"Le Feu" de Barbusse : témoignage exceptionnel sur 14-18

samedi 24 décembre 2016.
 

Henri Barbusse, écrivain des poilus de la Première guerre mondiale (par Jacques Serieys)

A) Denis Pernot : « Le Feu de Barbusse prétend dire la guerre telle qu’elle est »

Un siècle après la publication du roman Le Feu d’Henri Barbusse, récompensé par le prix Goncourt en 1916, Denis Pernot (professeur de littérature française à l’université Paris-13) revient sur l’originalité et l’impact de cet ouvrage, spécialisé dans la période couvrant notamment la Première guerre mondiale.

Les prix Goncourt 1914 et 1915, déjà, avaient été décernés à des écrivains poilus, pour des romans portant sur la guerre. En quoi Le Feu se distingue-t-il ? Comment expliquez-vous l’engouement à la sortie du livre et son statut de premier grand succès sur la réalité de la guerre telle que la vivaient les soldats ?

Denis Pernot Le Goncourt 1914 est décerné à Adrien Bertrand pour L’Appel du sol le même jour que le Goncourt 1916. La question ne se pose donc que pour Gaspard de René Benjamin, Goncourt 1915. À la différence de ce roman, qui montre la guerre sous un jour gai et qui relève, de ce fait, du bourrage de crâne, Le Feu prétend dire la guerre telle qu’elle est. Le succès du livre de Barbusse tient également à sa publication en feuilleton dans L’Oeuvre, quotidien dirigé par Gustave Téry, qui fait de la lutte contre la censure et le bourrage de crâne l’élément central de sa ligne éditoriale. Le Feu a donc été très lu avant même de devenir un livre, notamment sur le front. En témoignent de très nombreuses lettres reçues par Barbusse et conservées par lui. Un autre lectorat a été touché par son livre - un lectorat de femmes dont il est possible de supposer qu’il ne savait pas grand chose de la vie sur le front (les combattants autocensuraient leurs propos devant leurs mères, sœurs ou épouses). Il convient par ailleurs de dire que Flammarion a fait une campagne publicitaire d’importance exceptionnelle pour attirer l’attention sur le livre de Barbusse.

Il est aujourd’hui retenu qu’avant Henri Barbusse, une part importante de la presse diffusait une vision tronquée, épique des combats, se coulant dans le modèle d’un affrontement glorieux où la valeur des hommes l’emporte. Barbusse, au plus près des soldats, décrit des combats sans précédent dans l’histoire de la guerre. A ce titre, comment a été accueilli l’ouvrage de Barbusse et quelle place tient-il dans le récit de guerre ?

Denis Pernot La grande originalité et la grande force du Feu tient à ce qu’il comprend que la guerre moderne est une guerre sans héros individuels, une guerre sans duels ou combats singuliers - une guerre de conscription que font des hommes ordinaires (d’où, dans une certaine mesure, l’absence d’officiers sous la plume de Barbusse). Il comprend également la guerre comme une guerre sans véritables batailles, comme une suite de moments d’affrontements que rien ne relient les uns aux autres de manière nécessaire (aucune idée de stratégie dans le texte). Le plus important est sans doute dans l’idée de donner non pas une vision de la guerre mais des visions parcellisées, morcelées, toutes prises en charge par des personnages qui ne la comprennent pas - parce qu’aucun d’entre eux n’en sait assez ou n’en perçoit assez pour en avoir une idée générale et globale. D’où un roman sans personnage central (héros) et sans intrigue construite (conflit, bataille, victoire ou défaite). Simplement une alternance entre scènes de front et scènes de cantonnement - lesquelles sont d’ordinaire laissés de côté. De ce point de vue, Barbusse est sans doute un des premiers à comprendre que la guerre moderne ne peut se dire qu’à condition de renoncer aux procédés traditionnels de l’épopée.

A votre connaissance, la violence des combats décrite dans le Feu, l’état des corps des soldats après un assaut, étaient-ils connus du grand public avant la parution du Feu ?

Denis Pernot Je ne crois pas que les descriptions de cadavres déchiquetés et en décomposition soient connues des gens de l’arrière avant Barbusse.

La première guerre mondiale rencontre très vite la littérature. Les écrivains, comme tous les autres corps de métiers, font partie des victimes et paient un lourd tribut de guerre. A cela s’ajoute le fait que jamais autant de combattants n’ont été autant éduqués et en capacité d’écrire, notamment des lettres, ce qui va conduire à la production d’une correspondance de guerre sans équivalent. Quelle place tient le Feu au milieu de toute cette production ?

