Refus des migrants et racisme postcolonial

samedi 2 juillet 2016.
 

Nicolas Bancel «  Les discours actuels sur l’immigration sont porteurs d’un racisme postcolonial  »

Professeur à l’univerté de Lausanne et spécialiste de l’histoire coloniale et postcoloniale, Nicolas Bancel revient sur la formation de l’idéologie de la race et sur sa diffusion jusque dans les déclarations actuelles visant les immigrés.

Peut-on parler d’une reconfiguration de la question raciale dans les politiques publiques contemporaines  ?

Nicolas Bancel Dans les discours actuels sur l’immigration, on peut très clairement constater l’existence d’un racisme postcolonial, que les historiens et les sociologues ont du mal à analyser. Nicolas Sarkozy, lors de son discours de Grenoble, affirmait qu’il existait un lien de causalité entre la criminalité et l’immigration. Depuis, la parole publique sur les étrangers s’est déliée. Nos compatriotes musulmans sont particulièrement ciblés, tout comme les Roms. La parole raciste ne s’appuie plus sur le biologique, mais sur la différence de mœurs. Les changements dus à la mondialisation impliquent que certains éprouvent un malaise en voyant se modifier ce qu’ils considéraient comme la nature anthropologique de la France, une nation blanche et chrétienne. La démocratie interculturelle impose de repenser notre rapport à l’autre.

Comment s’est érigée, en Europe, la catégorisation raciale des êtres humains  ?

Nicolas Bancel L’idée est apparue entre le milieu et la fin du XVIIIe siècle.La race est alors devenue un concept biologique, scientifique, que l’on pouvait objectiver. À titre d’exemple, Petrus Camper, médecin hollandais, établit au début des années 1770 une échelle de mesure basée sur l’angle facial. Pour lui, plus l’angle facial est étroit, plus on se rapproche de l’animalité. Il donne des outils techniques aux promoteurs de l’anthropométrie naissante et des armes aux naturalistes inégalitaristes. Christoph Meiners, professeur à l’université de Göttingen, rédige, à la même époque, plusieurs ouvrages mettant en parallèle le «  niveau de civilisation  », les mœurs et la biologie. Il est le premier à fonder la domination arienne et l’esclavage sur l’inexorabilité des lois naturelles. Sa pensée est prémonitoire de l’idéologie Völkisch en Allemagne, à la fin du XIXe siècle, et plus tard de celle des nazis. On trouve à la fin du XVIIIe siècle et au début du XIXe, en Europe, un ensemble de technologies et de réflexions permettant la création d’un racisme scientifique.

Ces anthropologues étaient-ils les premiers à différencier les races humaines  ?

Nicolas Bancel Les premiers à traiter des races sont les encyclopédistes. Buffon explique que l’ensemble des races fondent une seule espèce humaine, apparue en Europe. Cette espèce serait soumise à des dégénérations liées aux contextes environnementaux et climatiques lors des migrations. Linné, un autre encyclopédiste, considère, pour sa part, que les races sont fondamentalement différentes et hiérarchisées.

Comment se diffuse cette idéologie de la race  ?

Nicolas Bancel D’abord par des réseaux d’échanges scientifiques, à partir d’un centre européen. Le Japon, jusqu’au milieu du XIXe siècle, n’a pas de tradition d’anthropologie raciale. Certains chercheurs japonais étudient l’anthropologie, en Angleterre en particulier, et ramènent un corpus de thèses qu’ils vont utiliser chez eux. À partir du début des années 1880, ils vont s’intéresser aux Aïnous de l’île d’Hokkaido, ensuite aux ethnies chinoises, coréennes et russes, préfigurant les conquêtes de l’Empire japonais. Aux États-Unis, vers 1850, les anthropologues raciaux s’intéressent aux Noirs et aux Indiens. La France, l’Angleterre et la Hollande étudient les ethnies qui composent les différentes parties de leur empire colonial. Au milieu du XIXe siècle, l’anthropologie biologique prend une ampleur considérable dans l’univers académique. L’imposition de l’idée de hiérarchie des races devient une condition de possibilité culturelle de l’impérialisme.

Quelle place prennent alors ce qu’on a appelé les «  zoo humains  »  ?

Nicolas Bancel La Vénus hottentote est aux prémices du phénomène. Venant d’Afrique du Sud, elle fut exhibée comme une bête de foire, au début du XIXe siècle, pour ses organes sexuels particulièrement développés et fut étudiée par ceux qui s’intéressaient aux hiérarchies raciales. Mais c’est en 1870 que le zoo humain devient véritablement un système entrepreneurial. En 1877, le succès de la première exhibition ethnique au Jardin zoologique d’acclimatation est immédiat. Dès lors, des dizaines de troupes circulent en Europe et aux États-Unis. Lors de l’Exposition coloniale de 1931 à paris, 33 millions de visiteurs assistent aux zoos humains. L’idéologie raciale se diffuse ainsi, dans le grand public, par des dispositifs ludiques et culturels.

La science serait-elle mère des idéologies racistes  ?

Nicolas Bancel Imaginons que, demain, les généticiens nous expliquent que, même si la grande partie de notre génome est commun aux différentes populations du monde, quatre ou cinq gènes impliquent, malgré tout, des qualités différentes. Admettons qu’on puisse entrer dans des nouvelles formes de hiérarchisation raciale qui s’appuient sur la science, est-ce que cela doit nous conduire à être racistes  ? Non. La question est philosophique, éthique. Il s’agit du vivre-ensemble. Laissons travailler les scientifiques. Nous avons à gérer la cité. C’est une tout autre démarche. À partir du moment où vous naturalisez des conceptions discriminantes, le pire devient possible.

Entretien réalisé par
 Émilien Urbach, L’Humanité


Signatures: 0
Répondre à cet article

Forum

Date Nom Message