Pourquoi le FN n’a pas encore gagné  ?

samedi 5 novembre 2016.
 

avec :
- Daniel Gaxie, Politiste, professeur à l’université Paris-I Panthéon- Sorbonne,
- Nicolas Lebourg, Historien, membre de l’Observatoire des radicalités politiques de la Fondation Jean-Jaurès
- Romain Pudal, Chercheur au CNRS

Pour le parti d’extrême droite, la campagne présidentielle a déjà démarré. Comment contrer ce «  rouleau compresseur  »  ? le contexte La droitisation de l’offre politique légitime le discours du FN, créant des difficultés supplémentaires pour mettre sur pied une contre-offensive

Pouvez-vous nous éclairer sur les préjugés qui ont cours sur l’électorat du Front national  : sa consistance et son homogénéité  ?

Daniel Gaxie Il faut d’abord dire que la montée en puissance du FN, de l’extrême droite, n’est pas un phénomène seulement français, on le retrouve dans d’autres pays d’Europe, Royaume-Uni, Italie, Allemagne, Suède, etc. Elle est due à une dégradation sérieuse des conditions de vie  : chômage de masse, travail à temps partiel pour ceux qui en ont, précarité et paupérisation, difficultés de logement, régression des services publics, des protections sociales collectives, désertification rurale, etc. Et puis il y a l’action du FN lui-même. Il a réussi à déplacer les termes du débat public, en mettant en avant des termes présentés comme des problèmes  : l’immigration, l’ordre, la sécurité, la question nationale, l’identité nationale. Le contexte a permis cette mutation  : l’augmentation des migrations internationales, dues à la misère économique, aux guerres, les migrations dues à l’organisation européenne, avec les travailleurs détachés… Le FN n’a pas réussi à s’imposer avec sa seule puissance idéologique. Pierre Bourdieu avait une expression juste  : la lutte politique, pour une part importante, s’appuie sur la vision des divisions du monde. Comment le monde est-il divisé, entre colonisateurs et colonisés, entre oppresseurs et opprimés, entre patrons et ouvriers  ? Le FN a contribué à imposer une vision du monde divisé entre les nationaux et les étrangers, y compris les nationaux d’origine étrangère. Il existe une hypothèse de sociologie spontanée, à savoir qu’un parti se définit par ses orientations idéologiques qui renvoient à des ancrages sociaux. Ce n’est pas faux, mais ce n’est pas suffisant. Il se définit aussi par ses positions dans les rapports de force politiques, par sa position dans le champ politique. De ce point de vue, la position du FN est confortable  : il est à la fois marginal, car jamais associé à une expérience gouvernementale, et établi, du fait de ses résultats électoraux, de ses statistiques dans les sondages, de sa représentation dans les organes représentatifs, locaux, régionaux. À la fois marginal et établi, sans responsabilité, donc sans qu’on puisse l’attaquer sur d’éventuelles contradictions entre son discours et ses actes. À ce jour il n’y a pas d’actes, au niveau national. Au niveau local, c’est autre chose. Ajoutez un programme approximatif, « Il faut rétablir le petit commerce en zone rurale », « la discipline à l’école »… Un discours ambigu, sur l’immigration que l’on va « arrêter ». Et puis il y a des non-dits, un agenda tacite  : l’idée qu’il faut valoriser dans l’éducation nationale les filières professionnelles et techniques, une vieille revendication du petit patronat. Derrière ça, il y a l’idée de s’attaquer au collège unique ou à l’âge limite de la scolarité, mais ce n’est pas dit. Ce travail politique, que lui permet sa position, lui permet d’agglomérer des segments de l’électorat extrêmement différents, voire avec des intérêts contradictoires.

Nicolas Lebourg Quand Marine Le Pen prend le FN en 2011, c’est un parti national-populiste, le courant dominant de l’extrême droite française depuis les années 1880. Il porte l’idée que du peuple saint doit émerger un sauveur, un président fort qui passe par-dessus les corps intermédiaires pour s’adresser directement au peuple. Son père en est le parfait exemple. Elle dit qu’elle présidera ainsi, par référendum, sans consultation des corps intermédiaires ou du Parlement, pour « rendre la parole au peuple ». À ce parti, elle va amener deux choses  : le néopopulisme, ce que Geert Wilders a fait en Hollande. En gros, une extrême droite « moderne », qui n’est pas là pour opprimer les gens, mais pour défendre des libertés, menacées par des populations exogènes, les arabo-musulmans, dont la religion serait un totalitarisme. Elle se charge de défendre les droits des femmes, des gays, les juifs, etc., contre ce totalitarisme. Ensuite, elle a fait évoluer son offre idéologique sur ce qu’on peut appeler un souverainisme intégral  : la mondialisation est une orientalisation, dit-elle. Tout est ramené à l’Orient, avec toujours les mêmes exemples, par exemple l’industrie textile chinoise ou les kebabs dans le centre de Béziers. La solution pour eux, c’est la souveraineté et l’autorité.

