Edgar Morin : "Le temps est venu de changer de civilisation"

lundi 3 septembre 2018.
 

Dans un entretien exceptionnel, le sociologue et philosophe Edgar Morin ausculte, du haut de ses 94 ans, l’état du monde et celui de la France. Economie, Front national, islam, fanatisme, immigration, mondialisation, Europe, démocratie, environnement : ces enjeux trouvent leur issue dans l’acceptation du principe, aujourd’hui rejeté, de "complexité". Complexité pour décloisonner les consciences, conjurer les peurs, confronter les idéaux, hybrider les imaginations, et ainsi "réenchanter l’espérance" cultivée dans la fraternité, la solidarité et l’exaucement de sens. "Le seul véritable antidote à la tentation barbare a pour nom humanisme", considère-t-il à l’aune des événements, spectaculaires ou souterrains, qui ensanglantent la planète, endeuillent la France, disloquent l’humanité. "Il est l’heure de changer de civilisation." Et de modeler la "Terre patrie."

Acteurs de l’économie - La Tribune. Attentats à Paris, état d’urgence, rayonnement du Front National, vague massive de migration, situation économique et sociale déliquescente symbolisée par un taux de chômage inédit (10,2 % de la population) : la France traverse une époque particulièrement inquiétante. La juxtaposition de ces événements révèle des racines et des manifestations communes. Qu’apprend-elle sur l’état de la société ?

Edgar Morin. Cette situation résulte d’une conjonction de facteurs extérieurs et intérieurs, à l’image de ceux, tour à tour favorables et hostiles, qui circonscrivent l’état de la France, bien sûr inséparable de celui de la mondialisation. Car c’est l’humanité même qui traverse une "crise planétaire". Et la France subit une crise multiforme de civilisation, de société, d’économie qui a pour manifestation première un dépérissement lui aussi pluriel : social, industriel, géographique, des territoires, et humain.

La planète est soumise à des processus antagoniques de désintégration et d’intégration. En effet, toute l’espèce humaine est réunie sous une "communauté de destin", puisqu’elle partage les mêmes périls écologiques ou économiques, les mêmes dangers provoqués par le fanatisme religieux ou l’arme nucléaire. Cette réalité devrait générer une prise de conscience collective et donc souder, solidariser, hybrider. Or l’inverse domine : on se recroqueville, on se dissocie, le morcellement s’impose au décloisonnement, on s’abrite derrière une identité spécifique - nationale et/ou religieuse. La peur de l’étranger s’impose à l’accueil de l’étranger, l’étranger considéré ici dans ses acceptions les plus larges : il porte le visage de l’immigré, du rom, du maghrébin, du musulman, du réfugié irakien mais aussi englobe tout ce qui donne l’impression, fondée ou fantasmée, de porter atteinte à l’indépendance et à la souveraineté économiques, culturelles ou civilisationnelles. Voilà ce qui "fait" crise planétaire, et même angoisse planétaire puisque cette crise est assortie d’une absence d’espérance dans le futur.

Au début des années 1980, le monde occidental se croyait solidement debout dans la prolongation des mythiques "Trente Glorieuses" et solidement convaincu de bâtir une société ascendante ; de leur côté, l’Union soviétique et la Chine annonçaient un horizon radieux. Bref, chacun ou presque pouvait avoir foi dans l’avenir. Cette foi a volé en éclats, y compris dans les pays dits du "tiers monde", et a laissé place à l’incertitude, à la peur, et à la désespérance.

Comment qualifiez-vous ce moment de l’histoire, dans l’histoire que vous avez traversée ?

Cette absence d’espérance et de perspective, cette difficulté de nourrir foi dans l’avenir, sont récentes. Même durant la Seconde Guerre mondiale, sous l’occupation et sous le joug de la terreur nazie, nous demeurions portés par une immense espérance. Nous tous - et pas seulement les communistes dans le prisme d’une "merveilleuse" Union soviétique appelée à unir le peuple - étions persuadés qu’un monde nouveau, qu’une société meilleure allaient émerger. L’horreur était le quotidien, mais l’espoir dominait imperturbablement ; et cette situation a priori paradoxale caractérisait auparavant chaque époque tragique. Soixante-dix ans plus tard, l’avenir est devenu incertain, angoissant.

Horreur - espoir, paix - repli : ce qui, dans l’histoire contemporaine, distingue les ferments de ces deux situations, c’est l’irruption du fait religieux, et particulièrement d’un islamisme qui ébranle bien au-delà des frontières des pays musulmans...

Les reflux nationaux-religieux ont pour premier point de cristallisation la révolution iranienne de 1979, et l’instauration, inédite, d’une autorité politique religieuse et radicale. Elle intervient après plusieurs décennies de profonds bouleversements dans le monde musulman : à la colonisation ottomane pendant des siècles succède la colonisation occidentale à laquelle succède une décolonisation souvent violente à laquelle succède l’instauration de dictatures à laquelle succède le souffle d’espérance du Printemps arabe auquel succède l’irruption de forces contraires et souvent donc la désillusion, auxquelles à ce jour ont succédé le chaos géopolitique et la propagation de l’idéologie barbare de Daech...

