Deux ouvrages permettent de mesurer la grande portée matérialiste du spinozisme. L’un sur sa philosophie et l’autre sur le rapport Deleuze/Spinoza soulignent une praxis des puissances.
Deleuze voyait en Spinoza le philosophe qui « fait le plus d’effet d’un courant d’air, qui vous pousse dans le dos chaque fois que vous le lisez, d’un balai de sorcière qu’il vous faut enfourcher ». Il reconnaissait dans le spinozisme « la critique du négatif, la culture de la joie, la haine de l’intériorité, l’extériorité des forces et des relations, la dénonciation du pouvoir ».
Un récent ouvrage collectif souligne combien Deleuze s’est emparé de Spinoza, non pour le discuter, mais pour avec lui « cavalcader à toute allure », comme l’affirme joliment Ariel Suhamy. Pour les deux philosophes, ce qui compte, c’est ce que peuvent les corps, chacun à sa mesure et selon sa forme, ce que nul ne peut déterminer a priori. Organiques et affectifs, comme les distingue Pascal Sévérac, les corps peuvent composer des corps plus puissants en visant des effets communs. L’éthique spinoziste est ainsi vue par Deleuze comme éthologie, étude des comportements et des variations de puissance, à l’opposé de toute morale ou théocratie. Spinoza et Deleuze jouent la puissance contre les pouvoirs et interrogent le rapport de la politique tant à la conservation qu’à la révolution. Il dénonçait la sédition des foules aveuglées par l’obscurantisme
Spinoza révolutionnaire ? interroge Charles Ramond, professeur de philosophie à Paris-VIII, dans le recueil des articles qu’il a consacré depuis vingt ans à la réception du spinozisme, recueil qui donne une belle leçon d’histoire de la philosophie, qui « en confrontant et faisant dialoguer des pensées consiste à dicter aux philosophes du passé le message qu’ils nous adressent ». Cette histoire est faite de légendes, de déformations et de récupérations. Le spinozisme a, selon Ramond, notamment aimanté la pensée matérialiste, de Marx à Negri et Tosel, en passant par Althusser. Traducteur de l’édition de référence du Traité politique, Ramond reconnaît avec la réception matérialiste que Spinoza valorise la démocratie comme imperium absolutum, régime absolu.
Il rappelle néanmoins que celui que Deleuze appelait « le Prince des philosophes » ne dressait pas seulement l’éloge de l’insoumission de l’homme libre. Il dénonçait aussi la sédition des foules menées par les prêtres ou les haines superstitieuses, ce qui n’est pas sans résonner avec notre actualité politique. L’historien de la philosophie se fait plus philosophe encore lorsqu’il prolonge les conséquences du Traité politique, à savoir une doctrine de la multitude et de la quantité qui s’exprime par la loi du compte et du nombre.
La politique est bien pensée alors en tant que rapport de forces et de puissances, expression des comportements et des actions, non de la valeur des opinions et croyances. Reste que si Ramond voit dans la démocratie spinoziste une « machine à fabriquer de la paix par le moyen de l’estimation quantifiée des suffrages », elle peut être aussi interprétée comme lieu de la dispute et du conflit permanents, plus ou moins régulés par l’élection mais aussi bien au-delà. Ce pourquoi elle reste toujours fragile et à venir.
Spinoza contemporain. philosophie – Éthique – politique, de Charles Ramond. Éditions l’Harmattan, 498 pages, 29 euros.
Spinoza-Deleuze : lectures croisées, sous la direction d’Anne Sauvagnargues et Pascal sévérac. Éditions ENS, 192 pages, 19 euros
Nicolas Mathey
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