Ça marche encore, le « ils viennent voler le pain des Français »  ?

Nicolas Lebourg Oui. Un exemple  : en 2012, le vote des femmes pour le FN égale celui des hommes. Chez les employés, c’est plus fort  : 16 % d’hommes, 25 % de femmes. Et encore plus chez les femmes employées de commerce, 40 %. Pourquoi  ? Parce qu’on pense comme on travaille. Or, les femmes sont une variable d’ajustement socio-économique  : 80 % des temps partiels, 20 % de revenus en moins à la retraite, 90 % des responsables de familles monoparentales… Elles portent un certain nombre de poids sociaux. La gauche, voyant en 2012 dans les sondages monter cet électorat féminin, a alerté sur « l’extrême droite contre les droits des femmes et la contraception ». Ce n’était pas la question. Ce qui les a animées, c’est la précarité du travail. Aux régionales de 2015, 50 % des personnes qui n’ont aucun diplôme ont voté FN. En 2017, selon les dernières études, dans les foyers où on vit avec moins de 1 250 euros, 36 % des gens s’apprêtent à voter pour ce parti  ! Et 19 % dans les foyers où on vit avec plus de 6 000 euros… Vous voyez bien que, plus on est précaire, plus on est pauvre, plus on vote FN. Ça ne veut pas dire que vous êtes un crétin xénophobe, mais que, moins vous êtes inséré dans l’économie globalisée, plus ce discours sur l’autorité, sur la souveraineté nationale, vous séduit et vous apparaît comme une protection.

Ce qui compte de manière essentielle pour eux, c’est l’ethnicisation de la question sociale. Ils ont profondément intériorisé que l’essentiel des questions sociales se résout par la question ethnique. Donc, ce qui permet de faire le conglomérat qu’évoquait Daniel Gaxie, c’est bien cette question de l’immigration. Le FN théorise qu’on peut sauver le modèle social, l’État providence, sans augmenter les impôts, à condition d’arrêter cette immigration. C’est un discours de très haute pénétration, car pas un parti en France ne vous promet de sauver l’État providence sans vous demander un centime de plus de contribution.

Romain Pudal Ça peut paraître bizarre de parler des pompiers dans un débat sur le FN. Je ne veux pas qu’on s’imagine que tous les pompiers sont subitement devenus des fachos. Ces jeunes hommes, jusqu’à 25-30 ans, qui ont souvent peu réussi à l’école, majoritairement blancs, représentent une population homogène. Des non-professionnels, volontaires pour 80 %, payés de 100 à 110 euros pour une garde de vingt-quatre heures comportant incendies, accidents, et aussi gestion d’un ensemble de problèmes sociaux ne relevant que de l’urgence sociale  : rixes et différends familiaux, problèmes liés à l’alcool… Ils sont à la fois la main gauche (aide aux victimes) et la main droite (associés aux forces de sécurité) de l’État. Si, depuis quinze ans, l’offre FN a trouvé des échos importants, c’est que le travail des pompiers a été marqué par des émeutes qui ont mis en présence deux jeunesses populaires  : les pompiers, « bons gars du coin », sérieux, et la jeunesse des cités qui met le feu, casse, etc. Dans une droitisation généralisée du champ politique, des phrases comme celle de Laurent Wauquiez sur « l’assistanat cancer de la société » font écho pour ceux qui ont l’impression d’en soigner les symptômes au quotidien. Ça met des mots sur leur colère. Et puis il y a la précarisation de leurs conditions de vie  : les pompiers volontaires sont parfois chômeurs, précaires, intérimaires… L’absence de perspective, ajoutée à l’offre politique qui s’amenuise et se droitise, donne un cocktail explosif. Pas seulement dû à la droite  : les sorties de Valls y concourent, comme le mépris de classe affiché à gauche aussi pour ces classes populaires hors champ (ni femme ni minorité). Quand on arrive avec une offre politique qui fait mine de s’intéresser à ces sans-grades, on trouve une oreille attentive. On cite le chiffre de 50 % des personnels des forces de sécurité qui s’apprêtent à voter FN.

Il y a aussi un service rendu par les grands médias au FN, surreprésenté dans les matinales radios ou télés. Ce traitement de l’information ne relève-t-il pas de la manipulation politique des masses, de la dégradation de la conscience publique  ?