Denis Pernot Le Feu ne joue guère avec les correspondances de poilus - beaucoup de lettres publiées dans la presse d’alors étant au demeurant des faux dont les combattants se moquaient volontiers. Dire la vérité de la guerre devait passer par une autre formule que la formule épistolaire. Barbusse joue en revanche avec les carnets tenus par les combattants. D’où le sous-titre : "journal d’une escouade". Le premier titre envisagé était : "notes d’un combattant". Mais ce journal n’est pas daté, sauf l’indication finale. De là une ambivalence générique capitale pour les premières lectures et le succès de l’œuvre, lisible à la fois comme un témoignage et comme un roman - cette seconde lecture étant validée par l’obtention du Goncourt. Avant Le Feu et tandis qu’il est au front, Barbusse n’a publié qu’un reportage, en trois articles, qui prend une forme épistolaire. Il me semble qu’il s’est sciemment éloigné de l’épistolaire pour donner plus de crédit immédiat à son texte. Les autres Goncourt (Benjamin, Bertrand) sont clairement des romans, mais de facture plus traditionnelle (avec héros et intrigue). Les choix formels de Barbusse sont essentiels pour la place du Feu dans la littérature de guerre bien que Clarté en revienne à une forme de récit plus traditionnelle.

Le Feu ressemble parfois à un journal de bord, et possède bien souvent le même ton que certaines notes journalistiques prises en reportage, de par la profusion des détails notés ainsi que le caractère immédiat, presque jeté (sans être brouillon), des phrases. Le livre semble à cheval entre témoignage et roman naturaliste, avec des passages plus écrits, au début et à la fin. Il y avait-il une volonté chez Barbusse de casser les codes littéraires, ou bien cela résulte-t-il simplement du feuilletonnage et de l’agencement dans le temps du livre ?

Denis Pernot Barbusse a tenu un premier journal de bord très factuel qu’il a délaissé assez rapidement pour prendre des notes destinées à la rédaction d’une œuvre littéraire - avec personnages ; projets de nouvelles... Ceci étant, les manuscrits en témoignent, Le Feu est bien issu d’un travail d’écriture (nombreuses corrections touchant à des faits de lexique et à des jeux d’images) : les notes se sont pas reprises telles quelles. Le chapitre initial est ajouté pour la publication en volume ainsi que les dernières pages de "L’Aube" où l’effort littéraire est en effet particulièrement sensible. Barbusse était un grand admirateur de Zola, notamment de La Débâcle. Il a consacré un essai à Zola à la fin de sa vie - mais le Zola qu’il apprécie alors est celui de l’Affaire Dreyfus. Je ne crois pas qu’il ait voulu casser des codes littéraires, mais il a sans doute compris très tôt tout ce que le naturalisme zolien doit au développement de la presse, aux écritures et à l’esthétique du reportage. Le Feu me paraît s’inscrire assez nettement dans cette filiation.

Barbusse place tous les soldats, en tout cas tous ceux de l’escouade, sur un pied d’égalité. Il est au milieu d’eux. Jamais le narrateur ne décline son identité. La parole des poilus est omniprésente (y compris à travers un argot qui amène aujourd’hui à conseiller la lecture d’une édition annotée). Le livre cherche-t-il à devenir le porte-parole d’une escouade, et plus largement, des poilus ? Respecte-t-il les pensées des poilus ou bien davantage celles de Barbusse ?

Denis Pernot Il me semble que le narrateur du Feu, anonyme, se présente bien comme un secrétaire des combattants. Le montre, je crois, une lecture du chapitre "Les Gros Mots". Le narrateur s’efforce alors de rendre les mots des poilus, bien sûr, mais surtout, me semble-t-il, l’incapacité dans laquelle ils se trouvent de dire eux-mêmes la guerre. Ce que montre un chapitre comme "Les Allumettes", totalement invraisemblable, est une forme d’aliénation : les combattants disent la guerre avec leurs mots, certes, mais ils se la représentent telle que les bourreurs de crânes veulent qu’ils se la représentent et la racontent telle qu’ils veulent qu’elle soit racontée. Chacun faisant alors valoir ses petits faits d’armes (inventés) et son petit héroïsme pour se faire valoir aux yeux de ses compagnons (du genre : "moi, j’ai fait plus de prisonniers que toi..."). Je ne dirais donc pas que Barbusse respecte les pensées des combattants mais qu’il montre leur incapacité à penser la guerre. Ce qui l’amène à faire entendre dans leur bouche des fragments de discours social pris ici ou là et moins pensés que répétés.

