Le cas français : Évolution et segmentation du salariat. Évolution des entreprises et de la société

mercredi 11 mai 2016.
 

En trente ans, le capitalisme français a profondément évolué, en lien avec la « globalisation » financière : formation de grands groupes internationalisés, dispersion des centres de production, internationalisation poussée de l’actionnariat, soumission du tissu de PME, désindustrialisation partielle, mais aussi nouvelles organisations du travail, nouvelles contraintes opérationnelles, évolution des qualifications et des technologies, nouvelles divisions au sein du travail. Et, bien sûr, la constante d’une précarité croissante et d’un chômage de masse.

Aux évolutions séculaires du capitalisme, à ses paradigmes permanents (dont l’expansion de la marchandise, la concentration et l’internationalisation des flux financiers) se sont ajoutées des accélérations soudaines, des formes inédites d’organisation productive, des configurations nouvelles dans la longue histoire de l’accumulation et de la formation du profit. Celle-ci se réalise au niveau mondial, les grandes firmes répartissant leurs actifs et pondérant leurs activités au niveau mondial pour doper leurs résultats.

La « nouvelle frontière » n’est pas été simplement celle de la Chine et de l’Europe de l’Est. Elle a aussi pris la forme de l’Union européenne, de l’euro, de la réorganisation planétaire de la chaîne productive. Tout cela s’ouvrant sur une modification de la division internationale du travail et sur une évolution du salariat d’un pays comme la France.

Si les grands traits du capitalisme n’ont sûrement pas changé, leur mise en musique a été profondément modifiée jusqu’à déstabiliser les vieilles puissances économiques, à remettre en question le pouvoir financier absolu des puissances impérialistes historiques, et à faire naître un capital financier planétaire ainsi que de nouvelles puissances économiques. En France, les fameux « champions nationaux » se sont hissés au rang de prédateurs mondialisés pour ne plus être souvent que des groupes apatrides, suffisamment forts pour faire des pieds de nez au pouvoir politique, au grand dam des nostalgiques qui ressassent, chacun à sa manière, un vieux « produisons français ».

Même dans le travail militant quotidien, le décor a changé, puisque la concentration financière s’accompagne d’une décentralisation productive toujours plus impressionnante, isolant et fractionnant les salariés selon une multitude de segmentations géographiques et opérationnelles, impactant les consciences et les formes d’organisation collective et le terrain syndical.

Se mettre en phase avec le réel

Appréhender les nouveaux impératifs du capital et le remodelage induit du salariat constitue un travail difficile, qui conduit à remettre en question des approches anciennes devenues obsolètes. Les retards à l’allumage trop prononcés conduisent à l’impuissance. La crise du mouvement syndical et particulièrement de la CGT n’est-elle pas le fruit de tous ces trains manqués ? Le fait que l’extrême gauche a stagné depuis la fin des années 1970 et n’a jamais surmonté sa marginalité sociale n’est-il pas en partie lié à ces retards ? Il ne s’agit pas d’une question de définition, de classification ou de sémantique. C’est l’intervention politique au sein du salariat qui est en jeu ici.

La segmentation du salariat, son éclatement objectif selon les branches d’activité, les qualifications, les techniques employées ont constitué un problème constant. Les questions que nous nous posons ne sont donc pas propres à la période actuelle. Mais de toute évidence nous atteignons aujourd’hui un point où les différentes conditions salariées se sont complexifiées. Le problème ne se posait pas de la même manière quand ce salariat était composé d’une écrasante majorité d’ouvriers d’usine et d’ouvriers agricoles, et d’une grande majorité d’hommes. La centralité de « l’ouvrier » était le fruit de sa prépondérance démographique et le produit d’une longue histoire politique. À l’échelle de nos générations, les choses se sont rapidement modifiées. N’y eut-il pas, juste après 68, des discussions pour savoir si les « cols blancs » et les « blouses blanches » des nouveaux secteurs industriels, qui avaient eux aussi occupé leurs entreprises, faisaient partie de la classe ouvrière « productive » ou d’autre chose ?

Bien que la segmentation du salariat ait toujours été une donnée objective ayant des conséquences pratiques, le découpage du salariat en sous-classes a été un produit assez constant des courants ouvriéristes (qu’ils aient été staliniens ou autres). Leurs raisonnements avaient la propriété d’être réversible : « la petite bourgeoisie ou l’aristocratie ouvrière commencent là où je n’arrive pas à m’implanter ». L’idée qu’une petite bourgeoisie latente existe au sein du salariat, toujours susceptible de s’allier aux classes dominantes ou de défendre l’ordre existant est dangereuse et crée de la confusion. Car n’en est-il pas de même quand une partie des ouvriers votent massivement pour la droite ou l’extrême droite ? Classifier objectivement le salariat est une impasse. La multitude des situations, des formes de travail et des expériences n’est pas antinomique avec le dénominateur commun de l’exploitation.

Il n’est pas question ici de dresser une typologie exhaustive de l’organisation du travail, mais de comprendre la nouvelle diversité des relations au travail et du statut salarial que peut engendrer le capitalisme contemporain. Dit autrement, quels sont les facteurs qui nous ont éloignés de la configuration des années 1960/1970, facteurs objectifs qui ont peut-être contribué à l’impasse politique de la gauche anticapitaliste et à la crise du mouvement syndical ?

Si le salariat est ultra majoritaire dans nos sociétés, s’adresse-t-on à toutes et à tous et surtout comment ?

1- Écarts grandissants entre emplois précaires et qualifications

Au recensement de 1962, le nombre de personnes occupant un emploi en France métropolitaine était de l’ordre de 19 millions, dont les deux tiers étaient des hommes. Quarante-cinq ans plus tard, en 2000, il avoisine 26 millions et se partage presque à parts égales (53 % - 47 %) entre hommes et femmes. La forte montée de l’emploi féminin, essentiellement salarié, s’est engagée au milieu des années 1960 ; il était de 34 % en 1962.

Plusieurs mouvements de fond ont bouleversé la réalité des catégories socioprofessionnelles, que ce soit objectivement ou par la simple perception qu’en ont leurs titulaires :

° Les emplois dits « ouvriers » n’ont cessé de reculer. En 1962, ils sont 7,4 millions (dont 0,8 million d’ouvriers agricoles), soit 39 % de la population en emploi. En 2007, on ne recense guère plus de 6 millions d’ouvriers, soit moins d’un emploi sur quatre. En revanche, depuis le début des années 1960, les professions salariées non ouvrières ont progressé de façon continue. La part des « employés » s’accroît de 10 points par rapport aux années 2000. Mais cette évolution est en partie trompeuse car elle contient le basculement d’emplois industriels vers des qualifications de « services » propres au terme d’employé.

