Dans quelles conditions la lutte des classes se mène-t-elle au XXIe siècle ?

mercredi 11 janvier 2017.
 

Dans toutes les résistances individuelles et collectives

par Jacques Bidet, philosophe et essayiste

On connaît le mot du richissime Warren Buffett  : « Je crois à la lutte des classes, mais ce sont les riches qui l’ont gagnée. » Il semble bien qu’une majorité des Français partagent cette opinion. Un sondage récent fait apparaître qu’ils croient à la réalité de la lutte des classes. Et les choix qu’ils font aux élections donnent à penser qu’ils se résignent à leur défaite. Ce n’est pas si sûr, car ils étaient aussi une majorité à soutenir les luttes contre la loi travail. Mais la « bataille des idées » n’est pas gagnée. Essayons de circonscrire le terrain. La lutte des classes est menée d’en haut dans l’exploitation salariale, mais tout autant dans la destruction du salariat quand il ne s’agit plus de créer une « armée de réserve », mais d’instituer durablement et de généraliser un statut postsalarial, où n’est plus reconnu aucun droit au travail, et de passer à un système d’assistance dont la logique est d’éliminer le maximum de personnes concernées. Elle est dans la machine à broyer de Pôle emploi, et tout autant dans les prisons où l’on regroupe les désespérés. Elle est dans le système scolaire, dont la capacité à reléguer est strictement corrélative du rapport social de forces entre ceux d’en haut et ceux d’en bas.

La lutte d’en bas est de tous les instants, dans toutes les résistances individuelles et collectives, qu’elles concernent les salaires ou les conditions de travail. Elle prend forme quand elle parvient à s’organiser sous forme syndicale. Mais c’est elle aussi que l’on trouve dans les engagements associatifs, qui sont là en réponse aux agressions inhérentes à la structure de classe  : qu’il s’agisse de logement, de chômage, de santé ou d’éducation. La lutte de classes est intimement mêlée à d’autres, qui concernent notamment les rapports entre hommes et femmes et entre nationaux et étrangers. À tel point qu’il est souvent difficile de faire la part de ce qui relève des unes ou des autres. De démêler par exemple la brutalité de l’oppression de classe dans ce qui est parfois vécu comme « racisme », et qui l’est aussi, mais un facteur peut toujours en cacher un autre. Les rapports sociaux de sexe sont aussi, en même temps, des rapports de classe et de lutte de classes.

La lutte de classes se manifeste aussi dans la confrontation autour des territoires, la relégation des pauvres dans des ghettos, l’appropriation par la bourgeoisie de lieux privilégiés où elle se concentre, l’effort des municipalités populaires pour configurer la cité et ses services et dans les législations nationales qui président à ces affrontements. Elle est dans la culture, dans la capacité de la bourgeoisie à monopoliser les modes de connaissance qui vont assurer la « compétence » socialement reconnue pour l’exercice des pouvoirs de toute sorte. Dans son contenu idéologique ou critique. Elle est, bien sûr, dans la politique, qui est de part en part lutte de classes. Elle est dans la législation et dans la Constitution. Elle n’oppose pas simplement une classe qui serait celle du capital et l’autre celle du travail. Car elle est « triangulaire », les forces d’en haut se distribuant à droite, celles du « marché », et à gauche, celles de « l’organisation ». Elle passe donc aussi par des alliances de classes. Vaste et difficile sujet. Essentiel.

Elle se déploie à l’échelle mondiale, non seulement sous la forme de l’impérialisme, car celui-ci s’entrelace désormais à un État-monde de classe, avec sa loi selon laquelle tout est à vendre. Et la résistance des peuples est aussi unerésistance de classe.

Dernier livre paru  : Marx et la loi travail, Éditions sociales.

Un nouveau système refonde la verticale du pouvoir socio-économique

par Louis Chauvel, sociologue et auteur

La « fin des classes sociales », absorbées par une immense classe moyenne, économiquement et culturellement homogène, est une croyance dominante depuis vingt ans, mais elle est aujourd’hui sur le déclin  : de nouvelles inégalités se font jour, de façon insidieuse mais régulière et sensible  : la marée des inégalités remonte. Cette croyance en la société sans classes a trouvé son expression théorique postmoderne aboutie en 1998 avec Jan Pakulski et Malcolm Waters, deux sociologues d’Australie, un pays où la « domination culturelle » n’a pas le même rôle qu’ici. Selon eux, naguère, le conflit de classe marxiste résultait d’une société verticale marquée par le conflit central lié à la propriété des moyens de production. Avec l’enrichissement de l’après-guerre, les conflits sont moins économiques que culturels  : l’ordre social vertical du patrimoine devient fragmentaire et multidimensionnel. Conflits régionaux et ethnoculturels, rapports de genre, luttes de reconnaissance pour des orientations sexuelles variées, personnes fumeuses contre abstinents, etc. Pour les deux Australiens, la question sociale se dissout dans des appartenances (théoriquement) multiples et fluctuantes.

Cette vision est en fait celle d’une partie de la génération d’après guerre, dont les parents se sont tués au travail mais qui a bénéficié autour de 1970 de la société de consommation et du plein-emploi  : une vie facile comparée aux générations précédentes, voire aux suivantes, en tout cas pour ceux qui gardent un statut assez stable pour éviter le cauchemar du chômage de masse.

