L’Union Européenne n’est pas réformable

samedi 9 juillet 2016.
 

Stathis Kouvelakis, enseignant en philosophie politique au King’s College de Londres, ancien membre du comité central de Syriza, actuel membre d’Unité Populaire, analyse pour Mediapart les enjeux du Brexit. Stathis Kouvelakis était membre du comité central de Syriza lors de la victoire de ce parti en Grèce en janvier 2015. Il fit ensuite partie de ceux qui, prônant une sortie de l’euro et une rupture franche avec les institutions européennes, ont décidé de faire scission avec le premier ministre Alexis Tsipras. Enseignant et vivant à Londres, il analyse pour Mediapart les conséquences du référendum britannique.

Joseph Confavreux. Quelle lecture faites-vous du vote en faveur du Brexit ?

Stathis Kouvelakis. Le premier constat est que l’Union Européenne perd tous les référendums qui se déroulent autour des propositions qui en émanent ou de l’appartenance à l’une de ses instances. Les défenseurs inconditionnels du projet européen devraient quand même commencer à se demander pourquoi. Mais c’est la première fois que la question du maintien ou du départ a été posée directement. Et le fait que l’un des trois grands pays européens choisisse la rupture avec l’Union Européenne signe, pour moi, la fin du projet européen actuel. Ce résultat révèle définitivement ce qu’on savait déjà, à savoir qu’il s’agissait d’un projet construit par et pour des élites, qui ne bénéficiait pas d’un soutien populaire.

Joseph Confavreux. Vous en réjouissez-vous ?

Stathis Kouvelakis. Oui, certes, ce rejet légitime de l’Union Européenne risque d’être confisqué par des forces de droite et xénophobes, comme la campagne britannique l’a montré. Mais, pour moi, il peut aussi s’agir d’une opportunité pour des forces progressistes en lutte contre l’Europe néo libérale et autoritaire, c’est-à-dire l’Union Européenne telle qu’elle existe. Je pense que des forces antilibérales de gauche peuvent plus facilement s’exprimer dans d’autres pays qu’en Grande-Bretagne, où il est vrai que la Left Leave Campaign a été très peu audible et a révélé une fracture entre la direction des principales forces de gauche, politiques et syndicales, et la base populaire et ouvrière, qui a dans sa grande majorité rejeté l’Union Européenne.

Le parti travailliste, notamment, est fracturé entre une large partie de son électorat d’un côté et ses élus et son appareil de l’autre, avec les cadres et les militants écartelés entre les deux. De surcroît, son dirigeant actuel, Jeremy Corbyn, est en réalité très hostile à l’Union Européenne, mais il a été contraint de faire campagne pour le maintien, compte tenu du rapport de force interne à l’appareil et au groupe parlementaire.

En février 2015, lorsque je faisais encore partie du comité central de Syriza, à l’occasion d’une grande réunion qui s’était tenue à Londres, au siège de la confédération des syndicats britanniques, pour fêter la victoire de notre parti en Grèce, Jeremy Corbyn, dont personne n’envisageait alors qu’il puisse prendre la direction du parti travailliste, était venu me parler en marge de la réunion, en me disant, « est-ce que vous avez un plan B ? Parce que l’Union Européenne va vous écraser, en commençant par attaquer votre système bancaire ».

Il m’a raconté le choc qu’il avait subi lorsqu’il était jeune militant et que le parti travailliste avait gagné les élections de 1974 sur un programme radical. Le système bancaire britannique avait immédiatement été attaqué, contraignant le Royaume-Uni à faire appel au Fonds Monétaire International (FMI) pour demander un prêt et à mettre en place des politiques austéritaires en échange. Il voulait que je le rassure sur le fait que nous avions un plan B et, moi qui appartenais à la minorité de la direction de Syriza, je ne pouvais que lui répondre qu’il fallait qu’il en parle avec Alexis Tsipras, pour tenter de le convaincre.

Cette anecdote montre qu’il ne se fait aucune illusion sur l’Union Européenne. Seulement, l’appareil du parti travailliste et ses élus lui sont farouchement hostiles. Et on lui reproche désormais d’avoir fait un service minimum en faveur du maintien de la Grande Bretagne dans l’Union Européenne. Les mêmes médias, qui avaient appelé à voter pour le maintien de la Grande Bretagne dans l’Union Européenne, voudraient qu’il parte, alors même que le Brexit a gagné, parce qu’il n’en aurait pas fait assez.

Joseph Confavreux. Avez-vous été surpris de ce résultat ?

Stathis Kouvelakis. Non, ce qui m’a frappé pendant cette campagne britannique, c’est une impression de déjà-vu. J’ai eu la chance de vivre à la fois le référendum sur la constitution européenne de 2005 en France, celui de l’année dernière sur le plan d’austérité de Jean Claude Juncker en Grèce, et celui de cette année en Grande-Bretagne. À chaque fois, ceux qui défendent l’Union Européenne portent de moins en moins de discours positifs et emploient essentiellement des arguments fondés sur l’intimidation et la peur, en mettant en scène tous les maux qui s’abattraient sur le Royaume-Uni si les britanniques votaient mal. Wolfgang Schaüble et Jean Claude Juncker se sont faits menaçants, comme à l’accoutumé, et même Barack Obama a joué sa partition pour expliquer à quel point un Brexit serait catastrophique. En France, on a beaucoup focalisé sur le fait que la campagne pour le Brexit était animée par des personnages effectivement peu ragoûtants, de Boris Johnson à Nigel Farage. Mais les médias ont moins souligné que la campagne pour le maintien dans l’Union Européenne était porté par tout l’establishment content de lui-même, avec la City arrogante en première ligne, ce qui avait de quoi motiver le rejet de l’électorat populaire.

