La loi travail lâche la bride aux licenciements « boursiers »

vendredi 6 janvier 2017.
 

La nouvelle définition du motif économique de licenciement est entrée en vigueur depuis le 1er décembre 2016. À la clé, le risque de justifier des suppressions d’emplois dans des entreprises ne rencontrant aucune difficulté économique réelle.

Il y a quinze ans, la gauche plurielle avait tenté de restreindre la définition du licenciement économique pour lutter contre les licenciements dits « boursiers », avant d’être censurée par le Conseil constitutionnel. Le quinquennat de Hollande risque au contraire de se traduire par un encouragement à licencier même en l’absence de difficultés économiques réelles. En vertu de l’article 67 de la loi travail adopté cet été, une nouvelle définition du licenciement pour motif économique entre en vigueur aujourd’hui. Toujours dans l’objectif de « sécuriser » sur le plan juridique les employeurs, elle tente de réduire l’appréciation des juges sur les difficultés économiques de l’entreprise. Si le nouveau texte était appliqué à la lettre, certains indicateurs comptables justifieraient automatiquement les licenciements et les recours des salariés licenciés seraient voués à l’échec.

L’enjeu des discussions n’est pas d’empêcher ni d’autoriser les licenciements économiques. Comme l’a rappelé l’arrêt Viveo en 2012, l’état actuel du droit du travail ne permet pas aux salariés, syndicats et représentants du personnel de bloquer en amont des licenciements en raison de l’absence de motif économique valable. Ce n’est qu’après coup, une fois les licenciements prononcés, que les salariés peuvent saisir les prud’hommes et obtenir des dommages et intérêts s’il s’avère que leur ex-employeur n’était pas réellement en difficulté.

Le pouvoir des juges considérablement amputé

Jusqu’à présent, le Code du travail définissait le licenciement économique comme celui résultant de « mutations technologiques » ou de « difficultés économiques ». La jurisprudence avait aussi admis comme motifs la cessation d’activité et la réorganisation « nécessaire à la sauvegarde de la compétitivité ». L’article 67 de la loi travail intègre dans le Code du travail les deux motifs issus de la jurisprudence, mais surtout introduit des précisions quant aux « difficultés économiques ». Celles-ci seraient caractérisées « soit par l’évolution significative d’au moins un indicateur économique tel qu’une baisse des commandes ou du chiffre d’affaires, des pertes d’exploitation ou une dégradation de la trésorerie ou de l’excédent brut d’exploitation, soit par tout autre élément de nature à justifier ces difficultés ». Concernant le chiffre d’affaires et les commandes, la nouvelle rédaction ajoute que « la baisse significative est constituée » dès lors qu’elle dépasse une certaine durée, en fonction de la taille des entreprises  : un trimestre de baisse pour les entreprises jusqu’à 10 salariés, deux trimestres consécutifs pour un effectif entre 50 et 100 salariés, trois trimestres jusqu’à 300 salariés et quatre trimestres au-delà de 300 salariés. Ces baisses s’entendent par comparaison au même trimestre de l’année précédente.

Pris à la lettre, le nouveau texte implique qu’un seul indicateur peut suffire à valider le licenciement économique. Et que parmi ces indicateurs, la baisse des commandes ou du chiffre d’affaires peut être automatiquement considérée comme « significative » au-delà d’une certaine durée. Là où les juges regardaient l’ensemble des données d’une société et le contexte du marché pour soupeser ses difficultés économiques, leur pouvoir d’appréciation serait considérablement amputé. « C’est en total décalage avec la réalité économique des entreprises, estime Christophe Doyon, directeur général de Secafi, cabinet d’expertise comptable auprès des comités d’entreprise. Une situation économique ne se résume pas à une simple baisse du chiffre d’affaires. Aujourd’hui, les juges prennent en compte un faisceau d’indices approprié à chaque situation. Par exemple, une entreprise peut voir son chiffre d’affaires baisser, mais si elle a engrangé des bénéfices pendant dix ans, elle pourra surmonter ce passage à vide. Une entreprise qui décide d’abandonner un segment d’activité peut voir son chiffre d’affaires baisser tout en étant en très bonne santé économique. Et certains marchés sont très volatils, les variations de chiffre d’affaires sont normales sans refléter de difficultés. »

Pas de référence aux bénéfices de l’entreprise

Expert comptable chez Alter, Florent Perraudin renchérit  : « Jusqu’à présent, la pierre angulaire de l’appréciation des juges était le résultat net. Il n’était pas légitime qu’une entreprise faisant des bénéfices licencie pour motif économique. Là, une simple baisse du chiffre d’affaires devient un motif valable. » Et l’expert de citer l’exemple « symptomatique » de Goodyear, sur lequel il a travaillé  : « Le groupe a abandonné le pneu bas de gamme au profit du haut de gamme, qui est plus rentable. Son chiffre d’affaires est en baisse mais ses bénéfices augmentent. La loi lui permet de licencier mais au moins, il sera très probablement condamné à verser aux salariés des dommages et intérêts pour licenciement sans cause réelle et sérieuse. Avec la nouvelle loi, il ne serait pas condamné. Cela ouvre la porte aux licenciements boursiers. »

Pour ces experts, les indicateurs « automatiques » permettent aussi une manipulation par les employeurs et des effets d’aubaine. « Un trimestre de baisse du chiffre d’affaires dans une très petite entreprise, ça s’organise en décalant une commande par exemple. Cela signifie que l’employeur peut licencier très facilement. C’est la fin du CDI », dénonce Florent Perraudin. « Si un indicateur suffit, certains employeurs seront inventifs, appuie Christophe Doyon. Une entreprise crée une filiale à qui elle vend ses produits. Elle baisse le prix de vente pour diminuer son chiffre d’affaires et être dans les clous pour engager une restructuration… J’ose espérer que les juges pourront considérer qu’il y a abus. Il ne faudrait pas que l’objectif de sécurisation s’inverse et finisse par doper les licenciements. »

Les juges se résigneront-ils à ne regarder que le critère choisi par l’employeur pour justifier des licenciements  ? « Cela revient à déposséder le juge de son pouvoir d’appréciation et à lui demander de considérer que l’employeur est seul juge des décisions de réorganisation, pointe Cyril Wolmark, professeur de droit du travail à l’université de Nanterre-Paris-Ouest. Ce serait totalement contraire à la tradition de justification du licenciement depuis 1973 (date de la loi qui a exigé une cause réelle et sérieuse de licenciement – NDLR). Ce volet de la loi travail est l’un des plus nocifs. Il marque un recul sur la conception d’un État de droit à travers la capacité du juge de trancher des litiges. Il est la trace d’une démocratie en recul par rapport au pouvoir économique. » Le juriste donne quelques pistes de résistance : l’article sur le licenciement mentionne une évolution « significative » des indicateurs, adjectif qui pourrait redonner une latitude au juge pour sanctionner la décision de l’employeur. Plus largement, le Code du travail exige toujours que chaque licenciement présente une « cause réelle et sérieuse », qui entre en contradiction avec la limitation à un seul indicateur de difficulté économique. La suite de l’histoire n’est pas encore écrite.

Fanny Doumayrou, L’Humanité


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