° Le poids des professions intermédiaires progresse de près de 14 points (de 11,1 % à 24,8 %) et celui des cadres de plus de 11 points (de 4,7 % à 15,8 %). Principales explications à ce développement des compétences : la montée en puissance des nouvelles technologies de l’information et de la communication, le renforcement des fonctions commerciales ou technico-commerciales dans l’entreprise. À noter aussi le basculement massif des catégories « contremaître » vers la notion d’ETAM (employés, techniciens, agents de maîtrise), phénomène pointé dès les années 1980 quand les essais de « cercles de qualité » aboutirent finalement à court-circuiter partiellement les « petits chefs » par une évolution des technologies et l’organisation plus coopérative des ateliers.

° La catégorie « cadres », bien que très hétérogène et souvent floue dans le déclaratif des entreprises et des intéressés eux-mêmes, enregistre spécifiquement le développement du travail intellectuel dans la production, la recherche et les systèmes d’information interne. Elle passe d’environ 4 à 14 %.

° Dans un même mouvement, la proportion de personnes en emploi ayant un diplôme de niveau supérieur ou égal au bac est passée de 8,5 à 51 % entre 1962 et 2007, avec un net avantage aux femmes.

° De tous les secteurs, celui qui a subi la plus importante baisse de ses effectifs est l’agriculture. Vient ensuite l’industrie à partir du milieu des années 1970, puis la construction. Sans surprise ce sont les services, à la définition et au périmètre problématiques, qui compensent en croissance.

On comprend donc que malgré la notion d’un salariat totalement majoritaire (près de 90 % de l’emploi, contre 72 % en 1962), le problème de cette mutation du demi-siècle passé reste entier. D’autant que cette croissance est fondamentalement portée par la croissance des employés et des ETAM… dans leur diversité.

Dispersion des formes d’emploi

L’emploi s’est en partie précarisé. Mais est-ce qu’un retour à la croissance durable renverserait ce constat ? En d’autres termes, est-ce qu’on pourrait revenir, dans la situation d’un taux de chômage à 4 % ou 5 %, à un marché du travail plus « vertueux » et au dégonflage du temps partiel et des CDD en fonction d’un nouveau cycle long de croissance ? La réponse est sans doute non, mais avec des nuances. Les métiers industriels qualifiés nécessitent en général pour les employeurs une relative stabilité des personnes, ce qui est également vrai pour certaines professions supérieures dans les services. À l’inverse, dans la construction ou les métiers de l’informatique, y compris très qualifiés, le turn-over est moins un problème et permet de contenir les salaires.

La vision des Trente glorieuses comme une période de grande stabilité de l’emploi provient en réalité davantage du contexte économique favorable, qui a garanti une sécurité de l’emploi de fait plutôt que de droit.

Le Code du travail faisait déjà la distinction entre contrat à durée indéterminée et contrat à durée déterminée. Alors que le CDI était très souple, le CDD apportait des garanties de poursuite de son contrat jusqu’à son terme.

Or, entre le début des années 1980 et le début des années 2000, la part des formes particulières d’emploi (CDD et intérim) a plus que doublé. De 6,4 % en 1982, la part des formes temporaires d’emploi dans l’emploi salarié est passée à 13,5 % en 2000. S’agissant de la part des contrats à durée déterminée (hors apprentissage), elle a plus que doublé pour atteindre 10,3 % en 2000, contre 4,9 % en 1982. La forte montée en puissance des contrats aidés au cours des années 1980 et 1990 a largement contribué à cette progression. Les premiers contrats aidés hors apprentissage ont été lancés en 1984. Les contrats aidés signés en CDD représentaient 1,8 % de l’emploi salarié en 2002, soit 15 % de l’ensemble des formes particulières d’emploi (cf. Conseil d’orientation de l’emploi, avril 2014).

La part de l’intérim a elle aussi connu une forte progression au cours de cette période : entre 1982 et 2000, elle a été multipliée par 4, pour atteindre 2 % de l’emploi salarié.

Selon la DARES, en moyenne en 2012, 92,3 % des salariés âgés de 39 à 41 ans sont en CDI, 1,8 % sont intérimaires et 5,9 % sont en CDD. En revanche, la part des emplois temporaires dans l’emploi salarié chez les 15-24 ans est passée de 18,1 % en 1982 à 48,3 % en 2000. Comme dans la plupart des pays industrialisés, l’emploi permanent reste stable en France, à 84 % de l’ensemble du salariat. C’est donc sur « l’armée de réserve » que se joue le gonflement de la précarité : nouveaux entrants sur le marché du travail et chômeurs. Le CDI ne représente plus que 10 % des intentions d’embauche.

Au sein du CDD et de l’intérim, la durée moyenne du contrat tend à se réduire de plus en plus. Entre 2000 et 2013, la part des déclarations d’embauche en CDD de plus d’un mois est passée de 32 % à 21 %. Mais les secteurs se comportent de manière fortement différenciée en matière de durée moyenne des CDD (à la différence de la baisse de durée moyenne des missions d’intérim).

La durée moyenne d’un CDI est très variable selon les secteurs (rompus à l’initiative du salarié ou de l’employeur). Il oscille entre 127 mois dans la fabrication de matériel de transport et 22 mois dans les activités informatiques. La segmentation n’est donc pas simplement celle du CDI versus CDD, mais au sein du CDI lui-même. Phénomène aggravé par la profondeur différenciée des restructurations et réorganisations opérationnelles des entreprises. Les attaques constantes du patronat sur le terrain des procédures de licenciement collectif sont des attaques contre le CDI en général, afin d’obtenir toute latitude en fonction des qualifications, des métiers et des branches. Cette offensive patronale correspond – également – à des évolutions de métiers et pas seulement à une adaptation à la crise ; c’est selon le patronat une adaptation « rationnelle » à l’évolution objective du travail et des marchés.

Le temps partiel

Entre le début des années 1980 et la fin des années 1990, le travail à temps partiel a plus que doublé. Selon l’enquête Emploi de l’Insee, la part des salariés à temps partiel est passée de 8,6 % en 1982 à 18,6 % en 2012, soit 4,2 millions de salariés (dont 1/3 subi). Cette progression a été un peu plus importante pour les salariés du secteur public, notamment dans les collectivités locales et les hôpitaux.

