« Les médias sont dans un mélange d’oligarchie et d’affairisme » (Laurent Mauduit, Mediapart)

samedi 15 octobre 2016.
 

L’indépendance d’un journal ne se mesure pas seulement par son indépendance financière (Hervé Debonrivage

Journaliste, cofondateur de Mediapart, Laurent Mauduit publie « Main basse sur l’information » (Éditions Don Quichotte). Cette enquête révèle comment et pourquoi une dizaine de milliardaires s’accaparent, en France, les médias au détriment du droit à l’information. Un péril que l’on peut conjurer, selon lui, en s’appuyant sur l’appétit de nos concitoyens pour une information de qualité.

HD. Comment analysez-vous la concentration actuelle de la presse entre les mains de quelques milliardaires ?

Laurent Mauduit. La période de la Libération est fondatrice dans notre histoire contemporaine. Une des premières propositions des « Jours heureux », le programme du Conseil national de la Résistance, est d’instaurer une presse indépendante des puissances financières. À cette époque où la presse se refonde, tous les journaux dans leurs sensibilités multiples cherchent à garantir leur indépendance dans des formes juridiques différentes. En 1952, « le Monde » crée une forme juridique qui donne aux journalistes la propriété du journal. « Libération » reprendra cette forme lors de sa création. Beaucoup de journaux créent des coopératives ouvrières comme « le Courrier picard », « le Parisien libéré » ou « le Dauphiné libéré ». L’idée d’indépendance fait à l’époque consensus. Les résistants d’obédience chrétienne-démocrate qui deviennent propriétaires du « Parisien libéré » partagent cette conviction avec la SFIO, le PCF ou le mouvement syndical.

Depuis, nous vivons une dilution progressive des valeurs du CNR, mais, ces dernières années, l’histoire s’est accélérée. On l’a vu sous le quinquennat de Nicolas Sarkozy, nous sommes entrés dans le capitalisme du Fouquet’s, un capitalisme de connivence, consanguin. Les derniers titres indépendants sont tombés dans l’escarcelle de ces milliardaires. C’est l’irruption de Bolloré, de Drahi ou du trio Niel, Pigasse, Berger. C’est le rachat récent du « Parisien » par le groupe LVMH de Bernard Arnault. C’est la fin de l’histoire débutée avec le CNR. La situation de la presse est une illustration de la régression démocratique que nous vivons.

HD. « Libération », « l’Express »... les médias propriété de Drahi font l’objet d’un bouquet Internet compris dans l’abonnement SFR. En quoi est-ce une menace ?

L. M. Les dangers sont multiples. Outre celui de la concentration, il y a la porosité entre l’actionnaire et le média qu’il contrôle. A-t-on évalué les dangers que représente Drahi ? Regardez i24news. Il y a sur cette chaîne israélienne, qu’il possède, une véritable police linguistique. Les territoires occupés y sont des « implantations ». On ne parle pas de juifs « extrémistes » mais de « jusqu’au-boutistes ». Le troisième danger, c’est la remise en cause du service public de la messagerie qui distribue les journaux et qui permet aux citoyens de les acheter dans des conditions identiques. Seuls les titres faisant partie du bouquet SFR auront accès au portail SFR. Le principe d’universalité de la diffusion est remis en cause. Ces oligarques sont devenus opérateurs de téléphonie, on leur a accordé un bien public en leur accordant des fréquences. Mais la puissance publique n’a pas jugé bon d’obliger tous les opérateurs ­ Orange, SFR... ­ à mettre à la disposition des citoyens, par leurs réseaux, tous les titres possibles.

HD. Quel est l’enjeu pour ces milliardaires ?

L. M. La singularité de ces milliardaires, à la différence des opérateurs de presse à l’étranger comme le groupe Bertelsmann en Allemagne ou Murdoch dans les pays anglo-saxons, c’est que la presse n’est pas leur métier. Leur métier, c’est l’armement, le luxe... Souvent, ils dépendent de la commande publique, il y a donc conflit d’intérêts et ils ont des relations de connivence avec le pouvoir politique.