Joseph Confavreux. Une refondation démocratique de l’Europe, que beaucoup appellent de leurs vœux au lendemain du Brexit, vous semble-t-elle encore possible ?

Stathis Kouvelakis. De plus en plus de forces de gauche comprennent que l’Union Européenne n’est pas réformable dans un sens progressiste, avec un fonctionnement plus démocratique, parce qu’elle est conçue, dans son architecture intrinsèque, pour ne pas être réformable. Tout est verrouillé et, pour enseigner dans un département d’études européennes, je peux vous assurer que mes collègues spécialistes le savent. L’Union Européenne n’a pas été conçue pour fonctionner avec les règles de la démocratie parlementaire, dont on craint toujours la tentation « populiste ». Le vote britannique est donc une occasion à saisir pour toutes celles et ceux qui réfléchissent à un plan B et sont conscients que de véritables alternatives impliquent une rupture avec l’Union Européenne. Que ce soit Jean-Luc Mélenchon en France, Oskar Lafontaine et Sahra Wagenknecht en Allemagne, l’aile gauche de Podemos ou ceux qui ont quitté Syriza l’an dernier, toutes ces forces anti-libérales et progressistes doivent se saisir de ce moment, si elles ne veulent pas être gravement punies par une droite nationaliste et xénophobe qui capterait la colère populaire.

Joseph Confavreux. Mais, en Grèce, la gauche qui a fait scission avec Alexis Tsipras semble pourtant plutôt atone ?

Stathis Kouvelakis. Le dernier sondage de l’institut américain PEW sur l’europhilie, effectué sur un très large échantillon de populations européennes, a montré que plus de soixante et onze pour cent des grecs n’acceptaient plus l’Union Européenne et qu’un bon tiers souhaitait sortir de l’euro. Certes, le champ politique grec est bloqué et, suite à la capitulation d’Alexis Tsipras l’été dernier, le sentiment de défaite et de démoralisation reste fort. Mais on commence à voir des mouvements à gauche de Syriza, que ce soit Unité Populaire ou le mouvement lancé par Zoé Konstantopoúlou, gagner du terrain. Nous sommes à la veille de reclassements importants, à l’échelle de l’Europe, et face à un choix entre une radicalité qui sera soit de gauche et internationaliste, soit de droite et xénophobe. Si la gauche qui se veut hostile au néo libéralisme continue à répéter la litanie de « l’Europe sociale » et de la « réforme des institutions européennes », elle ne s’enfoncera pas simplement dans l’impuissance, elle sera tout bonnement balayée.

Joseph Confavreux. La manière dont la Grèce a été traitée l’été dernier a-t-elle joué dans le vote britannique ?

Stathis Kouvelakis. Nigel Farage, le dirigeant de l’United Kingdom Independance Party (UKIP), parti nationaliste et xénophobe, avait tenu au parlement européen des propos dans lesquels il accusait l’Union Européenne de se comporter de manière dictatoriale avec la Grèce. Il disait des choses qui auraient dû être dites par toute la gauche britannique et européenne. Le référendum britannique est juste un nouveau signe du rejet de l’Union Européenne, dont les électeurs comprennent qu’elle se situe au cœur du problème de la politique représentative actuelle, celui d’une élite européiste qui méprise les couches populaires et la notion même de souveraineté du peuple. Passivement toléré lorsque la situation économique paraissait fluide, le projet européen se délite lorsque celle-ci se dégrade et que le carcan des politiques d’austérité se durcit partout, sous l’impulsion et le contrôle tatillon des instances de l’Union Européenne. Le découpage spatial du vote britannique est saisissant. Il y a deux pays. La bulle de la City et du sud est du pays face à un autre pays, dont on ne parle jamais parce qu’on préfère évoquer le Londres branché et multi-culturel. Avant d’enseigner à Londres, j’exerçais dans une université de la banlieue de Birmingham, Wolverhampton. La différence est abyssale. Le centre-ville était en ruine. Dans cette Angleterre où la révolution industrielle a commencé, tout le monde se sent abandonné et condamné à une mort économique et sociale. Le parti travailliste a abandonné à leur sort des populations entières et laissé ainsi le champ libre à des partis comme l’UKIP. Ce qui est d’ailleurs paradoxal, parce qu’alors que le Front National a toujours su, en France, se parer d’un vocabulaire et d’atours pour « faire peuple », l’UKIP incarnait, à l’origine, tout ce dont les classes populaires anglaises se sont toujours moqué, un côté vieillissant, anglican, traditionnel, classes moyennes coincées et cent pour cent blanches, le conservatisme de grand-papa en somme. On imagine la colère et le sentiment d’abandon qu’il a fallu pour qu’un tel parti ait pourtant réussi à capter le vote des classes populaires.

Joseph Confavreux. Comment vous positionnez-vous face à la perspective de nouveaux référendums sur l’appartenance à l’Union Européenne dans d’autres pays d’Europe ?

Stathis Kouvelakis. L’Union Européenne n’est pas réformable et je pense qu’il n’existe pas d’autre solution que sa dissolution. Une vraie refondation de l’Europe signifie briser la cage de fer de l’austérité perpétuelle et du néo libéralisme autoritaire et cela passe par une rupture avec la machinerie institutionnelle de l’Union Européenne. Il faudra donc jouer le jeu des référendums, tout en empêchant les forces de la droite xénophobe et nationaliste de gagner l’hégémonie et de dévoyer la révolte populaire. La gauche de la gauche a pris beaucoup de retard, mais elle ne peut plus penser qu’elle parviendra, sans rupture avec l’Union Européenne, à changer le rapport de force à l’intérieur d’une machinerie spécialement conçue pour empêcher toute divergence et face à un rouleau compresseur dont on a vu comment il a pu écraser la Grèce.


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