Briser le silence sur le suicide au travail

jeudi 17 novembre 2011.
 

Dominique Mezzi fait partie des meilleurs connaisseurs du monde de l’entreprise et de la souffrance au travail. Son dossier ci-dessous sur le suicide au travail publié en 2007 dans le journal Rouge mérite d’être porté à la connaissance des lecteurs de notre site.

1) Suicide au travail

Le suicide d’Antonio B., au Technocentre de Renault Guyancourt, vient d’être reconnu comme accident du travail par la Caisse primaire d’assurance-maladie (CPAM). C’est un enjeu symbolique et syndical, pour mettre le débat sur les suicides au travail sur la place publique. Au lieu de faire silence, comme c’est encore trop souvent le cas venant des employeurs mais aussi malheureusement des syndicats ou des collègues de travail traumatisés.

Antonio s’est jeté du cinquième étage du bâtiment principal du Technocentre (12 000 salariés avec les prestataires de service), le 20 octobre 2006. Deux autres suicides de salariés du Technocentre n’ont pas été reconnus, à ce stade, comme accidents du travail, au prétexte que l’un d’eux a eu lieu à la maison (une pendaison accompagnée pourtant d’une lettre explicite), et que l’autre est une noyade dans une mare située en dehors des bâtiments (mais dans l’enceinte du site).

La CPAM avait, une première fois, refusé le qualificatif d’accident du travail, mais le recours des avocats a permis un réexamen. Selon le code de la Sécurité sociale, il y a « présomption d’accident du travail pour tout événement surgi sur le lieu de travail qui porte atteinte à l’intégrité physique du travailleur » (Vincent Veille, avocat). Les salariés qui se suicident ne sont pas en apparence fragilisés pour des raisons évidentes ; au contraire, ils apparaissent souvent très impliqués et compétents. C’est pourquoi il faut briser le mur du silence et mettre le travail en débat.

2) « Suicides chez Renault : des salariés fatigués par la mondialisation »

titrait la dépêche AFP du 23 février annonçant le dernier drame en date.

Alors que le thème du travail est devenu un enjeu politique de la bataille présidentielle, l’actualité rappelle des vérités crues : le travail peut mutiler ou tuer. Beaucoup de salariés vivent avec cette hantise, en côtoyant des situations dangereuses, dans le bâtiment, la métallurgie, la chimie (explosion AZF). Le travail peut aussi tuer lentement : cancers professionnels, amiante, ou dégrader la santé physique et mentale. Ainsi, le travail peut pousser au suicide, et c’est un fait social nouveau. En témoignent les quatre morts, en quelques mois, au Technocentre de Renault Guyancourt, dans les Yvelines (lire page 11).

Selon la seule enquête disponible, « 300 à 400 salariés se suicideraient en France chaque année sur leur lieu de travail » (Journal du CNRS, mai 2005). Or, les accidents mortels étaient de 571 en 2004, et ils tendent à régresser à long terme. La cause de la mort violente au travail est donc en train d’évoluer. Selon Christophe Dejours, psychologue du travail, le suicide sur le lieu de travail est apparu il y a une dizaine d’années : « Un des éléments déclencheurs est la dégradation profonde du “vivre-ensemble”, les gens sont très seuls face à l’arbitraire... La convivialité ordinaire est contaminée par des jeux stratégiques qui ruinent les relations de confiance et colonisent l’espace privé. » Lorsque rien n’est fait dans l’entreprise, « il n’est pas rare qu’un suicide soit suivi d’un autre », car cela peut signifier que la personne décédée « ne représentait rien ».

Effectivement, le suicide est devenu un geste de dénonciation extrême des méthodes capitalistes d’assujettissement. L’organisation capitaliste du travail (taylorisme) et les technologies dangereuses marquaient les corps, mais le management moderne veut capter les esprits, et s’approprier le salarié tout entier. Plus de temps mort, d’espace libéré dans les petits interstices quotidiens, plus de séparation du temps personnel et du temps de travail : tout est voué à l’entreprise, par la médiation du client, des délais contraints, des urgences. Comme si le sort du monde en dépendait, en mobilisant le chantage à l’emploi, la concurrence acharnée, la délocalisation menaçante, l’insécurité de tous les instants. Avec le développement d’une idéologie militante, à l’image du guerrier sur un champ de bataille.

Carlos Ghosn, PDG de Renault, surnommé le « tueur de coûts » ou le « samouraï » depuis son expérience japonaise chez Nissan, radicalise ces méthodes. Depuis les derniers suicides, des épouses de cadres contactent les syndicats afin de signaler que leur mari font part d’une « impression d’être dépassés par la charge de travail ». Ces injonctions peuvent déboucher sur la mort, parce qu’il n’existe plus de cadre collectif apte à recueillir cette souffrance individuelle et à la retourner en actes de résistance ou de préservation de soi. Il n’existe plus de véritable syndicalisme attractif et porteur de sens. Mais le management néolibéral parvient aussi à détruire les « stratégies défensives de métier » (expression forgée par l’équipe de Christophe Dejours), qui fait que la peur du danger ou la pression psychique sont surmontées par des pratiques collectives des salariés (culture de métier, langage, investissement du corps, jeux de défis), qui exigent du temps quotidien et des échanges valorisant entre collègues et hiérarchie proche.

