Une fois encore, les enfants de Turquie se sont réveillés à l’aube dans l’obscurité

vendredi 22 juillet 2016.
 

Je me souviens du coup d’état de 1980 en Turquie. Maintenant c’est au tour de mes neveux de voir les adultes terrifiés, craignant pour leur vie et l’avenir de leur pays.

Jusqu’à ma huitième année je n’avais jamais entendu le mot « aube ». Et puis, un matin très tôt j’ai été réveillé par la radio, très forte, dans le salon et j’ai trouvé mon père et ma mère fumant frénétiquement en écoutant la proclamation du coup d’Etat. Leur visage s’est assombri quand le jour s’est levé. C’était le 12 septembre 1980, la première fois que j’ai vu l’aube.

Le 16 juillet, tôt le matin, les enfants turcs ont été réveillés par la télévision, et ont trouvé leurs parents terrifiés de la même manière.

M et C, huit et six ans, sont mes neveux, à moitié américains, les fils de mon frère. Ils devaient rentrer aux Etats Unis ce jour-là, après la fin de leurs vacances chez Babaanne, ma mère, leur grand-mère.

Bien qu’ils parlent essentiellement Anglais, ils ont gardé ce mot turc comme mémoire du pays de leur père. Mais aujourd’hui ils ont une nouvelle mémoire, plus sombre. Parce qu’au lieu d’aller à l’aéroport ce matin au jour levant, ils ont vu leur babaanne pleurer devant la télévision. Ma mère m’a dit que M a posé la même question que celle que j’avais posée, il y a 36 ans : « Est-ce que quelque chose de mal est arrivé à la Turquie ? ». C’est maintenant une étape de ce cercle vicieux de l’histoire du pays, de démocratie détruite et de tentatives inadéquates pour la restaurer.

Dans mon bien aimé pays totalement fou, la polarisation politique, l’inégalité sociale et la perte du sens de la justice ont provoqué les tempêtes de 1960, de 1980 et d’aujourd’hui. Mais cette fois-ci la folie était sans précédent, même pour la Turquie, ou pourtant l’absurdité est quotidienne.

La nuit a commencé avec quelques douzaines de soldats bloquant les ponts sur le Bosphore et criant « Rentrez chez vous, ceci n’est pas un exercice militaire ! ». Du fait du coup de 1980, les Turcs savent à quoi ressemble un vrai coup ; l’absurdité de celui-ci a provoqué l’embouteillage sur les réseaux sociaux, les gens échangeant des informations et même des blagues.

Ces dernières années, les sarcasmes sont devenus le seul moyen de survivre émotionnellement en Turquie. Certaines blagues évoquent des conspirations. Beaucoup de gens ont pensé que tout était monté pour légitimer le système présidentiel – plutôt que parlementaire – que le président Erdogan réclame depuis longtemps, un changement qui lui donnerait des pouvoirs considérablement accrus. Ces blagues ont disparu dès que les chasseurs ont commencé à survoler Ankara et Istanbul. Comme nous vivons dans l’ère médiatique post moderne, nous avons appris le discours de guerre en temps réel, découvert que ce que nous prenons pour une bombe est souvent une « déflagration sonique », la détonation causée par un avion dépassant le mur du son. Toute la nuit, sur les réseaux sociaux, les gens ont essayé de les différencier des vraies bombes qui ont touché le parlement et la direction des renseignements.

En Turquie, un coup d’Etat commence en principe par le fait que l’armée se saisit des responsables politiques et coupe les sources d’information. Mais cette fois-ci, les représentants du gouvernement, le Prédisent Recep Tayyip Erdoğan inclut, sont apparus sur les réseaux et sur les chaines de télévisions, appelant au soutien populaire pour défendre la démocratie contre l’armée.

Erdoğan a communiqué à travers Face Time ; dans son message, diffusé sur CNN-Türk, il a appelé tout le monde à sortir dans les centre-villes. Peu d’entre nous pensaient que les supporters du gouvernement allaient prendre la rue car, depuis la fondation de la république moderne en 1923, sous Kemal Atatürk, l’armée est traditionnellement l’institution la plus respectée en Turquie, sinon la plus redoutée. Mais apparemment beaucoup de choses ont changé en Turquie depuis les années 1980, et des milliers de personnes ont répondu à l’appel du président.

