Comment éviter le piège du prétendu vote utile ?

samedi 3 décembre 2016.
 

La pression médiatique monte, sur la base des sondages d’opinion, pour incliner les électeurs à ne voter qu’à contrecœur au premier tour.

- Les sondages polluent la campagne

- Un moindre mal qui peut conduire au pire

- Être collectivement à la hauteur du moment politique

- Le hold-up démocratique était presque parfait !

Les sondages polluent la campagne

par Rémi Lefebvre, professeur de sciences politiques, université de Lille-II

La campagne présidentielle est plus que jamais dominée et plombée par les scénarios définis par les sondages. Que leur qualité soit de plus en plus contestable ne change en rien la donne. Que leur caractère prédictif soit de plus en plus faible n’entame en rien leur légitimité. Ils n’ont pas anticipé la victoire de Trump, ni le Brexit. Ils n’ont en rien prévu les résultats des deux primaires de gauche et de droite, mais ils surplombent l’élection présidentielle. Ils nourrissent une imprévisibilité qui les rend en retour incontournables. Les sondages ont hiérarchisé les cinq candidats retenus pour participer au premier débat, alors même que le Conseil constitutionnel a validé onze candidatures. C’est un déni de démocratie caractérisé, qui envoie un message politique puissant. Les sondages vont déterminer les règles d’«  équité  » dans le traitement accordé par les médias aux candidats. Ils distribuent donc les cartes et classent les protagonistes. Ce qui est nouveau depuis une dizaine d’années, c’est que les sondages exercent une influence indéniable sur les choix des électeurs en favorisant des considérations stratégiques. Leur décision est de plus en plus fondée sur la perception des interdépendances entre électeurs «  mesurées  » par les sondages, mises en scène par les médias, dramatisées par les commentateurs. Le 21 avril 2002, traumatisme dans la socialisation politique des électeurs de gauche, a joué sans doute un rôle essentiel dans cette manière de fabriquer le choix électoral. Le vote d’adhésion recule et les électeurs se calent de plus en plus sur les informations données par les enquêtes d’opinion. Qu’elles soient biaisées ne changent rien. Que les intentions de vote de certains candidats (Emmanuel Macron) soient peu consolidées ne compte pas. Les sondages cadrent le possible et le pensable.

L’hypothèse d’une non-qualification de Marine Le Pen est ainsi une hypothèse qui est désormais complètement écartée alors que le vote d’extrême droite est toujours mal évalué. L’éclatement de l’offre a renforcé ce rôle des sondages. Une pression grandissante va ainsi peser sur les électeurs de gauche pour qu’ils ne s’infligent pas un duel Fillon-Le Pen. Les sondages sans qui le vote utile n’aurait aucune consistance font et défont l’élection. Ils ne sont pas une simple «  photographie  » à l’instant t comme le prétendent les sondeurs. Ils font l’élection parce que, dans le cadre de scrutins serrés, ils pèsent sur le choix des électeurs les plus politisés qui adoptent des comportements de plus en plus sophistiqués. Ils défont l’élection parce qu’elle perd sa dimension de confrontation sur des projets. La vie politique est devenue un feuilleton médiatique tourné vers l’échéance présidentielle et arbitré par les sondages où priment dans le commentaire journalistique les ambitions présidentielles, les «  petites phrases  » et la déconstruction des stratégies de communication des personnalités politiques.

Les campagnes sont rythmées par le «  scoring  » des candidats et dominées par les commentaires sur leurs performances sondagières (100 sondages sont produits par mois pendant la campagne). Dans le discours journalistique, le jeu – entendu comme la dimension concurrentielle de la compétition entre personnalités – tend à prévaloir sur les enjeux, c’est-à-dire la confrontation de visions du monde, d’idées, de programmes. La politique devient une «  course de chevaux  » (les sociologues anglo-saxons des médias parlent de «  horse race journalism  »). La société française mérite pourtant mieux qu’une course hippique.

Un moindre mal qui peut conduire au pire

par Patrick Le Moal, inspecteur du travail, membre de la Fondation Copernic.

Une musique de fond résonne, gagne en puissance, celle du vote utile qui empêcherait la candidate du Front national d’être élue. Il est clair que la Ve République permet d’instaurer en quelques semaines un régime autoritaire et que l’état d’urgence donne les moyens d’interdire légalement les réactions sociales et politiques. La question est donc sérieuse. Il faut, pour l’aborder, réfléchir aux moyens de modifier la situation, de sortir du choix mortifère entre l’extrême droite et le néolibéralisme. L’abstention massive des jeunes et des milieux populaires, s’ajoutant aux 3 millions de non-inscrits, ne doit pas être acceptée comme inéluctable. Il faut comprendre pourquoi 32 % des inscrits pourraient s’abstenir (1), voire pourquoi 50 % des jeunes de moins de 25 ans (2), pourquoi l’abstention concerne plus de 40 % des ouvriers et des employés, et même pourquoi 17 % des ouvriers et 13 % des employés inscrits votent pour le Front national, leur plus grand ennemi.