Le rêve postmoderne s’interrompt ici. Le doublement du coût du logement à l’achat et des nouvelles locations – les jeunes, les nouveaux parents, les travailleurs mobiles le savent. La stagnation des salaires, la baisse de la valeur des diplômes, la concurrence internationale renforcée, la baisse des investissements, la désagrégation de l’État providence qui devient un simple filet de protection minimale, le néomanagérialisme et ses nouvelles formes d’exploitation. Surtout, le retour du patrimoine, dont l’importance avait été réduite par la société salariale, l’État providence et la croissance des salaires. Ces tendances ont leurs gagnants et leurs perdants, leurs « désillusions du progrès » et leurs facettes d’une paupérisation en cours à laquelle n’échappent que les mieux protégés et les héritiers, ainsi que les aveugles, bien entendu.

Elles contribuent au déclassement systémique des classes moyennes salariées, plus encore pour ceux qui n’ont rien à attendre de leurs ancêtres  : si les parents n’aident pas, même un « bon salaire » ne permet pas de se loger correctement, bientôt de se soigner et d’envisager une retraite un peu décente.

Un nouveau système de classe se reconstitue, même s’il ne dit pas son nom et reste sans identité. Avec le triplement du niveau de vie depuis le XIXe siècle, le vieux système de classe de Marx et le nôtre sont différents. Celui qui émerge est autre chose, mais il refonde la verticale du pouvoir socio-économique. Le fait le plus frappant est bien l’absence générale de « conscience de classe », d’une identité explicite. Marx aurait parlé d’aliénation, mais le mal est plus profond  : pour Schumpeter, l’homogénéité ethnoculturelle est un ingrédient important sans lequel le travail sur la conscience de classe doit être intégralement remis sur l’établi. Pour nous, tout doit être refait depuis le point de départ du cycle précédent, en 1830.

Dernier ouvrage paru  : la Spirale du déclassement. Essai sur la société des illusions. Éditions du Seuil.

Nouveaux visages de luttes de classes… sans classes  ?

par Paul Bouffartigue, directeur de recherche au CNRS et auteur

Si une majorité des citoyens sont en accord avec l’idée qu’existe une lutte des classes, beaucoup ne se sentent pas appartenir à une classe sociale, ou s’identifient comme « classes moyennes ». Tel est le paradoxe contemporain de luttes de classes… sans classes. Des luttes à la fois omniprésentes et souvent peu reconnaissables comme telles. Leurs acteurs n’ont plus le visage des classes sociales d’antan, ces grands groupes sociaux relativement séparés et homogènes. Et les causes qui mobilisent se sont grandement diversifiées. Des lanceurs d’alerte remettent en question les privilèges fiscaux de multinationales, dénoncent un groupe pharmaceutique responsable de centaines de morts. Dans les zones à défendre, on s’oppose à des projets mercantiles et écologiquementinsoutenables, on apprend sans attendre à vivre autrement. Dans l’entreprise, on s’obstine à tenter de produire un travail et un service de qualité, contre l’obsession procédurière du management néo-libéral. Dans les quartiers populaires, on s’organise pour l’aide aux devoirs, on se rebelle contre les contrôles au faciès. Mais on s’en prend aussi à des équipements publics, vécus comme « pas faits pour nous ». Quand la mise à l’écart du travail s’installe, ce n’est plus à l’employeur que l’on s’oppose, mais à l’État défaillant, même si c’est le travailleur social qui doit en faire les frais. Toutes ces formes de luttes et de protestations ont à voir avec les effets délétères d’un capitalisme financiarisé et débridé. Mais moins clairement que la mobilisation contre la loi travail ou le projet de « convergences des luttes » dont étaient porteuses les Nuits debout.

C’est que l’extension de l’exploitation diversifie les formes de son expérience concrète, et mobilise des formes d’oppression – qu’elles soient liées au genre, aux origines ethniques, à l’âge – qui ne se réduisent pas à la domination de classe. Elles donnent lieu à des mouvements sociaux spécifiques, mais qui peuvent aussi alimenter les résistances à l’exploitation. La quête d’autonomie personnelle ne conduit pas nécessairement à l’individualisme. Et si les enjeux écologiques et sociétaux ont pris une place nouvelle dans les préoccupations quotidiennes, n’est-ce pas que le conflit de classes s’est radicalisé en s’universalisant  ? Qu’il s’agisse du devenir de la planète, du respect des individualités ou des identités culturelles, ce sont des défis de civilisation qui se heurtent à la logique de la marchandisation du monde.

Reste que, loin de converger, ces mobilisations s’ignorent souvent, quand elles ne se combattent pas. Et que nous sommes toujours en recherche de cette alchimie fédératrice qui avait pu permettre au mouvement ouvrier d’apparaître comme porteur non seulement de l’intérêt de classe mais d’intérêts universels. Nul doute qu’une des clés se trouve dans la difficile réélaboration d’un imaginaire social alternatif. Mais une réappropriation critique de l’histoire s’impose également. En particulier pour comprendre cet effacement de la classe ouvrière comme sujet politique qui a laissé place à ces « classes populaires » privées de représentation politique. Il faut continuer à interroger l’empreinte laissée par l’adhésion au fordisme et au productivisme jusque dans des modes d’organisation très verticaux ou par la sous-estimation d’autres formes d’oppression sociale, masculine ou coloniale.

Les dynamiques de division sont fortes et sont attisées par le poison identitaire et sécuritaire. Mais elles ne sont pas les seules. Émergent régulièrement des luttes des porte-parole qui pourraient trouver place dans les forces politiques réellement soucieuses de les promouvoir en leur sein afin de reconstruire une représentation politique des plus exploités.

Dossier réalisé par le quotidien L’Humanité


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