Corée du Sud : le Mouvement des chandelles, la procédure de destitution de la présidente et les enjeux prochains

samedi 24 décembre 2016.
 

Sous la pression d’une mobilisation civique massive, le Parlement a voté l’impeachment, à savoir l’ouverture d’une procédure de destitution de la présidente Park Geun-hye. Une victoire célébrée avec éclat par le Mouvement des chandelles qui entre maintenant dans une nouvelle étape de son combat citoyen.

La décision du Parlement, le 9 décembre, a été sans appel : l’impeachment (procédure de destitution) a été adopté par 234 voix contre 56, avec 7 votes invalides et 2 abstentions. Jusqu’à la dernière minute, Park Geun-hye a refusé de démissionner et a tenté d’éviter l’enclenchement de cette procédure, malgré l’ampleur des scandales qui la touchent et du rejet suscité dans la population. Il revient maintenant à la Cour constitutionnelle de valider ou pas la destitution de la présidente. Elle a six mois pour ce faire, mais promet de ne pas tarder afin d’éviter que la crise politique ne s’approfondisse encore.

En attendant la décision de la Cour constitutionnelle, la présidente a pour l’heure déjà perdu certains de ses pouvoirs, dont celui de chef des armées, qui sont dorénavant confiés au Premier ministre Hwang Kyo-ahn.

Si le Parlement a pris une telle décision envers la présidente, c’est qu’il n’avait plus vraiment le choix. Selon les sondages, la population était favorable à 81% à l’impeachment (et même à 60% en faveur de sa démission immédiate). Depuis des semaines, les manifestations de rue et occupations de places ne cessaient de croitre, jusqu’à atteindre quelque 2,3 millions le 3 décembre, selon l’évaluation des organisateurs. Le Mouvement des chandelles a véritablement gagné une envergure nationale. Une coalition de 1.500 associations appelée Emergency People’s Action (Action d’urgence du peuple) a été constituée dans la foulée de cette mégamobilisation ; mais la dynamique reste dans une large mesure spontanée.

Le 30 novembre, la centrale syndicale militante KCTU a mené une grève générale d’ampleur à laquelle deux cent mille travailleuses et travailleurs ont participé, les rassemblements et manifestations mobilisant quelque cent mille personnes dans l’ensemble du pays. En temps normal, une telle journée d’action aurait été considérée comme un grand succès ; mais dans le cadre du Mouvement des chandelles, beaucoup plus vaste, l’impact du mouvement ouvrier organisé est resté relativement faible [1].

Le 10 décembre, au lendemain du vote sur la procédure de destitution, un million de personnes ont manifesté leur joie dans une atmosphère de festival, dont huit cent mille réunis à Séoul place Gwanghwamoon, avant de marcher en direction de la Maison Bleue (le palais présidentiel), exigeant toujours la démission immédiate et l’arrestation de Park Geun-hye. Pour bon nombre de participantes et participants, l’impeachment ne doit être qu’un début. Il faut en effet, à leurs yeux, saisir l’occasion pour éliminer complètement un système politique intrinsèquement corrompu.

Le scandale a commencé par la mise en lumière des rapports entre la présidente et son amie intime, sa confidente Choi Soon-sil, censée posséder des pouvoirs chamaniques. Bien qu’occulte, le rôle politique de cette dernière s’est révélé considérable – et inconstitutionnel [2]. Puis un véritable système de corruption a été dévoilé. Park usait de son pouvoir présidentiel pour abuser des finances publiques et « convaincre » de grandes entreprises de doter généreusement deux fondations contrôlées par Choi qui servaient à blanchir l’argent. La fille de Choi – Jung Yura – a notamment directement bénéficié de ce trafic d’influence. Enfin, la nature même du régime est apparue clairement en cause.

Après la guerre de Corée (1950-53) et la partition sine die du pays, Washington a favorisé au sud la consolidation d’un régime anticommuniste, militaire et dictatorial. Pour des raisons stratégiques, les Etats-Unis ont permis le développement d’un capital coréen (il en fut de même à Taïwan). Ce développement a été piloté par l’Etat, avec la formation de grands conglomérats familiaux, les chaebols. La démocratisation politique du pays n’est intervenue, sous la pression des luttes civiques et sociales, qu’au cours des années 1980. Puis le dirigisme d’Etat a été abandonné au profit de l’idéologie néolibérale. Une décennie après la chute du régime Chun Doohwan (1980-1987), les conservateurs sont revenus au pouvoir avec Lee Myeongbak (2008-12), puis Park Geunhye (2013-…).