Qu’est devenu le débat sur les projets politiques  ? Il fut une période où l’on choisissait au premier tour et on éliminait au second. En 2017, il y eut élimination lors des primaires. Dans cette grande lessive, il ne reste plus grand-chose du débat politique. En outre, les scandales dus à la collusion entre le monde des affaires et la «  noblesse libérale d’État  » amplifient le rejet d’une vie politique toujours plus éloignée des mesures à prendre pour répondre aux problèmes de la vie quotidienne de l’immense majorité de la population. Or, ceux qui, à gauche, nous raisonnent aujourd’hui pour le vote utile dès le premier tour soutiennent Macron «  pour battre Le Pen  », sont responsables de cette situation, conséquence directe du bilan calamiteux de la politique menée sous le quinquennat Hollande.

Leur bilan, c’est plus de chômeurs, de personnes mal logées, l’aggravation des conditions de travail, toujours moins de droits aux salariés et plus de moyens aux employeurs, l’absence de toute décision à la mesure de l’impératif climatique, le maintien de la place du nucléaire, la reprise du discours idéologique néolibéral de la droite, du patronat sur la compétitivité, quand ce n’est pas de l’extrême droite sur l’identité, la déchéance de nationalité. C’est aussi un tournant néoconservateur, une remise en cause des libertés démocratiques avec l’instauration d’un état d’urgence permanent, et l’utilisation répétée du 49-3.

Macron, le candidat du patronat et de l’establishment, dont l’objectif est d’amplifier les attaques contre le Code du travail, contre le système d’assurance-chômage, contre la retraite par répartition, qui veut toujours plus alléger les «  contraintes  » pour les entreprises, étendre le Cice, baisser les impôts sur les sociétés, mènerait une politique qui conduirait inéluctablement à de telles conséquences, encore amplifiées.

Nous n’avons pas à nous laisser imposer le consentement de la politique Macron, de la continuation et de l’amplification des politiques néolibérales et autoritaires de ces dernières années.

Dans ce champ de ruines, ce qui s’impose, c’est la reconstruction d’une alternative de gauche ancrée dans les milieux populaires ayant pour objectif la transformation sociale et écologique de cette société.

(1) Enquête du Centre de recherches politiques de Sciences-Po, mars 2017.

(2) Enquête réalisée par BVA pour les Apprentis d’Auteuil, à la fin de l’année 2016.

Être collectivement à la hauteur du moment politique

par Marie-Pierre Vieu, dirigeante nationale du PCF, signataire de l’Appel des 100

Le vote utile, c’est exercer son droit de choisir. Face au bilan de Hollande, à la crise européenne et au Brexit, à un présidentialisme exacerbé par l’institutionnalisation des primaires, nous voyons bien que nous sommes au bout d’un régime qui, pour se survivre, doit transformer le citoyen en consommateur électoral. Aujourd’hui, je choisis donc la VIe République et la convocation d’une constituante comme actes fondateurs d’un mandat de rupture avec les logiques financières, les politiques libérales. Mais s’en tenir là serait faire totalement abstraction du danger Le Pen et de cette interrogation présente dans toutes les têtes  : doit-on faire le deuil de la présence d’une candidature de gauche au deuxième tour de la présidentielle et d’une majorité politique en juin  ? Passer notre tour et attendre  ? Traiter cette question sur le seul mode de la peur ou y répondre par une pétition de principe revient à banaliser ce qui n’est pas banalisable, et à se priver d’un ressort indispensable à la renaissance d’un espoir populaire.

En 2012, la campagne du Front de gauche portait l’ambition majoritaire d’affirmer un nouveau leadership à gauche. Celle de la France insoumise a abandonné cette dimension de rassemblement. Faire table rase de l’existant pour mieux construire l’après, nous dit-on. Je doute qu’une refondation progressiste puisse éclore du chaos.

La présidence Hollande a fait exploser les cadres traditionnels de la gauche déjà minée par des décennies de renoncements. Elle a conforté le FN, dopé une droite ultra-conservatrice, mis en orbite le banquier Macron. Mais la responsabilité du PS dans cette situation n’exonère pas celle des forces et des candidats en rupture avec ce quinquennat à refuser le débat.

Jean-Luc Mélenchon est mon candidat et celui de mon parti, mais je ne dissocie pas mon engagement pour lui de cette exigence d’unité. Je ne veux pas non plus prendre acte du renoncement de Benoît Hamon face aux pressions de l’appareil socialiste, le voir réduire à une alliance tactique avec les écologistes la question du rassemblement de la gauche au mépris de l’engagement citoyen qui a permis son investiture.

