Libye : Désastre au nom de la démocratie

mardi 1er novembre 2016.
 

A) Cinq ans après l’intervention franco-britannique, le désastre

Source : https://npa2009.org/actualite/inter...

Véritable réquisitoire contre l’intervention militaire en Libye, un rapport parlementaire britannique confirme les critiques exprimées des opposants aux menées bellicistes de Cameron et Sarkozy.

Livré aux seigneurs de guerre, le pays se morcelle, tandis que les milices font régner la terreur sur les populations civiles et les immigrés en transit.

La France en pole position

En quelques pages le rapport parlementaire analyse en détaille l’intervention militaire en Libye dirigée conjointement par David Cameron et Nicolas Sarkozy. Il en souligne les erreurs d’appréciation, la méconnaissance du pays, dénonce les informations erronées et révèle pour la France les véritables raisons de l’intervention. Les auteurs en voient cinq : s’emparer d’une plus grande part du pétrole ; augmenter l’influence de la France en Afrique du Nord, (après la désastreuse proposition de la ministre des Affaires étrangère Michèle Alliot-Marie d’aider Ben Ali à mieux réprimer les révoltes populaires en Tunisie) [2] ; améliorer la situation politique intérieure ; donner une occasion à la France de s’afficher comme une puissance militaire ; réitérer sa mainmise sur son pré carré africain.

Le rapport estime par ailleurs que la menace contre les civils a été largement exagérée, se fondant uniquement sur la rhétorique de Kadhafi, alors que les faits infirment ses diatribes. En effet, les villes qui ont été reprises par ses troupes n’ont pas donné lieu à des massacres de civils.

Violation de la résolution de l’ONU

Si l’objectif était réellement la protection des rebelles de Benghazi comme l’indiquait Juppé à l’ONU : « chaque jour, chaque heure qui passe alourdit le poids de la responsabilité qui pèse sur nos épaules » [3], alors les attaques aériennes auraient écarté le danger en 24 heures, comme le note le rapport. L’intervention militaire visant à établir une « No Flight Zone » s’est transformée en une intervention de « No Drive Zone » contre les troupes de Kadhafi.

La résolution 1973 de l’ONU avait pour but la protection des civils... Elle a été largement travestie, comme en témoigne le déploiement des forces militaires. Ce sont en effet près de 60 navires de guerre, 216 avions de combat, 80 hélicoptères et 84 avions de support qui ont été mobilisés avec une implication de quinze pays occidentaux, auxquels se sont joints le Qatar, les Émirats arabes unis et la Jordanie [4].

Le rapport des parlementaires britanniques confirme aussi une autre violation de la résolution instaurant un embargo militaire total sur le pays. Ainsi par le biais du Qatar et des Émirats arabes unis, des missiles anti-chars français Milan ont été fournis aux rebelles.

Civils et migrants, premières victimes

La situation se dégrade en Libye. Il y a un an, deux grands pôles se sont formés : une autorité à Tripoli soutenue par les forces de Fajr Libya (Aube de la Libye) généralement qualifiée d’islamiste, et celle de Tobrouk, avec le général Haftar soutenue par l’Occident...

Avec les accords de Skhirat au Maroc, parrainés par la communauté internationale, un gouvernement d’union nationale s’est formé conduit par Fayez-Al-Sarraj. Soutenu par Fajr Libya, il a pu s’installer à Tripoli mais a été rejeté par Tobrouk. Le gouvernement de Fayez-Al-Sarraj n’arrive toujours pas à s’imposer sur l’ensemble du pays et perd de l’autorité dans la capitale avec l’éclatement de Fajr Libya. On assiste à un émiettement des milices dû notamment à l’arrêt du paiement des salaires. Des miliciens sombrent désormais dans le banditisme, faisant régner à Tripoli un sentiment d’insécurité rarement atteint.

La Libye s’est transformée en véritable enfer pour les migrants subsahariens. Ils sont kidnappés, torturés, violés, réduits en esclavage et font l’objet de demandes de rançon. Ce qui n’empêche pas l’Europe d’envisager des accords en matière de migration avec la Libye [5]... L’impératif humanitaire de nos dirigeants a subitement disparu…

Paul Martial

B) Libye. Cinq ans de chaos au nom de la démocratie (Humanité dimanche)

Un groupe « d’inclination islamiste » s’est emparé, le 14 octobre, du siège de l’ancien Parlement. Un défi au gouvernement officiel qui illustre le chaos régnant dans le pays, cinq années après la mise à mort du dictateur Kadhafi. De fait, la Libye ne trouve toujours pas la voie de la démocratie promise par les puissances intervenantes en 2011. Et pour cause. Celles-ci cherchaient surtout à éliminer un obstacle à leurs intérêts économiques.