Ils achètent ces titres dans une logique non pas industrielle mais de connivence ou d’influence. Pour Patrick Drahi, produit de la finance folle ­ les banques lui ont accordé en deux ans 50 milliards d’euros d’endettement ­, s’offrir « Libération » pour 8 millions d’euros, c’est rien ! Mais, grâce à cela, il peut avoir accès à Hollande. Comme ils disent dans leur jargon, c’est un « accélérateur de business ». C’est une protection pour leurs affaires.

HD. On connaît la porosité entre dirigeants politiques, économiques et financiers. Avec ces oligarques mettant la main sur les médias, la concentration des pouvoirs est totale. Certains personnages jouent, eux, les entremetteurs...

L. M. C’est un système oligarchique. Un système de pouvoir, de domination qui survit à toutes les alternances. Un Alain Minc ou un Jacques Attali sont assez révélateurs de ces gens qui font les essuieglaces : un jour, ils conseillent Sarkozy ; le lendemain, Hollande. Mais ils conseillent toujours la même chose.

Des politiques néolibérales sur un fond d’affairisme. La presse est gravement victime de cela. Alain Minc a été président du conseil de surveillance du « Monde » pendant très longtemps. Emmanuel Macron ­ je le raconte dans le livre ­, à l’époque où il était associé de la Banque Rothschild, est venu voir des journalistes de la Société des rédacteurs du « Monde » pour leur proposer, bénévolement, son aide, au moment où le titre était à vendre en 2010. En fait, secrètement, il travaillait pour le camp d’en face. Prenez encore David Kessler. Il est d’abord proche de certains dirigeants de Bygmalion, il contribue à la campagne de quelqu’un de droite dans la course à la présidence de France Télévisions en 2007.

Puis, il devient conseiller médias et patron du pôle médias de Matthieu Pigasse, ce banquier dirigeant de Lazard qui se dit de gauche. Ensuite, il devient conseiller médias de François Hollande à l’Élysée. Puis, il quitte l’Élysée, passe chez Orange, et contribue à la campagne pour que Delphine Ernotte quitte Orange et obtienne le poste de PDG de France Télévisions. Il a aussi épaulé Pascal Houzelot, le propriétaire de la chaîne Numéro 23, qui a obtenu gratuitement une fréquence et la revend deux ans et demi après, en faisant une plus-value de 88,5 millions d’euros. On est dans un mélange d’oligarchie, d’affairisme. Et les parcours de certains sont très emblématiques.

HD. Ce n’est pas la presse toute seule qui ne va pas bien, c’est notre démocratie, vous le soulignez d’ailleurs dans votre livre. Comment peut-on renverser la vapeur face à une crise d’une telle ampleur ?

L. M. La presse n’a jamais été aussi dégradée et, en même temps, il y a une révolution technologique majeure, avec un instrument démocratique qui offre une place nouvelle aux citoyens à travers le participatif.

Ce qu’il faudrait réformer, ce n’est pas seulement le droit de la presse, c’est aussi le droit au savoir des citoyens, car le numérique ouvre les possibilités en termes de transparence publique, d’accès à des documents administratifs, et offre des possibilités démocratiques beaucoup plus fortes. La plupart des partis refusent d’envisager de telles réformes. Les milieux d’affaires ont l’aide de la puissance publique française pour essayer de garantir le secret des affaires.

Je pense que l’un des combats démocratiques majeurs réside dans la conception d’un système qui favorise la création de nouveaux journaux au service des citoyens. À Mediapart, nous militons pour la création de sociétés citoyennes de presse inachetables par les capitalistes. Il faut refonder, reprendre le débat qui prévalait à la Libération. À Mediapart, nous gagnons de l’argent que nous allons réinvestir, et c’est une bonne nouvelle pour tout le monde. Si vous faites bien votre métier, les citoyens sont au rendez-vous. Nous ne vivons pas une crise de la demande, mais de l’offre. Les citoyens sont en demande d’une information de qualité. Internet le permet. L’information y est beaucoup moins verrouillée. L’écriture y est innovante. C’est une fenêtre de liberté.

ENTRETIEN RÉALISÉ PAR NADÈGE DUBESSAY, PIERRE-HENRI LAB ET DOMINIQUE SICOT, L’Humanité Dimanche


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