Les jeunes soldats engagés dans le coup, commandés par quelques généraux, ont été absolument terrifiés quand ils ont dû faire face aux supporters déchaines du président. Après le coup de 1980, Paul Henze, l’ancien chef de la CIA en Turquie, avait dit au président américain d’alors, Jimmy Carter : « Nos gars l’ont fait ! »

Mais, observant le déroulement du coup actuel, les commentaires des médias sociaux étaient du genre : « Ce coup-ci, leurs gars ne le font pas ». Ce coup était trop foireux pour être l’œuvre de la CIA et semblait même trop maladroit pour l’armée turque telle que nous la connaissons.

Certains jeunes soldats pleuraient en faisant face à des gens criant « Allahou Akbar ! » (Dieu est grand). La foule qui résistait à l’armée était sans précédent. En 1980 c’était les gauchistes qui résistaient, étaient emprisonnés et torturés par milliers, tandis que les islamistes construisaient la nouvelle Turquie conservatrice et néolibérale. Cette fois ci la résistance était celle de ceux qui avaient suivi Erdoğan depuis son incarcération en 1999 pendant quatre mois. Ceci est le fruit d’une conviction, d’une incitation religieuse, de l’appel qu’il avait fait lors d’un discours, déclamant un poème nationaliste : « Les minarets sont nos baïonnettes / Les coupoles nos casques / Les mosquées nos casernes / Et les fidèles nos soldats. »

Pendant la nuit, les déflagrations soniques, les tirs continus et les sirènes, étaient accompagnées par les sela incessantes des minarets, une prière spéciale récitée après la mort. Une blague amère circulait, « C’est la sela pour la République turque telle que nous la connaissons.

Les supporters d’Erdoğan, ses fidèles, marchaient vers les centre-villes pour attaquer les tanks, casser la gueule aux jeunes soldats, et, parait-il, couper la gorge d’un soldat. A trois heures du matin beaucoup pensaient que nous allions nous réveiller avec soit un régime militaire, soit un régime islamiste. Et la plupart d’entre nous étaient convaincus que ceux qui critiquaient les autorités allaient être réprimés.

Les images et vidéos commençaient a circuler, des soldats nus couchés dans les rues – comme les gauchistes après le coup de 1980 – les chaines d’information soutenant le gouvernement nous présentant une perspective qu’elles jugeaient appropriées : « Notre peuple a sauvé la démocratie ».

Il est exact que notre peuple a arrété les soldats. Mais ce n’est pas clair si c’était pour l’amour de la démocratie ou si, pour certains, parce qu’une dévotion pour l’armée a été remplacée par un engagement religieux en faveur d’Erdoğan.

Pour être honnête, il faudra sans doute des années avant que nous ne sachions réellement ce qui s’est passé. Il a fallu deux décennies avant que nous entendions l’enregistrement de Paul Henze prouvant l’implication de la CIA dans le coup de 1980.

On ne sait jamais ce que les enfants choisissent d’oublier quand ils sont grands. Je l’ai appris en scrutant ma propre mémoire pour écrire le roman Le temps des cygnes muets (publié en 2015, non traduit en français ndt). Il y a deux ans je l’ai dédicacé à mes neveux avec ces mots : « Je me demande ce que vous oublierez ».

Pour moi, l’image de 1980 et celle de mes parents terrifiés, parlant des nuits entières avec leurs amis, un nuage de fumée de cigarettes stagnant au-dessus d’eux. Je me rappelle le sentiment d’insécurité, mon désir de les protéger. Pendant que s’écoulait la longue nuit de la démocratie turque, M et C courraient vers chacun de nous, pour voir nos visages, essayer de lire nos expressions. Exactement comme je l’avais fait quand j’avais huit ans, ils ont appris le sentiment d’impuissance, sans être capable de le nommer.

M et C ont quitté la Turquie pour vivre aux Etats Unis quand ils avaient respectivement quatre et deux ans, donc ils ne connaissent pas grand-chose du pays. Le matin suivant ils discutaient tous les deux et j’ai entendu M demandant à C à propos des minarets « C’est quoi ces tours ? », et C a répondu : « C’est là qu’ils chantent la nuit ».

Peut-être qu’un jour, lisant cet article, ils se rappelleront ce dont ils ne se souviennent pas dans l’oubli.

C’est un cycle de sombres aurores

Ece Temelkuran

* Traduit de l’anglais par AEC.


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