La progression du temps partiel observée entre 2003 et 2012 concerne principalement les salariés en CDI. Légèrement supérieure à 13 % au premier trimestre 2003, la part des salariés en CDI et à temps partiel sur l’ensemble des salariés est proche de 15 % depuis le quatrième trimestre 2009 (hors Fonction publique). La part des salariés en CDD et à temps partiel reste proche de 3 % tout au long de la période. Le CDI reste de fait la forme d’emploi largement dominante au sein de l’emploi à temps partiel. 78,7 % des salariés à temps partiel étaient en CDI en 2011, 17,3 % en CDD ou en intérim et 4 % en contrats aidés. La France reste toutefois l’un des pays où l’amplitude du temps partiel est la plus longue : 24 heures hebdomadaires en moyenne contre 18 en Allemagne (source : Eurostat).

Ainsi, on assiste depuis les années 1980 à une individualisation et à une diversification du temps de travail, au travers du temps partiel et aussi des horaires de travail atypiques (la loi Macron s’y emploie). L’essor du dispositif de modulation/annualisation du temps de travail ainsi que du dispositif du forfait-jours et du télétravail s’inscrit également dans cette tendance.

Enfin, la croissance du travail nomade (activité dont tout ou partie est effectué chez le client ou chez soi, sur différents sites de l’organisation ou impliquant de nombreux déplacements, y compris le démarchage commercial) contribue aussi à des horaires atypiques et à une relation spécifique au collectif de travail. Il concerne 20 % des ingénieurs et cadres !

La dispersion accrue du type de contrat, de la durée du travail et de l’organisation du temps de travail a fortement impacté la notion de collectif de travail et de solidarité. Dans une même entreprise, elle affecte différemment les salariés selon leur statut et leur sexe.

2- Massification des cadres, leur rôle croissant dans la production de valeur

Si la pauvreté s’étend dans un pays comme la France, elle n’est pas directement générée par les écarts croissants de revenus au sein du salariat. La pauvreté s’étend comme un symétrique de l’accumulation de richesse au sein du décile supérieur, voire du centile.

Si l’on considère, en première approximation, que l’essentiel du salariat se situe entre le 1er et le 7e décile, on constate une relative stabilité des écarts.

En 1996, le niveau de vie du premier décile s’élevait à 41 % de celui du 7e décile ; en 2012 ce rapport est de 44 %. Le niveau de vie moyen des ouvriers rapporté à celui des cadres supérieurs était de 47 % en 1996 et de 48 % en 2012, celui des employés rapporté à celui des professions intermédiaires était de 76 % puis de 75 % (source Insee). À quoi peut bien tenir cette évolution relativement favorable aux revenus les plus modestes ? La réponse n’est pas dans les luttes sociales sur les salaires. Elle se situe au contraire dans la prolétarisation des couches supérieures du salariat. Plusieurs facteurs pèsent dans ce sens.

La massification de ces catégories et la croissance (en général) du travail intellectuel dans les processus de production insèrent ces catégories dans la « chaîne de création de valeur ». Du bureau d’étude au cadre commercial en passant par le technicien tout est dorénavant intégré au calcul de la contribution à la valeur ajoutée. L’autonomie est, par ruse de l’histoire, la solution ultime à l’éternel problème du contrôle capitaliste du travail. C’est le règne de « l’autonomie contrôlée » [1]. Cette plus grande intégration du quotidien de l’employé, de l’ouvrier et du cadre d’exécution a favorisé la coopération consciente entre collègues. Il faut recourir à l’ajustement mutuel. Les processus de Lean Management (rejeton du Toyotisme), présents dans l’industrie mais aussi dans les services et jusque dans les hôpitaux, introduisent des formes de taylorisme dans des métiers qui auparavant en étaient très éloignés. La notion de stress est largement remontée dans les rangs de l’encadrement (cf. France Télécom/Orange).

Conséquence de cette intégration massive à la production directe de plus-value, la rémunération à l’embauche de juniors diplômés a progressivement baissé. Les restructurations ont favorisé le départ des seniors et cet effet de noria a favorisé un tassement de la rémunération moyenne de ces catégories. L’individualisation des rémunérations constitue par ailleurs le remède aux risques de solidarité forte au sein du collectif de travail quels que soient les statuts. Il s’agit de faire de la plus-value en consommant de plus en plus d’intelligence, tout en la bridant dans tous ses mouvements [2]. Pour le coup, la subordination à l’employeur que contient tout contrat de travail prend, pour ces catégories, une signification nouvelle et concrète.

Autre phénomène majeur contribuant à leur prolétarisation : l’informatique. Par le passé, de l’ouvrier qualifié à l’ingénieur, le savoir intellectuel et la capacité d’élaboration se situaient dans le cerveau de l’individu. L’employeur dépendait donc plus ou moins fortement de cette accumulation de connaissance personnelle, accumulation qui participait de facto à la négociation du salaire, a fortiori par temps de plein de emploi. Or, tout cela a été bouleversé par… le disque dur. À partir du moment où une liste, une annotation, un rectificatif, un compte-rendu commercial, un suivi client, un projet se sauvegardent dans le disque dur de l’entreprise, ce savoir échappe au contrôle du salarié. Ainsi, plus le travail intellectuel s’étend au sein de la chaîne productive, plus l’entreprise cherche et réussit à se l’accaparer partiellement. Aussi les syndicats de cadres ne devraient-ils pas s’étonner que les négociations salariales de leurs membres s’avèrent de plus en plus difficiles. Entre leurs nouvelles contraintes de productivité, d’échéances et de normes et enfin ce hold-up informatique, leur pouvoir social a beaucoup baissé. Et donc l’évolution moyenne des rémunérations. Faut-il s’étonner que le système ait réussi à contenir les potentialités revendicatives de catégories socioprofessionnelles en pleine expansion ? C’est que cela lui était tout simplement vital.

Pour autant tous les cadres ne se rangent pas dans cette catégorie. En haut comme en bas de l’échelle. Dans cette dernière catégorie on pointera par exemple l’organisation des centres d’appel, l’ultra-taylorisme de services, où l’encadrement est strictement présent pour sortir de la productivité. Là comme ailleurs le contremaître n’a pas toujours disparu.

3- Le patrimoine comme facteur de clivage

Dans nos sociétés contemporaines, la question patrimoniale intervient également. Elle croît selon un processus cumulatif lié à l’héritage. Au sein même des catégories salariées l’impact patrimonial peut fragmenter plus que la rémunération. Les deux sont en partie liés mais pas mécaniquement puisque le patrimoine dépend de l’héritage.