Daniel Gaxie La manière dont l’offre politique est construite n’est pas du seul fait de l’émetteur Front national. Les médias y contribuent aussi. La médiatisation, pas forcément en volume mais les questions qu’on pose, les sujets réalisés, contribue à la production de l’offre. De même que la manière dont le FN est attaqué par ses adversaires. Par exemple, l’attaquer sur le racisme, la xénophobie, l’immigration, paradoxalement le renforce. C’est-à-dire que ça a contribué à en faire ce que dans notre champ des sciences sociales on appelle un propriétaire d’un problème social, en l’occurrence l’immigration. On lui fait crédit d’avoir le premier soulevé la question.

Nicolas Lebourg Il est évident qu’il y a un problème. En 2013, on a passé une semaine sur l’élection d’un conseiller départemental à Brignoles (Var). C’est à ce moment-là que le FN rodait son slogan « premier parti de France ». Ceci dit, lorsque des sites Internet comme Fdesouche totalisent 100 000 connexions, c’est que c’est le choix des gens d’y aller  ! Il y a une demande sociale. Depuis 2009, il y a une progression très nette dans tous les sondages d’une idée de fragmentation de la société française en communautés antagonistes. Quand en 2015 on a et la crise des migrants et les attentats, tout passe par cette grille de lecture, notamment sur les réseaux sociaux. Et pour ceux qui ne veulent pas passer par cette grille, il est très difficile de présenter un contre-discours. Un exemple  : lorsque le magazine Causeur lance un manifeste contre la pénalisation des clients de prostituées, sur le mode « c’est la liberté des femmes, on a bien le droit d’être une pute », puis cet été déclare en une que le burkini c’est honteux, il n’y a aucun lien structurel, aucune cohérence. Personne n’a été fichu de renvoyer Causeur dans les cordes à ce moment-là. Le discours anti-islam est un rouleau compresseur contre lequel on n’arrive pas à lutter.

D’autre part, selon les sondages et enquêtes d’opinion, 88 % de Français estiment qu’il faut un vrai chef en France, qu’il n’y a pas assez d’autorité  ; 69 % qu’on dérive vers l’assistanat  ; 74 % que la laïcité est menacée. Pour répondre à cela, le FN a une offre politique, une représentation du monde. Quelle est la représentation que la gauche donne de l’insertion de la France dans la globalisation  ? On voit bien que ça patine… Et si quelqu’un a compris quelle était la représentation proposée par François Hollande, je le supplie de me l’expliquer. Pour moi, la gauche c’est l’émancipation des individus et des collectifs  : si la gauche lâche cela, historiquement elle se trahit. C’est cette idée qu’il faut remettre en avant, qui doit structurer les discours et les programmes.

Romain Pudal Il est effectivement important que les gestes soient au rendez-vous. Une affaire Cahuzac, par exemple, ça fait très mal. Comme de s’afficher par exemple aux côtés de Jérôme Kerviel, qui garde l’image d’un trader qui ne travaille que pour son profit. Pas sûr que les hommes politiques en tirent bénéfice.

Nicolas Lebourg En 2010, le politiste Emmanuel Négrier constate comment les territoires qui basculent le plus vers le FN sont ceux où il y a le moins d’encadrement, à la fois par la fonction publique territoriale et par les associations, qui créent du lien. Il écrit à cette époque que la ville dans le pire état, c’est Béziers. Il n’avait pas tort. Le FN a en effet compris là quelque chose d’essentiel. Que faisait le PCF dans les années 1950  ? Il investit massivement le milieu éducatif, avec les instituteurs. Pas forcément la catégorie la plus nombreuse, mais qui a un lien de confiance avec les familles. Le FN aujourd’hui investit la petite fonction publique pour les mêmes raisons.

Daniel Gaxie Il faut réfléchir à la manière dont on l’attaque collectivement, puisque jusqu’ici on a été contre-productifs. Revenir sur sa division du monde, par rapport à celle de la gauche  : les propriétaires des moyens de production, le patronat, les dirigeants contre les ouvriers, les salariés, les exécutants. Quelle est sa position sur l’assurance maladie  ? Sur l’assurance chômage  ? Sur la durée du temps de travail  ? Sur l’impôt sur la fortune  ? Il faut prendre en compte les spécificités d’un conglomérat circonstanciel, à la fois fort, parce qu’il a su évoluer, et fragile, parce qu’il mobilise des catégories sociales opposées le temps d’une élection, de manière contradictoire puisqu’elles ont des intérêts sociaux et politiques non seulement différents mais divergents. Si la position très particulière du FN venait à être explicitée, clarifiée, on peut penser qu’il éclaterait rapidement.

compte rendu réalisé par Grégory Marin, L’Humanité


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