Ils étaient censés savourer la démocratie, une fois débarrassés d’un redoutable dictateur... Voilà qu’ils végètent sur un territoire en fragments, déchiré par d’interminables affrontements communautaires, entre milices armées jusqu’aux dents et seigneurs de guerre omnipotents sur des régions entières... Cinq années après la chute, dans le sang, de Mouammar Kadhafi, la population libyenne regarde, impuissante, son pays sombrer dans le chaos. Cinq années après le lynchage, le 20 octobre 2011, particulièrement sauvage, du zaïm, maître absolu de Tripoli, le sort de la Libye est devenu un feuilleton à rebondissements. Dernier épisode en date : un étrange coup de force, semblable à un coup d’État, perpétré par un groupe issu du bloc politico-militaire, Fajr Libya (Aube de la Libye, d’inclination islamiste), qui avait pris les commandes de la capitale entre 2014 et 2016. Ce dernier s’est emparé, vendredi 14 octobre, du siège de l’ancien Parlement.

Conduite sous l’autorité de l’ancien premier ministre Khalifa Al Ghowel, l’opération porte en fait un défi à celle du gouvernement d’union nationale, qui a la bénédiction des Nations unies. Al Ghowel a même sonné le rappel de ses anciens ministres et ordonné la suspension de ceux qui sont actuellement en poste. Le représentant spécial de l’ONU, Martin Kobler, a aussitôt « condamné ». La France a fait de même. « Nous réitérons notre plein soutien au gouvernement d’entente nationale du premier ministre Fayez El Sarraj », a déclaré le porte-parole du Quai d’Orsay, Romain Nadal, condamnant « l’occupation par la force du Conseil d’État » libyen. À l’heure où ces lignes sont écrites, la situation demeure confuse. Les hypothèses d’un dénouement évoquent des tentatives d’alliance avec d’autres groupes armés opposés au gouvernement d’union nationale et avec l’autre gouvernement qui siège à l’est du pays, soutenu par le général Khalifa Haftar qui veille sur les champs pétroliers.

CHAMP DE MINES

La Libye est ainsi devenue un champ de mines. « Notre vie était meilleure sous Kadhafi », affirme une citoyenne citée par l’AFP. Cette femme avoue toutefois avoir « honte » de ses propos quand elle « pense à tous ces jeunes qui ont donné leur vie pour nous délivrer du tyran ». L’intervention étrangère a eu des « conséquences catastrophiques, surtout comme facteur aggravant », confirme le chercheur Ali Bensaad (lire en page 32). Et celles-ci ont révélé, peut-on ajouter, une tromperie à grande échelle, fondée sur des scénarios inventés de toutes pièces. « Nos forces aériennes s’opposeront à toute agression du colonel Kadhafi contre la population de Benghazi », avait martelé Nicolas Sarkozy en mars 2011. « Nous avons bombardé les troupes de Kadhafi à Ajdabiyah et ainsi permis à l’opposition de les chasser. Nous avons bombardé ses défenses aériennes », avait renchéri Barack Obama. Les puissances occidentales, États-Unis en tête, surfaient en réalité sur les printemps arabes – débutés en décembre 2010 en Tunisie – pour dégager Mouammar Kadhafi, premier obstacle à leurs intérêts politico-militaires et financiers.

Kadhafi s’était permis d’annuler un contrat d’un milliard de dollars avec Bechtel, un géant aux États-Unis.

Gare à ce « chien fou du Moyen- Orient », mettait déjà en garde le président américain Ronald Reagan, qui avait tenté de l’assassiner en 1986 en bombardant son palais. Et pour cause, le leader libyen avait pris la tête d’une opposition inconditionnelle à toute présence militaire en Afrique, à laquelle se ralliait Nelson Mandela. Il ambitionnait surtout une intégration africaine grâce aux richesses pétrolières. Quelque 300 millions de dollars avaient été investis, à son initiative, dans le premier satellite panafricain Rascom, 30 autres milliards avaient servi à la construction d’un gigantesque système d’irrigation et des dizaines de millions avaient également renfloué la Banque africaine de développement (BAD) et le Fonds monétaire africain. Son élection, en 2009, à la tête de l’Union africaine, avait fait craindre aux Américains une montée en puissance de ses projets, tout autant que le ralliement de nombreux pays africains. Le zaïm libyen s’était en plus permis de contrecarrer la stratégie d’implantation des multinationales américaines. Il avait notamment décidé d’annuler un contrat d’un milliard de dollars avec Bechtel, géant des travaux publics aux États-Unis. Kadhafi s’était fait aussi des ennemis en France. « Nicolas Sarkozy lui avait déroulé le tapis rouge, en décembre 2007, en échange de quelque 14 milliards de dollars de contrats. Finalement, il n’y a rien eu ou très peu par rapport à ce qui avait été promis », rappelle Antoine Glaser, journaliste et écrivain, auteur notamment d’« AfricaFrance » (Éditions Fayard, 2014).

Cinq années après l’assassinat de Kadhafi, la Libye s’enfonce ainsi plus que jamais dans une impasse politique à hauts risques. La chute du dictateur a ouvert la voie à une interminable guerre interne meurtrière. Véritables commanditaires de l’opération, menée avec l’aval du Conseil de sécurité des Nations unies, les États-Unis ont anéanti le seul obstacle à l’implantation militaire occidentale en Afrique. L’histoire retiendra une gigantesque imposture au nom de la démocratie, avec des milliers de morts et des centaines de milliers de déplacés.

Nadjib Touaibia, Journaliste à l’humanité dimanche


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