Les liens incestueux entre Etat, politiciens conservateurs et chaebols n’ont pas disparu. L’élection de Park Geun-hye en 2012 [3] est de ce point de vue très symbolique. Son père, le général Park Chung-hee, a en effet détenu le pouvoir en 1961-1979, du temps de la dictature. Sa fille a pour sa part tenté de réhabiliter le régime militaire d’antan, menant une véritable entreprise de révisionnisme historique : les manuels scolaires actuellement publiés par huit maisons d’édition devraient être remplacés en 2017 par des manuels d’Etat imposant une vision officielle de l’histoire de la péninsule. Elle a contribué à aviver les tensions avec la Corée du Nord, inversant la politique de son prédécesseur, promouvant un nationalisme agressif et militariste. En juillet 2016, le déploiement d’un système de missiles antiaérien de l’armée US [4] dans le sud-est du pays, à Seongju, a été annoncé.

A l’heure de la mondialisation néolibérale, les temps ont évidemment changé. Cependant, Park Geun-hye incarne le retour d’un ordre ancien. C’est dans ce cadre qu’elle a pu opérer, avec Choi Soon-sil dans le rôle de l’éminence grise, d’un Raspoutine coréen. La place des chaebols dans le système présidentiel d’extorsion de fonds et de corruption s’est retrouvé sous une lumière crue quand le Parlement a auditionné les principaux chefs d’entreprise du pays, faisant publiquement figure d’accusés et obligés de présenter leurs excuses à la population : Samsung, Hyundai, SK, Lotte, Posco, Hanwha… Des poursuites judiciaires ont été engagées contre certains d’entre eux.

L’Assemblée nationale s’est elle-même déconsidérée, tant elle a été incapable de prendre l’initiative pour répondre à la crise politique, tant elle a été à la traine des mobilisations et tant une partie des député.e.s apparaissent compromis dans ce « système » décrié. Lors des élections d’avril 2016, le parti gouvernemental Sanuri [5] avait subi une lourde défaite, perdant la majorité (avec 122 sièges sur 300) et rétrogradant en deuxième position juste derrière le Minju [6] (123 sièges). La crise politique était donc patente dès avant le « Choigate ». La présidente et les conservateurs gouvernaient par décrets en situation minoritaire et les autres partis, divisés, étaient impotents, attendant la prochaine échéance électorale.

Park Geun-hye paie aussi aujourd’hui le prix de ses promesses mensongères d’hier. Lorsqu’en 2012 elle était en campagne, puis lors de son entrée en fonction l’année suivante, elle s’était engagée à prendre des mesures pour lutter contre les inégalités sociales, à réduire le chômage, à brider l’avidité des chaebols. Elle annonçait un nouveau « Miracle sur la rivière Han » – se référant par cette formule à une période de développement rapide sous la présidence de son père. Une « économie de la connaissance » dans le domaine de la science et de la technologie devait réduire la dépendance envers les grandes entreprises coréennes et assurer la croissance de l’emploi.

En guise de réformes, Park Geun-hye introduit en fait une refonte régressive du travail et un système de rémunération basé sur la performance, des mesures de privatisation de la santé et des chemins de fer. Les grévistes ont été très sévèrement réprimés. Des dirigeants et militants syndicaux ont été jetés en prison. Le président de la KCTU, Han Sang-gyun, a été condamné à cinq ans de détention. Nous assistons en fait à une attaque en règle contre le droit d’organisation syndicale. [7].

En tous domaines, le pouvoir de Park Geun-hye est devenu de plus en plus autoritaire. Accusés d’atteinte à la sécurité nationale, plusieurs dirigeants du Parti progressiste unifié (PPU) ont été emprisonnés – et le parti lui-même a été dissous par la Cour constitutionnelle, sur demande du gouvernement, en décembre 2014. Il avait obtenu 10,3% des suffrages aux législatives de 2011, soit 6 sièges par circonscriptions et treize à la proportionnelle, devenant la troisième force parlementaire dans le pays. Cette dissolution particulièrement antidémocratique a porté un coup politique très dur au mouvement ouvrier et populaire qui, depuis une quinzaine d’années avait déployé des efforts intenses pour s’assurer une représentation parlementaire.