56 % des ménages sont propriétaires de leur résidence principale, soit +11 points en 40 ans. L’effet richesse de cette progression – nonobstant son impact sur l’endettement [3] – est indéniable. Il bénéficie par ailleurs du levier de l’héritage quand les enfants héritent d’un appartement ou d’une maison dont la valeur a doublé en quinze ans. Mais la proportion de propriétaires ayant augmenté, la part du primo accès par héritage ou donation a proportionnellement reculé : il était de 22 % en 1975, il était de 11 % en 2006. Evidemment la propriété immobilière recoupe les catégories socioprofessionnelles. Mais sans pour autant tomber dans la caricature : plus de 50 % des ouvriers et employés entre 35 et 44 ans sont propriétaires.

Or, à partir de 1997, et sans effondrement au moment de la crise en 2008/2009, le prix des logements a grimpé sans commune mesure avec la période précédente. Le marché est resté relativement liquide, grâce d’une part à des facilités de crédit (quelque peu contenues depuis 2008) et grâce à l’existence d’une forte demande. La bulle a donc pu se maintenir puisque la plus-value à la vente est restée le plus souvent garantie. De 2000 à 2007, le prix des logements a ainsi crû beaucoup plus rapidement que le revenu par ménage.

Le patrimoine et les sirènes du placement financier

Le taux d’épargne des ménages français, relativement élevé par rapport à celui des autres pays européens, est resté stable depuis une dizaine d’années. Exprimé en proportion du revenu brut disponible, il s’élevait à 15,3 % en moyenne de début 2003 à mi-2008, il était de 16,0 % fin juin 2013.

Dans un contexte d’incertitude économique, d’augmentation des prélèvements obligatoires et de faible niveau de rémunération des principaux produits financiers, les flux d’épargne des ménages se réduisent, mais les encours continuent de progresser.

Début 2010, 62 % des ménages résidant en France métropolitaine détiennent de l’assurance-vie (Insee), soit autant que de propriétaires d’un bien immobilier. Sur le plan financier d’abord, il est possible pour chacun d’adopter diverses stratégies financières : l’épargnant peut y investir en actions, obligations, immobilier etc. Mais les ménages français sont peu friands de produits risqués : l’assurance-vie française rime surtout avec fonds en euros, qui composent 85 % de ses actifs. Ces fonds ont offert au cours des 30 dernières années une liquidité constante, une garantie quotidienne du capital et des rendements élevés (ce qui n’est plus le cas).

En 2010, 22,9 % des ménages dont la personne de référence est âgée de moins de 30 ans détenaient au moins un contrat d’assurance vie ou de capitalisation. Ils étaient 18,7 % en 2004. Avec l’âge cette proportion augmente. 81 % des contrats d’assurance-vie sont alimentés par des revenus réguliers que ce soient des revenus professionnels ou des pensions, et 65 % font l’objet de versements réguliers. 56 % des détenteurs ont pour but de se constituer une épargne en vue de leur retraite (source CSA). Il y a donc eu une forte ouverture aux produits d’épargne plus sophistiqués que les livrets défiscalisés.

L’épargne et la propriété immobilière constituent donc des facteurs de différenciation sociale (bien sûr nés en partie du revenu salarial) mais socialement différenciant et jouant fortement sur l’appréciation de chacun sur son statut social. Sans que cela se calque mécaniquement sur les catégories socioprofessionnelles.

Même si le volume d’épargne et la valeur de l’habitat suivent mécaniquement la courbe du salaire, toutes les catégories socioprofessionnelles sont concernées par ces « effets de richesse ». Pourrait également s’y ajouter l’impact différenciant de l’actionnariat salarié (en France, les actionnaires salariés représentent 51,5 % du nombre total de salariés, contre une moyenne de 30,1 % seulement en Europe). Non pas que les salariés ne fassent pas la différence entre contrat de travail et participation au capital (il y a moins de naïfs que l’on croit !). Mais la réserve d’épargne que cela peut générer, surtout chez les cadres, brouille malgré tout la vision du monde.

Tous ces aspects modulent (jusqu’à un certain point) la compréhension du rapport salarial, surtout chez les cadres et professions dites intermédiaires. Si ces catégories professionnelles ont connu un énorme développement au cours des 30 dernières années et ont été presque aussitôt prolétarisées par l’accaparement de leur savoir et parfois la précarisation de leur statut, elles ont parallèlement bénéficié d’effets incitatifs du marché, que ce soit au plan patrimonial ou au plan financier (la loi Macron vise à en améliorer la fiscalité). En France, le système des revenus est resté relativement stable. En revanche la répartition des patrimoines est nettement plus inégalitaire, même si une nette amélioration est intervenue tout au long du XXe siècle. Or cette disjonction entre échelle des revenus et échelle des patrimoines ne concerne pas que les plus riches et les plus pauvres. Elle mord profondément sur les couches intermédiaires du salariat. Nous sommes donc confrontés à deux effets opposés :

· Le travail et l’organisation des process rapprochent des salariés aux statuts, aux salaires et aux responsabilités différents. Par le passé, la mobilisation se concentrait sur les « ouvriers » dont le nombre et les fonctions bloquaient l’entreprise. Aujourd’hui cette différenciation s’est en partie estompée au profit de filières de qualification plus entremêlées. Ce qui, dans certaines circonstances (comme un plan social), donne crédit à une unité plus large que par le passé (sans préjuger de la division syndicale).

· L’autre effet, contraire celui-ci, est l’extension de la propriété et de l’épargne qui, au fil des décennies, ont pris une place plus importante dans la situation des personnes et ont introduit à une échelle de masse un prisme déformant quant à leur condition salariale. On assiste à un retour de l’héritage et à la possibilité d’un enrichissement par des plus-values, inégalement réparti au sein du salariat lui-même.

4- Segmentation productive et fractionnement du salariat

Les TPE et les microentreprises artisanales se sont multipliées ; une partie des PME sont devenues plus grosses et les grands groupes ont pris une dimension planétaire. L’éventail s’est élargi. En 20 ans les grandes entreprises, dont l’effectif est supérieur à 1 000, ont progressé de 6 points dans la structure globale des effectifs salariés.

Mais cette progression significative ne change pourtant pas le panorama général : le nombre de salariés travaillant dans des entreprises de moins de 50 (43 %), et par conséquent ne disposant pas de droits associés aux seuils sociaux supérieurs, restent toujours plus important que ceux travaillant dans les plus grandes entreprises (33 %). De plus, travailler dans une grande entreprise ne signifie plus que l’on travaille dans un grand établissement !