Il y a quelques années, l’incapacité (et la non-volonté) à résoudre le problème du chômage a conduit certains idéologues de la mouvance sociale-libérale, prétendument innovante et moderniste, à prédire une « fin du travail », nouvelle ère dans laquelle nous serions entrés. Associé à de mauvaises lois de réduction du temps de travail non protectrices de la surexploitation, ce thème mensonger a produit des dégâts considérables dans la perception que les travailleurs ont de leur statut dans la société, avec des effets de retrait de l’engagement politique. Aujourd’hui, cette thématique irresponsable est remplacée par son inverse exact, à l’initiative des libéraux purs et durs : la déification du travail au sens sacrificiel (tradition bourgeoise), le dur labeur par lequel on légitime un patrimoine privé (salaire au mérite, capital retraite...), chacun pour soi. Plus de propriété ou de sécurité collectives : l’engagement individuel dans le travail comme source d’épanouissement.

Dans ce climat brouillé, on n’hésite pas à mélanger des idées réactionnaires avec l’acquis des sociologues progressistes, pour qui le travail est effectivement un lien social puissant et même un lieu de construction personnelle, dans certaines conditions collectives. À condition de libérer le travail du joug capitaliste de la valorisation, ce qui suppose de briser le harcèlement néolibéral quotidien, de contester la propriété privée et sa puissance de domination. Et de poursuivre une véritable réduction du temps de travail pour reconquérir du temps libre.

3) Renault : quand l’exploitation tue

Le plan d’économie du PDG de Renault, Carlos Ghosn, fait des ravages parmi les salariés. Au Technocentre de Guyancourt, on compte trois suicides en trois mois.

En trois mois, trois employés du Technocentre Renault de Guyancourt (Yvelines) se sont donné la mort : deux sur leur lieu de travail - ce qui n’est pas anodin - et un troisième à son domicile, avec une lettre explicite sur les raisons professionnelles ayant entraîné ce geste. Les salariés du Technocentre paient donc un lourd tribut au « Contrat 2009 » du PDG de Renault-Nissan, Carlos Ghosn. Et encore, ce n’est que la partie visible de l’iceberg du mal-être et de la non-reconnaissance, car combien de collègues sont en arrêt maladie pour cause de dépression ? Combien se bourrent de médicaments pour tenir les fameux objectifs de 26 nouveaux véhicules en trois ans ?

Par sa brutalité et ses impératifs démesurés de profitabilité à tout prix, les engagements du PDG ne sont que la goutte d’eau qui fait déborder le vase. En effet, la dégradation des conditions de travail, au Technocentre et dans l’ensemble de l’ingénierie, ne date pas d’hier. Tout a déjà été mis en place depuis quelques années avec le management par le stress, les bureaux ouverts, la suppression de tous les lieux et moments de convivialité, la perte de repères de solidarité, une individualisation doublée d’une compétition entre les salariés, un recours massif aux prestataires et intérimaires, etc.

Le « Contrat 2009 » de Ghosn a accéléré le processus, avec la suppression de centaines de postes de prestataire et d’intérimaire, malgré l’accroissement de la charge de travail et des objectifs, le pilotage par objectifs sans moyens pour les atteindre, la pression sur les coûts et les délais, etc. Une véritable machine à broyer les salariés au profit des actionnaires. Et cela marche : 3 milliards d’euros de résultat net pour 2006, malgré une baisse importante des ventes, des dividendes versés aux actionnaires qui ont plus que doublé en six ans... Mais ce n’est pas suffisant, il en faut toujours plus.

Le cri de détresse des trois suicidés a fini par briser le mur du silence et la direction de Renault propose de pi toyables mesures pour enrayer la colère des salariés : mise en place d’une cellule de soutien médico-psychologique, d’un numéro vert, d’une expertise prétendument indépendante par un cabinet non reconnu du ministère du Travail et collaborant avec Renault depuis presque dix ans et, surtout, comble du cynisme, des « séances d’information interactives sur la prévention de la gestion du stress dans les équipes » pour les managers du Technocentre.

Des mesures radicalement différentes doivent être prises : des embauches massives de salariés et, notamment, des prestataires qui le souhaitent ; un changement complet des conditions de travail ; la reconnaissance effective du travail des salariés par des augmentations de salaires et des évolutions de carrière ; la reconstruction de véritables solidarités et convivialités. Les salariés travaillent pour ga gner leur vie, pas pour la perdre.

* Paru en « premier plan » et en article dans rouge n° 2195 du 1er mars 2007.

4) Suicide au travail à Peugeot Mulhouse

Après l’annonce du suicide d’un salarié du site de PSA de Mulhouse, découvert pendu dans un local technique de l’unité mécanique où il effectuait des contrôles de mesure, les salariés sont sous le choc et s’interrogent.

Les suicides liés aux conditions de travail se répètent, parfois plusieurs fois dans la même entreprise : à PSA Charleville-Mézières, au Technocentre Renault de Guyancourt, à la centrale nucléaire EDF de Chinon, à Sodexho Lyon. À PSA, ce suicide intervient dans un contexte particulier. Il fait suite à l’annonce, par le nouveau PDG de l’entreprise, Christian Streiff, d’un plan de suppression de 10 000 emplois sur le groupe, à la suppression de 400 emplois sur le site de Mulhouse, à la mise en place de la méthode de travail Hoschin1, à l’intensification et la standardisation du travail, à l’individualisation, à la mise en concurrence entre collègues de travail, à la demande d’implication toujours plus forte exigée par la direction, au harcèlement des malades à leur retour avec des menaces de licenciement.

Dans un tel climat d’embrigadement pour le profit, une accentuation de ces drames, qui ne sont en rien dus à des « problèmes individuels », est à craindre. Travailler moins et mieux pour travailler tous, renforcer les droits des salariés : telles sont les urgences pour qu’enfin nous ne perdions plus notre vie à la gagner.

Note

1. Méthode de travail poussant les salariés à se concentrer sur un seul objectif qu’ils doivent eux-mêmes fixer, quantifier et réaliser.

* Paru dans Rouge n° 2203 du 26 avril 2007.

MEZZI Dominique, Correspondant, Rouge


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