Via la confédération KCTU, le syndicalisme militant coréen avait en effet établi en janvier 2000 le Parti démocratique du travail (PDT). Ce dernier avait connu quatre ans plus tard une percée électorale remarquable, obtenant 13% des suffrages aux élections législatives de 2004 et 10 sièges, devenant le premier parti de gauche à gagner une influence parlementaire depuis la fondation de la République de Corée. Le PDT a traversé une crise d’orientation en 2007-2008, deux courants s’opposant : « libération nationale » (posant en priorité la question de la réunification) et « démocratie du peuple » (posant en priorité la question de la lutte des classes). Des membres de « démocratie du peuple » ont alors créé le Nouveau Parti progressiste (NPP).

Le PDT n’en a pas moins obtenu 5 sièges aux législatives de 2008 et le NPP zéro, peut-être parce qu’il n’avait pas eu le temps de se faire connaître. En décembre 2011, le PDT a fusionné avec le jeune Parti de la Participation du Peuple (PPP) et une fraction du NPP pour former le Parti progressiste unifié (PPU). La dissolution de ce dernier en 2014, malgré (ou à cause de) son succès électoral a temporairement clôt un cycle de luttes institutionnelles du mouvement ouvrier – le petit Parti de la Justice restant la seule formation parlementaire jugée progressiste.

Les piliers des combats populaires des années 80-90 (ouvrier, étudiant, paysans) ont été très affaiblis. Un vaste mouvement civique a pris en quelque sorte le relais. Les vigiles portant des bougies sont apparus dès 2002, après que deux lycéennes aient été écrasées par un char de l’armée US. Contre les accords régionaux de libre-échange et l’importation de viande de bœuf sans contrôle sanitaire adéquat, et en réaction à la crise de la paysannerie, un premier Mouvement des chandelles s’est affirmé en 2008. Il utilisait Internet pour créer des espaces virtuels de débats et de collectivisation. Il intégrait des communautés locales, des femmes au foyer, une grande variété de groupes sociaux. Il donnait naissance à des formes d’expression et de luttes innovantes – il s’est aussi avéré capable de faire face à la police. Il a duré quatre mois, mobilisé presque quotidiennement. Un million de personnes se sont retrouvé le 10 juin, date anniversaire du soulèvement de 1987. Puis il a décliné sous les coups de la répression, mais non sans avoir posé de façon concrète la question de la démocratie face à un régime de plus en plus autoritaire [8].

En 2008, les mouvements sociaux traditionnels sont restés assez perplexes devant l’apparition de nouvelles formes de lutte et d’organisation. En 2016, les rapports ont été beaucoup plus harmonieux. Le Mouvement des chandelles était de toute façon trop vaste pour pouvoir être contrôlé par quelque organisation qui soit. Saura-t-il maintenant trouver un nouveau souffle ? Comment poursuivre le combat à l’heure où la procédure de destitution de la présidente est enclenchée ? Comment éviter l’institutionnalisation ? Va-t-il entrer dans une période d’attente ? La gauche politique va-t-elle reprendre forme ? Les questions en suspens sont nombreuses.

En tout état de cause, l’expérience de la gigantesque levée démocratique du Mouvement des chandelles laissera des traces profondes.

Pierre Rousset

Notes

[1] Won Yougnsu, ESSF (article 39695), South Korean Candle Light Protest 2016, President Park’s Impeachment and the Future of Democracy.

[2] Voir ESSF (article 39512), Crise de régime et mobilisations massives en Corée du Sud – « Park Geun-hye, dehors ! ».

[3] Elue en décembre 2012, elle est entrée en fonction en février 2013, devenant la première femme présidente de Corée du Sud et d’Asie du Nord-Est.

[4] Terminal High Altitude Area Defense (THAAD)

[5] Parti de la nouvelle frontière.

[6] Nouvelle alliance politique pour la démocratie.

[7] Pierre Rousset, ESSF (article 39251), Répression accrue du mouvement syndical en Corée du Sud.

[8] Won Yougnsu, op. cit.


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