Concentration financière et déconcentration productive

L’un des traits majeurs de la mondialisation productive consiste en une très forte segmentation des sites de production, des services et des directions intermédiaires de type business units. C’est un éparpillement productif et parfois managérial adossé à une plus forte concentration financière. Ce processus a commencé dans les années 1980. Plusieurs raisons ont guidé cette évolution. D’abord le souhait « d’y voir clair » et de doter chaque unité (ils disent aussi « unité créatrice de trésorerie ») du maximum d’autonomie (frais fixes, direction locale, objectifs et investissements) en tant qu’établissement distinct ou même en tant que société indépendante (filiale). L’activité dédiée est ainsi clairement identifiable. D’autres raisons s’y ajoutent : proximité d’un client, localisation européenne ou mondiale si l’entreprise travaille pour un marché très élargi, avantage comparatif en matière de fiscalité, coût de l’énergie, etc. Mais cet éclatement ne conduit nullement à une indépendance de gestion et d’investissement, bien au contraire. Souvent le taux de marge réalisé est strictement dicté par le groupe et piloté à partir des prix de cession interne. La trésorerie est remontée au niveau du groupe, celui-ci jouant en retour le rôle de banque interne.

Les conséquences au niveau des salariés sont considérables. Tout l’aspect amont des décisions échappe au périmètre de leur entreprise ou de leur établissement. D’autant que la « restructuration permanente » (cessions ou acquisitions) n’est pas simplement conduite sur la base d’un comparatif de la profitabilité ou de la rentabilité, mais également sur la base d’un échange entre firmes de parts de marché. Vu d’un établissement de 200 salariés c’est la roulette russe ! Le chef d’établissement lui-même est dans la totale ignorance de ce qui peut se tramer. Pour les salariés, l’ensemble des considérations qui vont peser sur leur vie, leur emploi et leur avenir est du domaine de l’abstraction. Un phénomène lointain, hors de portée, commandé par des stratégies planétaires. Et quand ce n’est pas à cette échelle, c’est que nous sommes en présence d’une PME dont le sort relève malgré tout d’un ou deux grands clients, qui eux-mêmes… etc.

En France, la seule division Vinci-Construction gère 427 « centres de profits ». Les chaînes de type commerce, hôtellerie, logistique ou transport… gèrent de multiples établissements, parfois au nombre de plusieurs centaines et qui comportent de 5 à quelques dizaines de salariés.

Cela ne veut pas dire que les grands établissements en termes d’effectif aient complètement disparu. Le site PSA d’Aulnay avant la décision de fermeture comptait 3 000 salariés. Cent usines représentent encore 20 % de l’emploi industriel total : Airbus Opérations Toulouse (13 000), Michelin Clermont-Ferrand (11 500), PSA Montbéliard (10 500), Renault Technocentre (9 400), etc. Toutefois la centième entreprise de la liste ne comporte que 1 300 emplois (Constellium à Issoire). Par ailleurs, parmi ces cent « grandes sites » on trouve 10 centres de R&D : Renault Technopole, STMicroelectronics, PSA Vélizy, Thales Vélizy, etc. pour lesquels, faut-il le rappeler, le gros de l’effectif n’est pas composé d’ouvriers.

Le passé envolé des grands établissements industriels est aujourd’hui « compensé », si l’on peut dire, par la montée en puissance des hôpitaux et des établissements publics. Dans l’Hérault, le premier employeur est le CHU (11 500), suivi par le Conseil général (5 400). Dans L’Ille-et-Vilaine c’est une fois de plus le CHU (7 400) puis la SNCF (4 500). Comme en Loire Atlantique : CHU (11 000) et La Poste (6 000). De même pour le Nord (le CHU vient en tête et le premier employeur privé est Carrefour en 4e position) ou les Bouches-du-Rhône (CHR en tête avec 13 800 postes et premier privé Eurocopter en 4e position). Reste d’autres grands lieux de concentration : plateformes aéroportuaires ou ports par exemple, mais où l’émiettement des employeurs et la diversité des métiers, des qualifications et des statuts rend très difficile l’émergence d’une appartenance commune.

Ce poids des établissements de santé, des Conseils généraux, de La Poste, de la SNCF ou des banques (les tours de la Société Générale à La Défense ce sont 7 000 personnes) n’est pas équivalent à ce que pu être celui des grandes concentrations ouvrières. Pour de nombreuses raisons, mais surtout par le fait que ce sont des « entreprises » éclatées du fait de la grande diversité des statuts, avec parfois un handicap corporatiste important. Les grands sièges sociaux (banques, assurances…) ont connu des phénomènes d’éclatement et de regroupements de leurs fonctions (notamment le back office, des fonctions de R&D, des directions de filiales, voire des directions fonctionnelles à caractère plus technique comme l’informatique, la DRH).

En revanche, au plan militant, s’implanter à Renault Technocentre, dans le service informatique de la Société Générale, ou parmi les techniciens et ingénieurs de Thales à Vélizy, n’est pas moins important aujourd’hui que ce ne le fut à la grande époque dans les sites Renault.

Nous sommes donc très éloignés du schéma ancien, celui du rôle (nécessaire ?) de la « concentration des ouvriers dans de gigantesques entreprises » (Léon Trotsky, Histoire de la révolution russe). La forte déconcentration et la segmentation internationale des diverses activités d’un même groupe sont des facteurs qui jouent sur la capacité de résistance des salariés, qui amplifie les préjugés de concurrence interne sur le thème « les autres des autres établissements » et qui leur fait intérioriser la difficulté de se battre sur le si petit périmètre de leur site. C’est donc un facteur important de fragmentation et de division au sein même des grandes firmes, bien plus que par le passé.

Une grande partie du salariat a connu une rupture avec l’idée même de stabilité. Pas seulement en raison d’une crise et des licenciements qui l’accompagneraient, mais du fait de ressorts bien plus structurels au sein des processus de mondialisation qui placent chaque entreprise dans une situation de restructuration permanente. Tout s’est fragmenté et est devenu éphémère dans les modes opérationnels [4].

5- La division par le genre

Le salariat est donc hétérogène. Mais il est aussi sexué. L’activité salariée des femmes s’est renforcée. Le capital a su exploiter cette évolution comme facteur de division parfois aggravé quand le mouvement ouvrier et syndical s’est montré incapable d’en faire un facteur de renforcement.

En effet, le profil d’activité salariée des femmes s’est considérablement modifié, contrairement à celui des hommes qui est resté quasi inchangé depuis les années 1970. À cette période, les femmes les plus jeunes étaient les plus nombreuses à travailler. Depuis, les taux d’activité salariée féminins ont progressé de génération en génération, et cette hausse a plus particulièrement concerné les âges intermédiaires : les taux d’activité salariée féminins atteignent aujourd’hui leur maximum entre quarante et cinquante ans. Les femmes sont toujours infiniment plus nombreuses à interrompre leur activité salariée après une naissance que les hommes, mais elles sont également plus nombreuses qu’auparavant à revenir vers l’emploi. Cependant, la montée du chômage et du temps partiel incitent à nuancer cette présence plus large des femmes sur le marché du travail d’une génération à l’autre.

