le critère légal qui ouvre la voie à l’action de l’exécutif est aussi vague, étendu, déconnecté même, du péril terroriste.L’état d’urgence bouleverse en profondeur les équilibres institutionnels, au détriment du respect des libertés individuelles. Or, en France, c’est la Constitution qui fixe ces équilibres. Vouloir constitutionnaliser l’état d’urgence est une atteinte supplémentaire au contrat social.

En réalité le gouvernement ne souhaite cette constitutionnalisation que pour aller plus loin dans les atteintes aux libertés. Il ne s’agit nullement d’encadrer l’état d’urgence ni de nous en protéger contre un usage abusif. La lecture de l’article Ier du projet de loi suffit à nous en convaincre. Les conditions du recours à l’état d’urgence, le « péril imminent résultant d’atteintes graves à l’ordre public », demeurent floues, les mesures de police – certaines collectives, d’autres individuelles – pouvant être mises en œuvre ne connaissent aucune restriction, ni dans leur champ, ni dans le temps. Le pouvoir de déclencher l’état d’urgence demeure confié à l’exécutif et sa prolongation est aisée  : votée à une simple majorité, elle relève d’une loi simple, modifiable sans contrôle obligatoire par le Conseil constitutionnel – comme c’est le cas pour les lois organiques. Enfin, le projet ne réserve aucune place à l’autorité judiciaire, pourtant garante constitutionnelle des libertés individuelles, pour le contrôle des atteintes les plus lourdes. Dans son principe comme dans son contenu, la révision constitutionnelle ne protège pas les citoyens. Examinée tandis que l’état d’urgence a toujours cours, elle constitue une nouvelle entaille dans notre État de droit.


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