Légalité et légitimité. Quelle place pour la désobéissance civile dans la démocratie  ?

samedi 11 mars 2017.
 

Avec les contributions de Jon Palais, militant à Bizi, ANV-COP21, et faucheur de chaises, Sandra Laugier, professeure de philosophie à l’université Paris-I et Laurence Blisson, secrétaire générale du Syndicat de la magistrature.

A) Interpeller sur les insuffisances de la loi

par Jon Palais, militant à Bizi, ANV-COP21, et faucheur de chaises

Jon Palais Pourquoi désobéir alors que nous sommes en démocratie ou, du moins, alors que nous avons le droit de vote  ? Alors que vient de se tenir mon procès pour « vol en réunion » le 9 janvier à Dax, à la suite d’une réquisition citoyenne de chaises menée par les Faucheurs de chaises et d’une plainte de la BNP, c’est une question qui m’est posée régulièrement. La démarche de la désobéissance civile repose sur une conception du rôle des citoyens dans une démocratie, qui ne consiste pas à obéir aux lois sans se poser de questions, mais à faire d’abord ce qui est juste. Or, la loi n’est pas toujours juste. Le cas de l’évasion fiscale en est d’ailleurs un exemple emblématique. Qu’il s’agisse de l’optimisation fiscale, qui consiste à contourner la loi, ou de la fraude fiscale, délit pour lequel les fraudeurs et leurs complices restent largement impunis, nous sommes dans une situation profondément injuste, que la loi ne permet pas d’empêcher.

Quand il y a un tel décalage entre ce qui est légal et ce qui est juste, et qu’on observe une situation de blocage au niveau des institutions, alors les citoyens doivent intervenir. Il y a bien des moyens de le faire, dont beaucoup peuvent s’inscrire dans la légalité. Une action de désobéissance civile contient quant à elle une part d’illégalité, mais, en révélant une situation d’injustice plus générale, elle relève en fait d’une démarche civique, qui vise à interpeller l’opinion publique et les pouvoirs publics sur l’insuffisance de la loi.

Les revendications des Faucheurs de chaises sont très claires à ce niveau puisque nous demandons davantage d’effectifs et de moyens, tant pour les contrôleurs fiscaux que pour la police fiscale et pour la justice. Il ne s’agit donc pas de désobéir pour rejeter le principe de la loi, mais au contraire pour demander un progrès de la loi, pour faire avancer le droit afin que la loi soit plus efficace et plus juste. C’est une démarche profondément civique, qui place les citoyens dans un rôle actif et constructif pour la démocratie. Et c’est ainsi qu’il s’agit de considérer la démocratie, qui n’est pas un état stable et un ensemble de règles parfaites fixées une fois pour toutes, mais une manière de vivre ensemble et d’organiser la société, qui est en constante évolution. C’est un chantier en cours de construction, qui ne peut avancer qu’avec la participation de chacune et de chacun. En ce sens, la désobéissance civile ne diminue pas la démocratie mais la renforce. À l’inverse, c’est la résignation et l’absence d’implication des citoyens qui affaiblissent la démocratie.

Les actions de désobéissance civile menées par les Faucheurs de chaises ont précisément cette vertu d’avoir permis à de « simples citoyens » d’intervenir dans le débat public en liant les questions de l’évasion fiscale et du financement de la transition écologique, et de transformer leur colère et leur indignation en actions avec un sens politique, qui peuvent susciter un débat et vivifier la démocratie sur une question d’intérêt général. En cela, elles ont permis de sortir des dizaines, des centaines, puis des milliers de personnes de l’état de sidération et de résignation que suscitent à la fois l’impunité fiscale des puissants et l’inaction des gouvernements face à l’urgence climatique.

Face aux injustices, aux inégalités et aux égoïsmes qui sont renforcés par les banques qui organisent l’évasion fiscale, nous devons agir avec une force d’une nature opposée  : celle de la solidarité, de l’entraide, du partage, de l’intelligence collective. Nous aurons une nouvelle fois l’occasion de le faire lors du second procès d’un faucheur de chaises, Florent Compain, président des Amis de la Terre, convoqué au tribunal le 11 avril à Bar-le-Duc. Il est comme moi poursuivi pour « vol en réunion » à la suite d’une réquisition citoyenne de chaises et d’une plainte… de la BNP  !