La féminisation des emplois s’est très souvent faite sur la base de découpages fonctionnels très nets. Dans une entreprise, rares sont les métiers, qualifications ou services où la proportion hommes/femmes soit dans une proportion équilibrée. Les statistiques par grandes catégories professionnelles (voir tableau infra) laissent entrevoir une évolution de la structure comparée des qualifications. Selon l’INSEE l’indice de ségrégation professionnelle a perdu 4 points entre 1983 et 2011. Le plus gros écart H/F dans les entreprises tous emplois confondus étant celui des cadres [5].

Mais, la réalité est plus désagréable quand on passe des grandes catégories au détail des entreprises. C’est ainsi que des caissières vont être à 90 % des femmes, la manutention à 95 % masculine, les services administratifs à 70 % féminins, la DRH sera une femme, mais le directeur un homme, etc. Près de la moitié des femmes en emploi se concentre dans une dizaine de métiers. 31 % des femmes salariées travaillent à temps partiel, contre 7 % chez les hommes, et cette proportion a augmenté ces dernières années puisqu’elle était de 24 % en 1990.

Le « hors-travail » pèse sur le travail [6] : les préjugés culturels, la division sexuelle des tâches au sein des ménages, le rapport à la carrière et le modèle de carrière, les modèles d’autorité ou le rapport au temps de travail (temps partiel volontaire), mettent en évidence toutes les inerties à l’encontre d’une véritable mixité vertueuse. La féminisation de certains métiers ou fonctions souligne souvent les changements en cours dans les conditions d’exercice de ces professions (précarité, flexibilité, déqualification, baisse relative des salaires, etc.). La puissance du rapport patriarcal a recomposé et maintenu la segmentation et la division hommes/femmes au sein de l’entreprise, alors même que la part des femmes s’est accrue sur le marché du travail.

La mixité formelle de l’entreprise recouvre, derrière des formes insidieuses de divisions « fonctionnelles », des divisions sexuées. Les femmes vont être plus précaires, plus « flexibles », parfois plus sujettes à des contraintes de productivité physique (et bien d’autres facteurs), ce qui limite la rencontre revendicative et nourrit le préjugé selon lequel « les femmes ne luttent pas ». Cette coupure se retrouve au sein du mouvement syndical en termes d’effectifs mais aussi de responsabilités. « La déconsidération du mouvement ouvrier pour le travail des femmes relève beaucoup de ce non-dit : le travail des employé-es ne créerait pas de plus-value, et pure coïncidence les employés sont majoritairement des femmes » [7]. Le taux de turn-over des mandats syndicaux détenus par des femmes est nettement supérieur à celui des hommes pour l’ensemble de ces raisons.

Les femmes ne sont plus absentes des directions syndicales, mais ce qui marque les organisations elles-mêmes c’est encore leur faible représentativité au sein des secteurs les plus féminins des entreprise. Le syndicalisme n’a pas su dépasser ou même combler partiellement les formes spécifiques du travail féminin.

6- Un droit social diviseur

Les négociations de branche ont, durant une époque, facilité le « couplage dynamique de l’économique et du social » [8]. Mais cela a commencé à se déliter à la fin des années 1970, comme une annonce du grand basculement à venir. Ensuite les nouveaux modes d’organisations opérationnelles des entreprises ont nourrit le glissement vers la décentralisation et la négociation d’entreprise, souvent en lien avec la recherche d’une flexibilité du travail et des salaires et une adaptation du site à ses « contraintes de marché » spécifiques. Les entreprises ont plaidé pour cette déconstruction au nom des nouvelles conditions de concurrence, imprimant dans la conscience des salariés la notion de compétitivité hic et nunc pour sauver leurs emplois. Les lois Auroux, elles-mêmes, avaient facilité cette dynamique (sous forme de droits dérogatoires au niveau de l’entreprise) au nom du renforcement syndical « sur le terrain ». « Ce déplacement a sérieusement brouillé la hiérarchie des normes sociales et affaibli les règles protectrices de la norme publique » [9].

Un autre aspect de la segmentation est celui des « seuils sociaux » qui vient conforter la division entre petites, moyennes et grandes entreprises, notamment en ce qui concerne le seuil de 50 salariés pour un comité d’entreprise. Ce n’est pas un hasard si le Medef pousse à la hausse de ces seuils pour faire passer un nombre grandissant de salariés sous tel palier ou tel autre. Finalement le salarié n’a pas les mêmes droits selon la taille de son entreprise ! Et ceci s’est profondément enkysté dans le droit social. Il faut ici souligner l’inégalité scandaleuse des mesures d’accompagnement prévues par la loi en cas de licenciement économique [10]. La procédure est différente selon l’existence ou pas d’un CE (seuil à 50), puis les mesures sociales d’accompagnement doivent être proportionnelles aux moyens de l’entreprise. Or, un licenciement économique est toujours lié à des facteurs exogènes au site ou à l’entreprise, surtout si elle est filiale. Ainsi verra-t-on des salariés d’un laboratoire pharmaceutique partir à 55 ans avec un portage de leur retraite sur plusieurs années, alors que ceux qui seront licenciés chez le sous-traitant logistique par exemple n’auront droit qu’à la prime conventionnelle. Cette inégalité de traitement est un frein majeur à la solidarité pour la défense de l’emploi car elle brise la chaîne causale des effets destructeurs de la compétition. La CGT a répondu par la « sécurité sociale professionnelle » sans jamais préciser qui paierait « la continuité et la progressivité des droits au salaire, à la formation, à la protection social » et sans demander qu’une mutualisation interprofessionnelle de ces coûts permette à chaque salarié victime d’un licenciement collectif puisse bénéficier des mêmes mesures et des mêmes aides.

On le voit donc, c’est l’entreprise (sa taille, ses performances, son marché) qui dicte le droit. Les salariés n’ont donc pas la même perception de leurs droits selon la nature de leur employeur. Et cela va s’aggravant avec les réformes actuelles du « dialogue social ».

7- Fractionnement socioprofessionnel et division syndicale

La division syndicale dans notre pays est une plaie. La loi sur la représentativité, quel qu’ait été son objectif, n’a en rien surmonté 70 ans d’éclatement. Que disons-nous de cette situation ? N’est-elle portée que par l’histoire des courants politiques et par la résilience des bureaucraties malgré leur affaiblissement ? Pas certain…

Le mouvement syndical français est très marqué par le poids et l’histoire de la CGT. Ce n’est finalement que récemment que la CFDT frôle le même taux de représentativité. Or, le syndicat dominant, on le sait, n’a pas été exemplaire, loin de là, quand s’est amorcée l’évolution salariale qui est le sujet de ce texte. Ni en direction des femmes (se souvenir des épisodes « Antoinette » dans les années 1970), ni en direction des secteurs techniciens et cadres.