Tout retour à la religion n’est bien sûr pas synonyme de fracas, et souvent se fait de manière pacifiée. Mais on ne peut pas omettre la réalité des autres formes, agressives et violentes, qui ont germé dans le bouillon de culture afghan et ont prospéré dans un terreau où toutes les parties prenantes ont leur part de responsabilité ; la seconde guerre en Irak, l’intervention en Libye, l’inaction en Syrie, le bourbier israélo-palestinien mais aussi, sous le diktat américain, la propagation d’une vision manichéenne du monde opposant empires du bien et du mal, ont participé à la fracturation du monde musulman et à la radicalisation de certaines de ses franges. Le comportement des grandes nations du monde a contribué activement à "l’émergence" d’Al Qaeda hier et de l’État islamique aujourd’hui, à faire de la Syrie un terrain de guerres, d’alliances de circonstances, de coalitions invraisemblables, d’intérêts contraires, d’exactions, et de prolifération islamiste inextricable. Ce brasier dissémine ses flammèches bien au-delà de ses frontières, et ses répercussions ne se limitent pas à la rupture diplomatique entre l’Arabie Saoudite et l’Iran ou à la flambée du schisme entre chiites et sunnites.

Cette absence d’espérance individuelle et collective dans l’avenir a-t-elle pour germe, dans le monde occidental, l’endoctrinement marchand, capitaliste, consumériste et ultra technologique ?

Deux types de barbarie coexistent et parfois se combattent. Le premier est cette barbarie de masse aujourd’hui de Daech, hier du nazisme, du stalinisme ou du maoïsme. Cette barbarie, récurrente dans l’histoire, renaît à chaque conflit, et chaque conflit la fait renaître. On s’en offusque en 2016 en découvrant les images ou les témoignages dans l’État islamique, mais les millions de morts des camps nazis, des goulags soviétiques, de la révolution culturelle chinoise comme du génocide perpétré par les Khmers rouges rappellent, s’il en était besoin, que l’abomination barbare n’est pas propre au XXIe siècle ni à l’Islam ! Ce qui distingue la première des quatre autres qui l’ont précédée dans l’histoire, c’est simplement la racine du fanatisme religieux.

Le second type de barbarie, de plus en plus hégémonique dans la civilisation contemporaine, est celui du calcul et du chiffre. Non seulement tout est calcul et chiffre (profit, bénéfices, PIB, croissance, chômage, sondages...), non seulement même les volets humains de la société sont calcul et chiffre, mais désormais tout ce qui est économie est circonscrit au calcul et au chiffre. Au point que tous les maux de la société semblent avoir pour origine l’économique, comme c’est la conviction du ministre de l’Économie Emmanuel Macron. Cette vision unilatérale et réductrice favorise la tyrannie du profit, de la spéculation internationale, de la concurrence sauvage. Au nom de la compétitivité, tous les coups sont permis et même encouragés ou exigés, jusqu’à instaurer des organisations du travail déshumanisantes comme en atteste le phénomène exponentiel de burn out. Déshumanisantes mais aussi contre efficientes à l’heure où la rentabilité des entreprises est davantage conditionnée à la qualité de l’immatériel (coopération, prise d’initiatives, sens de la responsabilité, créativité, hybridation des services et des métiers, intégration, management etc.) qu’à la quantité du matériel (ratios financiers, fonds propres, cours de bourse, etc.). Ainsi la compétitivité est sa propre ennemie. Cette situation est liée au refus d’aborder les réalités du monde, de la société, et de l’individu dans leur complexité.

Une grande part de votre travail de sociologue et de philosophe a justement porté sur l’exploration de la complexité, sur l’imbrication des différents domaines de la pensée complexe mise en lumière dans votre "œuvre" référence, La Méthode. Le terme de complexité est considéré dans son assertion "complexus", qui signifie "ce qui est tissé ensemble" dans un entrelacement transdisciplinaire. À quels ressorts attribuez-vous ce rejet, contemporain, de ce qui est et fait complexité ?

La connaissance est aveugle quand elle est réduite à sa seule dimension quantitative, et quand l’économie comme l’entreprise sont envisagées dans une appréhension compartimentée. Or les cloisonnements imperméables les uns aux autres se sont imposés. La logique dominante étant utilitariste et court-termiste, on ne se ressource plus dans l’exploration de domaines, d’activités, de spécialités, de manières de penser autres que les siens, parce qu’a priori ils ne servent pas directement et immédiatement l’accomplissement de nos tâches alors qu’ils pourraient l’enrichir.

La culture n’est pas un luxe, elle nous permet de contextualiser au-delà du sillon qui devient ornière. L’obligation d’être ultraperformant techniquement dans sa discipline a pour effet le repli sur cette discipline, la paupérisation des connaissances, et une inculture grandissante. On croit que la seule connaissance "valable" est celle de sa discipline, on pense que la notion de complexité, synonyme d’interactions et de rétroactions, n’est que bavardage. Faut-il s’étonner alors de la situation humaine et civilisationnelle de la planète ? Refuser les lucidités de la complexité, c’est s’exposer à la cécité face à la réalité. Ce qui précéda et favorisa la Seconde Guerre mondiale n’était-il pas une succession d’aveuglements somnambuliques ? Et au nom de quoi faudrait-il penser qu’en 2016 les décideurs politiques sont pourvus de pouvoirs extralucides et protégés de ces mêmes aveuglements ?


Signatures: 0
Répondre à cet article

Forum

Date Nom Message