Le Feu est souvent retenu comme un roman pacifiste, révolutionnaire et internationaliste. Des éléments, dans la Vision, et dans l’Aube, entre autres, montrent que ces thèmes sont bien présents, mais bien moins que dans le roman Clarté. De ce point de vue, quelle place tient Le Feu dans l’œuvre de Barbusse et dans son futur engagement politique et communiste ?

Denis Pernot Il me semble que Le Feu est devenu un livre pacifiste mais que Barbusse ne l’a pas initialement conçu comme tel - il a toujours voulu combattre "jusqu’au bout" et fait de la victoire une priorité. Après les polémiques que fait naître son œuvre en 1917 et 1918, sans doute sous l’influence aussi de Vaillant-Couturier et de Raymond Lefebvre, il finit par accepter et même par adopter les lectures qui sont faites de son œuvre - lectures contre lesquelles il s’est d’abord élevé dans des articles de presse (non repris par la suite dans Paroles d’un combattant).

Cent ans après sa parution, plusieurs décennies après la publication d’autres ouvrages majeurs sur la Der des ders, de Remarque à Céline, et même de Jünger à Lemaître (récompensé par le Goncourt 2013…), que reste-t-il de plus significatif à vos yeux dans le Feu d’Henri Barbusse ?

Denis Pernot L’invention d’une écriture non épique de la guerre qui ouvre sur une évidente modernité littéraire ; l’intérêt porté à l’expérience quotidienne de la guerre d’hommes ordinaires ; les prémices (chapitre Argoval) du combat que conduira Barbusse pour la réhabilitation des fusillés pour l’exemple et la condamnation des criminels de guerre ; le courage d’un homme qui a su se faire "crieur", dénoncer le bourrage de crâne et prendre le risque d’être rejeté de tous, notamment des milieux qu’il fréquentait avant la guerre. Il me semble que Le Feu est une œuvre très différente de celles que vous mentionnez puisqu’il s’agit d’une écriture immédiate de la guerre. Céline n’a, au demeurant, jamais caché sa dette et Lemaitre le mentionne au nombre des écrivains qui l’ont marqué. Brutalement parlant, avec Remarque ou Dorgelès, j’ai le sentiment d’être chez des imitateurs... En revanche, des œuvres occultées mériteraient d’être relues - La Percée de Jean Bernier ou Claveĺ soldat de Léon Werth. Là s’inventent aussi des manières de dire la guerre et de résister au bourrage de crâne.

Entretien réalisé par Aurélien Soucheyre

http://www.humanite.fr/denis-pernot...

B) Première guerre mondiale. Lire "le Feu", cent ans après

Couronné par le Goncourt en décembre 1916, le roman d’Henri Barbusse fut le premier à décrire la réalité de la Grande Guerre.

Ce n’est sans doute pas le plus facile des romans consacrés à la Première Guerre mondiale. Et pourtant, cent ans après, le souffle du Feu porte toujours très loin, avec l’acuité et la fraîcheur des précurseurs. Le sentiment de tenir entre ses mains un document rare éclate dès le premier chapitre : dans un sanatorium, des tuberculeux se reposent devant un paysage alpin. D’un coup, la guerre est déclarée. Dans une vision hallucinée, les malades voient des millions d’hommes se jeter les uns et les autres, creuser des tranchées et mourir dans la boue. Malgré le carnage, Henri Barbusse termine par ces mots : « L’avenir est dans les mains des esclaves, et on voit bien que le vieux monde sera changé par l’alliance que bâtiront un jour entre eux ceux dont le nombre et la misère sont infinis. »

Nous sommes en 1916, en pleine guerre totale, et l’écrivain a déjà digéré l’enjeu à venir. Pacifiste, il couvre son engagement internationaliste et communiste. Ce n’est pourtant pas ce qui lui vaut, le 15 décembre de la même année, l’obtention du prix Goncourt ainsi qu’un formidable succès en librairie. Un autre aspect remarquable lui permet de survivre à Gaspard, de René Benjamin, Goncourt 1915 tombé dans l’oubli. « À la différence de ce roman, qui montre la guerre sous un jour gai et qui relève, de ce fait, du bourrage de crâne, le Feu prétend dire la guerre telle qu’elle est », relève Denis Pernot, professeur de littérature à Paris-XIII et spécialiste de la période.