B) Un combat en référence à des principes supérieurs

par Laurence Blisson, secrétaire générale du Syndicat de la magistrature

Laurence BlissonSecrétaire générale du Syndicat de la magistrature« S’il reste encore au monde un serf, c’est la femme, c’est la serve, puisqu’elle comparaît devant vous, Messieurs, quand elle n’a pas obéi à votre loi, quand elle avorte. Comparaître devant vous. N’est-ce pas déjà le signe le plus certain de notre oppression  ? » Ainsi s’exprimait, le 8 novembre 1972, Gisèle Halimi au procès de Marie-Claire, jeune femme accusée de s’être fait avorter. L’histoire retiendra la relaxe de Marie-Claire, mais furent notamment condamnées sa mère et la femme qui avait pratiqué l’avortement à une peine d’un an d’emprisonnement avec sursis. Gisèle Halimi renversait l’accusation en ces termes  : « A-t-on encore, aujourd’hui, le droit, en France, dans un pays que l’on dit “civilisé”, de condamner des femmes pour avoir disposé d’elles-mêmes ou pour avoir aidé l’une d’entre elles à disposer d’elle-même  ? » Cet acte de désobéissance, individuel et privé, s’inscrit dans un mouvement de désobéissance civile publique et revendiquée, forçant le débat jusqu’à obtenir la dépénalisation de l’avortement par la loi du 17 janvier 1975.

Sous l’apparent affront à la loi expression de la volonté générale, cette résistance pacifique à un texte injuste s’inscrit dans une tradition démocratique ancienne, qui la voit, dans la Constitution du 24 juin 1793, comme « le plus sacré des droits et le plus indispensable des devoirs ». Elle ne consiste pas, pour chacun, à se construire sa propre légalité, elle n’est pas la négation du droit. Le combat se fait par référence à des principes supérieurs, souvent eux-mêmes reconnus par le droit. Et la désobéissance n’est pas exclusive de mobilisations tendant à prévenir l’adoption de lois iniques comme de stratégies contentieuses visant à leur abrogation. Mais, quand les injustices risquent de s’enraciner, la commission délibérée d’un acte illégal les remet dans la lumière. Tandis que ces actions échouent à atteindre la sphère politique, c’est dans la sphère judiciaire qu’elles résonnent souvent.

La résistance au fichage génétique a été de ces mouvements déterminés à ce que le Fnaeg (fichier national des empreintes génétiques, qui en contient près de 3,5 millions aujourd’hui contre 2 000 au début des années 2000) ne tombe pas dans l’oubli. Poursuivis en justice de manière systématique, les militants ont dénoncé la disproportion du fichage, invoquant les principes reconnus par la jurisprudence européenne. En vain à ce jour. Plus récemment, à Dax, comparaissaient des militants pour un dérisoire et symbolique vol de chaises destiné à alerter l’opinion sur les pratiques d’évasion fiscale des banques. À Nice, des militants étaient dans le même temps poursuivis pour des actes de solidarité envers les migrants à la frontière italienne. Ailleurs, réquisitions de logements vacants et installation de zones à défendre subissaient le même sort. Précisément parce que la désobéissance civile n’est pas négation du droit, la justice n’est pas condamnée à la condamner.

Ainsi, l’état de nécessité, autorisant un acte illégal destiné à prévenir un dommage plus grave, a-t-il déjà été reconnu par certaines juridictions, tandis que d’autres apprécient la compatibilité de la loi au droit constitutionnel et européen. Des exemptions spéciales ont également pu être appliquées  : l’immunité pénale visant l’aide au séjour dans un but humanitaire a-t-elle ainsi été étendue, à Nice, aux faits d’aide à la circulation pour ordonner la relaxe de Pierre Alain Mannoni, frappée d’appel depuis.

La désobéissance civile a sa place dans une démocratie pour défendre un droit juste ; reste au pouvoir politique à ne pas rester sourd à ses protestations pacifiques.