Comme toutes les organisations du mouvement ouvrier, la CGT est dépourvue de réponses cohérentes, crédibles, mobilisatrices, contre un système économique profondément modifié depuis 30 ans par la mondialisation financière. Sans doute en paye-t-elle plus le prix que d’autres en raison de son implantation sociale. Ce n’est pas seulement la détérioration des rapports de forces sociaux dès les années 1970/1980 qui a ouvert la porte aux politiques libérales. C’est pour beaucoup aussi la transformation progressive des mécanismes économiques, financiers et sociaux qui a réduit la portée revendicative des organisations syndicales dans leur ensemble. La crise syndicale (qui n’est pas que française !) est une crise d’efficacité face à une évolution structurelle du capitalisme et à la montée de la précarité.

Mais la CGT n’en finit plus de payer aussi les dégâts de son passé. Une CGT se pensant trop longtemps comme seule véritable représentante de la « classe ouvrière », exagérément ouvriériste. Aujourd’hui encore certains secteurs de la CGT ne maintiennent-ils pas en partie ce comportement, parfois accompagnés par une partie de la « gauche de la gauche », au nom d’une CGT « lutte de classe » ?

La CGT a connu des blocages au départ quand il s’est agi de syndiquer les couches croissantes de techniciens d’abord puis de cadres d’exécution. Ce retard, commencé dès les années 1970, s’est prolongé jusqu’à aujourd’hui, ce qui a facilité le renforcement de la CFDT.

Mais qui sont les syndiqués cfdtistes, ceux de FO, voire de l’Unsa ? Est-ce que parfois la division syndicale ne se lirait pas aussi comme une division sociologique ou catégorielle ? Phénomène d’autant plus important que la désindustrialisation rogne la base cégétiste dans beaucoup de secteurs. Certaines élections professionnelles récentes montrent cette relation entre érosion du vote CGT et érosion du 1er collège (la même chose pouvant se produire pour Solidaires). Ici ou là, la CGT a perdu sa place de première organisation syndicale au risque d’être parfois marginalisée par l’unité contre elle des autres organisations. Certes, la période n’est pas à la radicalisation générale. Mais, dans la métallurgie, les cadres et techniciens sont souvent presque aussi nombreux que les ouvriers et les employés. Dans les Télécommunications ils représentent 72 %, dans la Chimie 64 %, tout comme dans la Banque et les Assurances, dans les Sociétés d’études et de services 69 %, dans le Sanitaire et Social 41 %. Tous ces secteurs réunis représentent 37 % des salariés du privé (année 2010)... Il ne s’agit bien sûr pas de fétichiser ces chiffres et d’en rester là. Mais se sont tous des secteurs où la CGT est faible ou en recul.

La CGT n’est donc pas toujours la première organisation syndicale dans les grandes branches. Elle y fait souvent jeu égal avec la CFDT. Dans certaines, cette dernière ou FO y sont plus représentatives. La CGC et la CFDT dominent nettement la représentativité dans la banque, et ne sont pas marginales dans la Chimie. FO et la CFTC pèsent lourd dans la grande distribution, nonobstant la « main patronale » dans cet état de fait. La CFDT domine dans les assurances, dans le transport et est au niveau de la CGT dans la Chimie.

Le déficit programmatique et revendicatif se nourrit comme toujours de la faiblesse des expériences de terrain, du maigre rajeunissement des cadres et de l’absence d’un bilan sans entrave sur certaines luttes et formes de lutte. D’un côté l’absence de grandes luttes refondatrices, de l’autre un appareil qui limite d’autant plus le débat d’idées que lui-même en est en partie dépourvu. À cela s’ajoutent les pressions du gouvernement et du Parti socialiste, et la difficulté à trouver un débouché électoral crédible aux revendications [11].

La recomposition du mouvement syndical ne passera par la seule CGT. Comme la disparition de toute opposition dans la CFDT ou les limites de Solidaires, pour ne prendre que ces deux cas, ne règlent pas la question du « sujet syndical ». Toute recomposition contient une part de destruction et touche en général toutes des représentations antérieures. Alors comment envisager une activité militante sans élaborer, dans chaque entreprise particulière et en fonction de la division sectorielle, des pratiques syndicales spécifiques ?

Comment prendre en compte cette diversité des représentativités syndicales, selon les secteurs de l’entreprise, les qualifications, les métiers ? Comment agir dans une entreprise pour que la lutte ne se résume pas aux 20 % des catégories les plus ouvrières, mais qu’elle s’étende aux autres, pas moins exploitées et pas moins prolétarisées ? Comment ne pas simplement mobiliser ceux et celles dont le métier, le secteur, la qualification, la branche sont en train de disparaître inexorablement, abandonnés par un système qui s’interdit toute anticipation sociale, mais mobiliser le plus grand nombre sur des exigences économiques et sociales plus larges, globalement alternatives et non réduites à la simple défense de l’existant ? Et donc ?

Une fois ces constats réalisés, discutés, pondérés… quelles conclusions en tirer ? Comment intégrer l’entreprise et les conflits capital-travail dans l’activité politique actuelle conditionnée par les rapports de force globaux et les processus de recomposition ?

Le risque n’est-il pas d’une propagande qui veut passer en force, d’une parole politique décalée par rapport aux possibles ? Certains font le choix d’une propagande « prolétarienne » qui ne peut que susciter l’aversion au sein de la majorité du salariat, compte tenu du contexte, des défaites, et de ce qui est souligné dans ce texte. Il ne faut pas chercher une figure emblématique du salariat, pas plus du côté du précariat que du côté du high-tech, mais être en capacité de se faire entendre des deux. La « centralité ouvrière industrielle » a perdu de sa fonctionnalité politique. Mais, troublés par les changements profonds survenus au sein du travail, faut-il relativiser le travail politique en direction des entreprises ? Ce serait à tort. Il faut élaborer de nouvelles formes d’intervention et de nouveaux « discours ». La conflictualité (forte) souffre de l’éclatement de l’espace productif et de l’absence de référence syndicale ou politique collective. La désynchronisation des conflits est patente. La flexibilité du travail limite fortement la prise de conscience du collectif au même titre que l’individualisation des salaires et des primes.

