Economie mondiale : faut-il s’inquiéter de la stagnation séculaire ? par Immanuel WALLERSTEIN

samedi 18 février 2017.
 

Les économistes du monde se battent contre un phénomène difficile à expliquer. Pourquoi les cours boursiers continuent d’augmenter alors que la croissance semble à l’arrêt ? Cela ne devrait pas arriver dans le modèle économique standard. En l’absence de croissance, les cours du marché devraient baisser pour ainsi stimuler la croissance. Une fois la croissance rétablie, les cours du marché peuvent repartir en hausse.

Ceux qui soutiennent cette théorie affirment que le problème n’est que temporaire. D’autres réfutent même son existence. Enfin, il y a ceux qui considèrent cette anomalie comme un défi important que doit affronter la théorie standard. Ils cherchent à mettre à jour la théorie afin d’y inclure ce que beaucoup appellent la « stagnation séculaire ». Plusieurs personnes de haut rang, notamment des lauréats du prix Nobel, font partie des critiques. On compte également de grands penseurs comme Amartya Sen, Joseph Stiglitz, Paul Krugman, et Stephen Roach.

Bien que les arguments de chacun divergent, certaines de leurs convictions se rejoignent. Tous sont persuadés que les actions des pays ont un lourd impact sur la situation actuelle. Ils estiment que cette situation nuit à l’économie entière et qu’elle a contribué à augmenter la polarisation des revenus réels. Leur volonté commune est de mobiliser l’opinion populaire pour inciter les autorités gouvernementales à agir de façon spécifique. Enfin, ils sont convaincus que, même si cette situation délicate devrait durer encore un certain temps, il existe effectivement des politiques appropriées capables de faire baisser la polarisation et les déséquilibres de l’économie.

En clair, et c’est là où je veux en venir, aucun critique n’est prêt à accepter que le système capitaliste tout entier est entré dans une phase de déclin inévitable. Cela veut dire qu’il n’existe pas de politique gouvernementale capable de rétablir un système capitaliste fonctionnel.

Il y a peu de temps, de nombreux analystes utilisaient la stagnation séculaire pour décrire la situation économique du Japon, au début des années 90. Depuis 2008, le concept touche différents domaines : les membres de la zone euro comme la Grèce, l’Italie et l’Irlande ; les pays riches en pétrole comme la Russie, le Venezuela et le Brésil ; récemment, les États-Unis ; et éventuellement les anciennes puissances économiques comme la Chine et l’Allemagne.

Il est difficile de comprendre la situation, car les analystes se réfèrent à des géographies et des époques différentes. Certains parlent de la situation pays par pays, d’autres essaient d’étudier la situation dans l’économie mondiale en général. Certains disent que la stagnation séculaire a commencé en 2008, d’autres dans les années 90. Certains affirment qu’elle aurait débuté à la fin des années 60, et d’autres bien plus tôt.

Laissez-moi de nouveau vous proposer une autre façon de voir la stagnation séculaire. L’économie mondiale capitaliste existe dans certaines parties du globe depuis le 16e siècle. Je l’appelle le « système-monde » moderne. Il s’est progressivement répandu géographiquement, jusqu’à toucher le monde entier depuis le milieu du 19e siècle. C’est un système très abouti de par son fil conducteur : l’accumulation sans fin de capital. Autrement dit, la quête de l’accumulation de capital pour accumuler toujours plus de capital.

Le « système-monde » moderne change, comme tous les systèmes. Il possède aussi des mécanismes limitant les fluctuations et rétablissant l’équilibre du système. Cela ressemble à un cycle de points hauts et bas. Le seul problème est que les points bas ne redescendent jamais à leur niveau précédent, mais plutôt à un niveau plus haut. Cela s’explique par une résistance à la chute libre au sein du schéma institutionnel complexe. La véritable cadence des rythmes cycliques est de deux augmentations pour une diminution. Ainsi, le point d’équilibre est changeant. En plus des rythmes cycliques, il existe les tendances séculaires.

Si l’on observe l’abscisse des tendances, celles-ci se déplacent vers une asymptote de 100 %, qu’elles ne peuvent évidemment pas franchir. Un peu avant ce point (disons vers 80%), les courbes commencent à fluctuer considérablement. C’est le signe que nous sommes dans la crise structurelle du système. La courbe bifurque, ce qui veut dire qu’il existe deux façons presque contraires de choisir le(s) système(s) à venir. La seule chose qu’il est impossible de rétablir est l’ancien mode de fonctionnement du système actuel.

Bien qu’avant cela, des efforts considérables pour transformer le système aient apporté de petits changements, la tendance s’est inversée. Chaque petit effort pour changer le système a de fortes conséquences. Selon moi, le « système-monde » moderne est entré dans cette crise structurelle vers 1970 et y restera encore pendant 20 à 40 ans. Pour envisager des mesures efficaces, il nous faut garder à l’esprit deux temporalités, le court terme (jusqu’à trois ans) et le moyen terme.

Sur le court terme, nous pourrions minimiser la douleur des populations les plus affectées par l’écart grandissant des revenus. Les personnes réelles vivent sur le court terme et recherchent une satisfaction immédiate. Pourtant, une telle satisfaction ne changera pas le système. Le changement est susceptible d’arriver sur le moyen terme, quand les personnes qui auront choisi un système seront assez fortes pour faire pencher la balance en leur faveur.

Voilà pourquoi il est crucial d’approfondir ses analyses critiques du système. En effet, un individu ne peut gagner la bataille morale et politique que s’il réalise qu’il n’y a pas d’échappatoire à la stagnation persistante. Une des mesures soutient le remplacement du capitalisme par un autre système inadéquat, voire pire, conservant les caractéristiques cruciales de la hiérarchie, de l’exploitation et de la polarisation. L’autre mesure soutient un nouveau système relativement égalitaire et relativement démocratique.

Dans les années à venir, il pourrait y avoir des améliorations indiquant que le système fonctionne à nouveau. Dans ce système au sens large, le taux d’emploi, c’est-à-dire la mesure clé du fonctionnement d’un système, pourrait même augmenter. Mais une telle augmentation ne pourrait pas durer car la situation mondiale est trop chaotique. De plus, le chaos paralyse la volonté des entrepreneurs puissants et des individus lambda à étendre leur capital restant, ce qui créera un risque de déficit, et donc de faillite.

Nous voici donc embarqués dans une aventure bien désagréable. S’il nous fallait agir raisonnablement, il nous faudrait premièrement avoir une analyse claire, puis un choix moral, et enfin un jugement politique. Heureusement, nous avons depuis longtemps cesser de croire que le capitalisme pourrait survivre en tant que système historique.

Immanuel Wallerstein, Commentary n°433, september 15, 2016, FBC- Fernand Braudel Center, www.binghamton.edu/fbc


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