C) Un rôle de « vigie » de la démocratie

par Sandra Laugier, professeure de philosophie à l’université Paris-I

Sandra Laugier La prolifération des actes de désobéissance civile depuis le début du siècle n’est pas un phénomène marginal, ou l’indice d’une crise de la démocratie. Ces refus d’obéir en appellent à une extension des droits et des libertés qu’une démocratie doit assurer à ses citoyens. C’était notre thèse dans Pourquoi désobéir en démocratie  ? . La nouvelle vie de la désobéissance coïncidait avec un renforcement de l’exigence démocratique. L’idée que la démocratie n’est pas un donné, une institution ou un régime politique, mais qu’elle est à réaliser en pratique. Ces contestations donnent aussi à discuter des problèmes qui sont mis de côté, négligés  ; elles demandent que les décisions politiques prennent en compte ceux qu’elles concernent. Elles sont donc inhérentes à la démocratie et pas sa « limite », traduisant, comme les mouvements d’occupation qui s’en inspirent (on l’a vu à la ZAD NDDL), une exigence de démocratisation de la démocratie.

Mais, en démocratie aussi, la lutte pour l’extension des droits des citoyens suscite une réaction violente des milieux conservateurs. Cela conduit inévitablement à la question de la définition de la désobéissance. Lorsqu’on parle de désobéissance, il faut éviter la confusion qui naît lorsqu’on étend le concept à toutes les contestations, ou à chaque refus de se conformer à un ordre, une convention ou une norme (frauder dans les transports en commun, brûler une bibliothèque, se moquer des handicapés, etc.). La désobéissance civile ne se réduit pas à la désobéissance à la loi, c’est une forme d’action qui consiste à refuser, de façon non violente, collective et publique, de remplir une obligation légale ou réglementaire au motif qu’elle viole un principe supérieur, afin de se faire sanctionner pour que la légitimité de cette obligation soit évaluée à l’occasion d’un appel en justice. C’est pour cela que la désobéissance civile ne peut se faire n’importe comment (oui, c’est paradoxal  ! mais il est nécessaire de le rappeler aujourd’hui). Pour être reconnu comme un acte de désobéissance civile, un refus de remplir une obligation légale ou réglementaire doit se fonder sur l’invocation d’un principe supérieur – d’égalité, de justice, ou de dignité.

Ainsi la désobéissance, au-delà de la procédure, se définit par une visée interne, ou un impératif  : l’extension des libertés. Un élu qui refuse de célébrer un mariage entre deux personnes de même sexe ou ferait obstacle à l’avortement ne peut revendiquer la désobéissance civile  : son action ne vise à aucune liberté supplémentaire (pour d’autres humains). Le but de l’action de désobéissance est de se faire sanctionner et de mettre sous les yeux de tous l’iniquité de la loi. Comme Rosa Parks, cette femme noire qui en 1955 a refusé de se lever dans un bus pour laisser la place à un homme blanc, devenant le symbole de l’action pour les droits civiques en se faisant arrêter, révélant l’indignité morale de sa nation. On peut imaginer, avec les rassemblements qui se sont multipliés dans tous les États-Unis samedi, que les actes de désobéissance vont y refleurir – si les mesures effrayantes annoncées arrivent. En France, les politiques répressives contre la solidarité avec les migrants, contre les manifestations de contestation du gouvernement, contre le port du voile islamique nous offrent un aperçu d’actions à venir  : accueil des étrangers, faucheurs de chaises. Rappelons que la criminalisation des conduites normales est le ferment de la désobéissance civile.

Il faut des raisons de se mettre en désobéissance  : l’injustice faite à des êtres humains, la mise en cause des libertés individuelles, l’impunité ou la corruption des puissants. Les actes de désobéissance s’enracinent dans des sentiments d’incompréhension, d’écœurement, voire de dégradation personnelle. La désobéissance civile joue ainsi un rôle de « vigie » de la démocratie et vient rappeler son principe, d’étendre constamment la sphère des droits et libertés individuels, contre l’abandon de la conduite des affaires aux gouvernants. Quand à la désobéissance comme contestation d’une liberté conquise, elle n’a plus rien de civil ni de civique.

Dossier publié par le quotidien L’Humanité


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