La désyndicalisation exprime en partie cette nouvelle segmentation multiple du salariat. La notion de collectif, d’une communauté de vie et de travail s’est largement estompée y compris dans l’industrie. Ce qui aboutit à la dislocation de l’ancien modèle syndical. Il faut désormais être aussi en mesure de s’adresser aux salariés dans leur généralité et dans leur singularité.

« L’entrée en conflit équivaut à une plongée dans un monde d’incertitude. (…) Il s’agit de traduire les rancœurs en revendications, les mécontentements en avancées. (…) Les prédisposition favorables à la combativité reste le plus souvent un ‘état d’esprit’ qui ne rencontre pas des éléments enclenchant et ne se traduit pas en objectifs atteignables » [12]. Pourtant à l’occasion de licenciements collectifs ou de restructuration capitalistique, il y a bien une sourde critique, au moins morale, du système et de ses dégâts, partagée par toutes et tous, quelle que soit l’appartenance syndicale.

Dans un groupe multinational, dans un pays comme la France, la grande majorité des salariés pressentent l’absence d’efficacité de certains slogans, pas seulement pour des raisons de rapports de forces, mais parce que l’organisation du capital a pu rendre caducs certains paradigmes du passé, comme la nationalisation (sous contrôle des salariés) des seuls actifs présents en France.

Mais une fois ce démarquage réalisé ? Il faut argumenter sur le fond. Déstabiliser la parole patronale en dénudant les fils et en avançant des exigences qui visent à unifier plutôt que de cliver. Il reste possible de dessiner un cheminement anticapitaliste. Encore faut-il le construire autrement que par le passé quand l’anticapitalisme semblait une donnée acquise au sein du monde ouvrier. C’est que le marché s’est imposé comme référence unique, comme seul juge de paix, même si ses jugements sont perçus comme injustes.

En matière de restructuration et de licenciements il est possible d’être amplement plus crédible que l’exigence de leur « interdiction » (voir plus haut). Ces luttes pour l’emploi, infiniment nécessaires, ne peuvent se contenter de dénoncer les « patrons voyous » et l’appétit des actionnaires. Parfois pertinentes ces explications s’avèrent très courtes quand l’entreprise ou l’activité sont au bord du collapse en raison de l’hyper concurrence ne serait-ce qu’au niveau européen ou quand la demande s’effrite rapidement. Au-delà de ces luttes défensives qu’il faut savoir mener en évitant les simples slogans, il faut relancer énergiquement les luttes sur les salaires, notamment dans les grandes sociétés dont les résultats sont publics et les marges souvent confortables au détriment de leurs fournisseurs.

D’un côté la massification de la précarité et de la pauvreté qui nous invite dans l’urgence à en être les porte-parole (à la place du FN). De l’autre la massification du travail intellectuel, la montée des qualifications au sein même de la production de plus-value, imposent de s’y implanter pour être au cœur des mécanismes productifs essentiels. Tenir les deux bouts à la fois exige la diversité des représentations, des pratiques et des mises en mouvement.

Toutes choses qui renvoient non seulement à la question de l’élaboration programmatique, mais aussi celle du langage et de la forme. La gouaille n’est pas la solution, pas plus que la posture du tribun providentiel. La majorité des salariés perçoit la complexité des problèmes nouvellement posés. Elle connaît la difficulté qu’il y a aujourd’hui à penser l’alternative dans un cadre strictement local et même national, pour des raisons qui ne tiennent pas seulement au niveau de conscience et de mobilisation. Il faut donc construire une crédibilité argumentaire qui réduise la part de la simple dénonciation protestataire.

Un travail politique d’entreprise

Tous ces changements ne doivent pas conduire à penser la politique en direction des entreprises à partir du dehors. Plutôt que d’entériner passivement le contournement de l’entreprise et par conséquent du rapport salarial par la théorie des « places », il faut plutôt chercher à combiner « entreprises » et « places » dans les interventions et expectatives/attentes en matière de crise sociale et politique. C’est précisément la prise en compte de la segmentation des expériences et des savoirs au sein de l’entreprise qui donne crédit à des formes nouvelles de complémentarité entre le dedans et le dehors, entre le salarié et le citoyen, entre l’entreprise et la cité.

L’apport grandissant du travail intellectuel dans l’entreprise peut alimenter beaucoup d’illusions au sein d’une partie des salariés. Mais ces savoirs aujourd’hui très individualisés, peuvent être appropriés collectivement pour aller au-delà des revendications classiques. C’est la possibilité de rapprocher le « travailleur » et le « citoyen », sur la qualité de ce que l’on produit, l’empreinte énergétique d’un investissement ou d’une délocalisation, etc. Par le passé, le syndicalisme combattait essentiellement sur le partage de la valeur ajoutée. Après 68, sans doute en raison de sa base de recrutement, seule la CFDT a su dépasser cela en posant d’autres problèmes de société (la suite relevant d’une autre histoire). Aujourd’hui encore, on ne saurait se contenter d’apposer sur les revendications élémentaires la seule exigence du socialisme et de la rupture. Il est possible de soulever d’autres préoccupations, « intermédiaires » mais néanmoins capitales pour dessiner une société alternative.

Claude Gabriel

* Publié dans ContreTemps n°27. Mise en ligne sur Ensemble le 24/01/2016 - 13:19 :

https://www.ensemble-fdg.org/conten...

Notes

[1] Thomas Coutrot. Critique de l’organisation du travail. La Découverte. 1999

[2] Antoine Artous, Travail et émancipation sociale. Marx et le travail, Syllepse, 2003.

[3] À noter une augmentation du montant des nouveaux emprunts immobiliers souscrits par les ménages et de leur dette immobilière, qui est passée de 30 % (dans les années 1980 et 1990) à 57 % (en 2009) de leur revenu disponible brut (J. Friggit, CGEDD, août 2010).

[4] Michel Vakaloulis, Le syndicalisme d’expérimentation. PUF, 2007.

[5] http://travail-emploi.gouv.fr/IMG/p...

[6] Je ne traite pas ici du sujet parallèle concernant les travailleurs étrangers (9,5 % de la population active) et leurs descendants, autre lien spécifique entre le hors travail et le travail.

[7] http://lmbarnier.free.fr/documents/...

[8] Jean-Marie Pernot. Syndicats : lendemains de crise ? Folio Actuel. 2005

[9] Idem.

[10] « Supprimer les licenciements ». L. Garrouste, M. Husson, C . Jacquin, H. Wilno. Edition Syllepse. 2006.

[11] Sans oublier la dépendance financière de certaines fédérations et de syndicats du fait des « dons » ou coups de pouce patronaux.

[12] Michel Vakaloulis. Le syndicalisme d’expérimentation. PUF, 2007.


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