Il est des éclaircissements qu’il est de notre responsabilité de pousser. Non pour justifier la division, mais pour la dépasser. Pour moi, la reconstruction d’une perspective de transformation ne se fera pas autour d’une homme. Et faut-il le redire  ? Le PS a perdu la légitimité d’être l’axe de rassemblement de la gauche. Ce dernier week-end, à Paris, entre République et Bercy, 150 000 personnes étaient mobilisées, souvent sur les mêmes attentes. Allons-nous les priver de toute issue majoritaire ou prendre leurs exigences comme colonne vertébrale pour construire l’alternative à gauche  ? Les convergences qui se font jour sur les nouveaux pouvoirs parlementaires, les droits sociaux et citoyens, la politique de relance du Smic et des bas salaires, l’abrogation de la loi travail et la nouvelle loi de sécurité professionnelle, la réforme fiscale et sociale européenne, la défense des services publics, les mesures antiracisme et de régularisation des sans-papiers, la transition écologique constituent une base pour cela.

Le vote utile  ? C’est être collectivement à la hauteur du moment politique. Comme nous l’avons été en d’autres temps  ! En politique, l’arithmétique ne fait pas loi, certes, et nous entrons dans ce moment de la campagne où il ne s’agit plus de tergiverser mais d’agir. Mais ce n’est pas tergiverser que de continuer politiquement à être à l’initiative pour «  créer des ponts là où nous nous heurtons à des murs  ». C’est agir et poser des fondations pour aujourd’hui et pour l’après.

Le hold-up démocratique était presque parfait !

par Thierry Blin, maître de conférences en sociologie à l’université Montpellier-III

.Depuis un certain jour d’avril 2002, avec l’éviction du candidat socialiste dès le premier tour, et ce en dépit des sondages et des prédictions autorisées d’éditorialistes pourtant omniscients, l’injonction au vote utile confine à l’exercice de pensée politique automatique. Quelque chose comme une figure politique imposée. Tout bénéfice  : pas besoin de rassembler les adhésions à ce que l’on est, il suffit de coaguler les rejets d’une figure épouvantail. Sous l’empire du vote utile, inutile de s’épuiser à argumenter, évaluer, idéologiser, «  se forger son opinion  »… Tout ce fatras politique, apparemment superflu, se retrouve face écrasée par une prophétie médiatico-sondagière annonçant, à demi-mot, que le premier tour ne doit pas avoir lieu. Normal, la règle apolitique du vote utile réduit systématiquement le débat citoyen à un référendum de second tour. Autant dire que le vote utile, c’est la petite mine balancée dans l’électorat du voisin politique. Un vrai jeu de chaises musicales  ! Le dernier qui est en tête dans les sondages appelle l’autre à se désister. Hamon tenta ainsi vainement d’asphyxier Mélenchon au nom de cet argument qui lui est aujourd’hui recraché en pleine face par nombre de ses excellents amis socialistes  : le progressiste, nouvelle mouture Macron, n’est-il pas mieux placé que lui pour «  faire barrage à la droite et à l’extrême droite  »  ? Il n’est que de voir le spectacle affecté des Bartolone, Delanoë, Braouzec, et même l’incroyable Hue, constructeurs de digues assermentés, désormais officiellement unis à Bayrou, Parisot, Madelin, etc., par ce seul plus petit dénominateur commun. Le petit agent illuminé de la mondialisation raisonnée est le rempart le plus solide pour faire obstacle au fascisme  ! Pour le coup, le cas est vraiment idéal, typique. Une élection en vue  ? Sortons le repoussoir lepéniste à tout faire. Occasion de réaliser, en douceur, par manipulation du sentiment de culpabilité, un hold-up de représentativité.

Une véritable rente de situation. Et pour les deux côtés, de la prédiction de second tour  ! Le FN n’en ressort-il pas tout auréolé du statut de clivage politique premier, de challenger officiel des injonctions à l’adaptation au déploiement planétaire du «  global capitalism  » synonyme, pour ses relégués, d’une friabilité généralisée à laquelle rien ne devrait échapper (travail, compétences, savoirs, identités collectives…), d’une société toujours mouvante, immaîtrisable, gorgée d’insécurité  ? Tout bénéfice en face également, puisque, noyée dans des litres de morale du vote utile, l’introspection idéologique sur une bonne poignée de décennies de choix politiques, économiques et sociétaux devient tout à fait secondaire.

Bref, il y a là une symbolisation parfaite de ces «  fractures françaises  » (Christophe Guilluy) qui s’infectent lentement. À la clé, un système politique radicalement figé où se répète immuablement le vote Front national et son petit théâtre du vote utile. Comme l’indiquait un expert défait, «  la lutte antifasciste n’est que du théâtre  » (Lionel Jospin). Jusqu’à la nausée… la France mérite assurément mieux que la reconduction de ce sombre duo en forme de chaos mental.

Dossier réalisé par le quotidien L’Humanité


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