Le soldat Barbusse écrit les dialogues tels qu’il les entend

En 1914, Barbusse a 41 ans et souffre des poumons. Mais il insiste pour rejoindre la ligne de front, et sera décoré deux fois. Sous la forme d’un feuilleton initialement paru dans l’Œuvre, journal revendiquant la lutte contre la censure, il raconte le quotidien des soldats qui l’entourent. Tous vivent dans la boue froide, sont pénétrés de pluie et dévorés de poux, s’habillent de tout ce qui leur passe par la main, puent à s’en réveiller la nuit, mangent mal, rient d’une presse qui raconte leur confort cinq étoiles, et comprennent mal ce qu’ils font là.

Barbusse écrit les dialogues tels qu’il les entend, replaçant le poilu dans sa dimension populaire. Comme les milliers de kilomètres de tranchées, le livre est plein des patois et injures des quatre coins de la France, en plus de l’argot militaire. « Si tu fais parler les troufions dans ton livre, est-ce que tu les f’ras parler comme ils parlent, ou bien est-ce que tu arrangeras ça, en lousdoc ? C’est rapport aux gros mots qu’on dit », demande Barque au narrateur du Feu. « Les soldats se sont dit : dans ce livre c’est de nous dont on parle, c’est comme nous que l’on parle, c’est notre quotidien que l’on raconte. Cela a fait son succès », mesure Paul Markidès, président des Amis d’Henri Barbusse, et vice-président de l’Association républicaine des anciens combattants (Arac), cofondée par Barbusse en 1917.

Mais le Feu va encore plus loin. Froid, il raconte toute l’horreur des balles et des obus qui éclatent et déchiquettent les hommes, dont les cadavres en décomposition jonchent la ligne de front. Il ne le fait pas gratuitement. Il le fait sans sensationnalisme. Il le fait comme si c’était normal, de 1914 à 1918, parce que ça l’était. Il est le premier à le faire. Il est aussi le premier à expliquer que cette guerre est nouvelle. Il n’y a plus de stratégie militaire. Il n’y a plus d’inventivité, d’exploits utiles, de duels décisifs. Seule compte la capacité de deux nations à alimenter le front en hommes et en obus. « Barbusse est sans doute un des premiers à comprendre que la guerre moderne ne peut se dire qu’à condition de renoncer aux procédés traditionnels de l’épopée, mesure Denis Pernot. D’où son roman sans personnage central et sans intrigue construite. Simplement une alternance entre scènes de front et scènes de cantonnement. »

À sa sortie, le livre est un ovni. Il l’est toujours aujourd’hui dans son fond et sa forme. « Son impact a été très important sur ceux qui n’étaient pas au front. Les enfants, les femmes ont envoyé quantité de lettres pour remercier Barbusse d’avoir dit comment c’était », souligne Paul Markidès. Le tour de force n’est pas anodin. Car jamais autant d’écrivains ne se sont retrouvés au front, payant un lourd tribut de guerre, comme tous les corps de métier. Jamais la société française n’a été aussi éduquée et lettrée, donnant un caractère épistolier inédit à cette guerre. « Longtemps, les soldats ménageaient les familles dans leurs écrits. Il leur a peut-être fallu un porte-parole », ajoute-t-on à l’Arac.

Le Feu évoque aussi les fusillés pour l’exemple, la colère, l’ennui, le désespoir, la nostalgie, le recours à l’alcool

Il mesure que la « boucherie » sert à ce que des « gens dorés brassent plus d’affaires ». Et puis il s’intéresse aux Allemands. Le personnage du caporal Bertrand, peu avant sa mort, salue la figure de Karl Liebknecht, socialiste d’outre-Rhin opposé à la guerre. Admirable, « quoique pacifiste » comme l’écrit le Figaro en 1917, Bertrand est aux yeux de Barbusse l’archétype du soldat parfait, justement parce qu’il est pacifiste. À la toute fin du livre, les soldats échangent des points de vue qui, s’ils sont divergents, se concentrent sur un ennemi commun à abattre : la guerre. « Faut tuer la guerre dans le ventre de l’Allemagne », dit l’un. « Si l’esprit de la guerre n’est pas tué, t’auras des mêlées tout le long des époques », dit un autre. « Deux armées qui se battent, c’est comme une grande armée qui se suicide ! » ajoute un troisième. Et, dès 1916, déjà, écrit noir sur blanc, les prémices de la formule « la der des der » avec un poilu qui crie : « Il ne faut plus qu’il y ait de guerre après celle-là. » Et pourtant...

Aurélien Soucheyre, L’Humanité


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