Libéralisme et dictature. L’exemple du Chili

mercredi 22 mars 2017.
 

La dictature et la mémoire. La mémoire de la dictature.

Je travaille ces jours-ci sur les dictatures des années 1970-1980 en Amérique latine et sur les « après dictature », ce que l’on a appelé en Espagne « la transition ». Une question m’obsède depuis longtemps : pourquoi, à la sortie d’une dictature, ce ne sont pas ceux qui l’ont combattue le plus (les communistes, en Espagne et ailleurs, la gauche de classe au Chili, en Uruguay..., etc.), qui capitalisent politiquement, électoralement, le sang versé par leurs militants ?

J’ai au fil des ans interrogé des victimes, des guérilleros, des « clandestins », des « héros » anonymes, des résistants, des anciens torturés, des familles dont un membre gît dans une fosse commune... Je suis interpellé tous les jours par des fils et petits-fils (filles) de « disparus » à la recherche de la vérité. Comment des hommes ont-ils pu se transformer en bourreaux fascistes, en « bêtes » ? L’un des rescapés, marxiste, dans les années 1990, m’a répondu : « une dictature est un projet économique ». Bien vu...

Ce sont les « conseillers » économistes de Washington, les « Chicago-boys », formés à l’école « libérale » de Milton Friedman (Université de Chicago), qui utilisèrent Pinochet pour mettre en place « l’ultra libéralisme » au Chili, avant Tchatcher, avant Reagan. En Argentine (« golpe » en 1976), en Uruguay (« golpe » en 1973), au Paraguay (la plus ancienne des dictatures avec celle du Nicaragua), au Brésil (« golpe » le plus ancien, 1964), en Bolivie... les grands groupes économiques s’enrichirent par l’écrasement des couches populaires, du mouvement ouvrier, la surexploitation...

La torture n’est donc pas une conduite irrationnelle d’un petit groupe d’hommes sadiques : elle fait partie du projet économique des oligarchies et les tortionnaires « l’exécutent ». Elle est une technologie, elle a ses labos, ses écoles (l’Ecole mécanique de la Marine à Buenos Aires, la Villa Grimaldi, Ciudad Libertad, au Chili...) ; au Brésil : le Centre d’instruction à la guerre dans la jungle (qui bénéficia des « lumières » du général de l’OAS Aussaresses, attaché militaire à Brasilia). La torture, la noyade, la « picana », sont destinées à recueillir des « infos », à « faire parler », et si nécessaire à faire écouter au torturé un enregistrement des cris d’un supplicié membre de sa famille, mais surtout elle vise à ce que « les autres » apprennent qu’un tel est mort sous la torture... Ainsi l’on terrorise, l’on paralyse toute la population. Dans le cadre du « Plan Condor » en Amérique latine, les tortionnaires des « services secrets », managés par la CIA, passaient et séquestraient d’un pays à l’autre, jetaient depuis des avions les « politiques » dans le Rio de la Plata (« vols de la mort »).

Ils se déplaçaient en tant que « spécialistes » de Santiago à Paris, Rome, Madrid, traquant les militants « latinos », aidés efficacement par la DST française. La journaliste et documentariste Marie-Monique Robin a courageusement dénoncé cette « internationale de la répression ».

Après la Guerre d’Algérie, des spécialistes militaires français (licenciés en « gégène », en « corvée de bois »), créèrent une « mission militaire » à Buenos Aires afin de former des « assesseurs » pour la « lutte anti-terroriste » à l’échelle du continent. Ils inventèrent même un nouveau langage nous confia le romancier Carlos Liscano, longtemps emprisonné en Uruguay, comme Pepe Mugica, pour sympathies « tupamaristes ».

Ce nouveau langage : « terroristes, communistes, rouges, subversifs, anti-guérilla, disparus, actions de harcèlement, sécurité, protection des citoyens, nettoyer, éliminer, guerre contre les communistes » s’est imposé comme une forme de gouvernement. Dans l’étape post-dictature, dite de « transition », les classes dominantes prétendent effacer la mémoire de la résistance à la dictature, forcer la langue à continuer à mentir. Cela leur permet de poursuivre l’explication du monde du point de vue de leur projet « libéral », de faire intégrer par plusieurs générations de « vaincus » la peur et le vocabulaire de la dictature. Combien de révolutionnaires votent « modéré », « consensuel », pour ne pas « réveiller les fantômes », encore aujourd’hui ? La peur se transmet de génération en génération. La terreur touchait même les enfants. Un ami uruguayen nous racontait comment ses parents lui interdisaient d’utiliser à l’extérieur un certain nombre de mots, de raconter l’intimité... Tout monde se devait de mentir. Les militants se mentaient à eux-mêmes. Etre innocent ne suffisait pas. Il fallait être partisan et soumis, un bon citoyen... mais toujours susceptible de soupçon.

La violence avait pour objectif de discipliner la population pour mener à bien le projet économique. Le souvenir de la violence poursuit le même but.

Même longtemps après une dictature, une partie de la population continue à vivre dans le mensonge ; la menace de la terreur reste incrustée dans les têtes. La torture est corporelle mais la terreur héritée abîme les idéaux et l’histoire personnelle. La dictature de l’oubli et du silence, le langage et la mémoire du vainqueur imposent une société de consensus de « démocratie » de basse intensité qui paralyse la divergence et la remise en cause du « modèle néolibéral », et produit des générations sans connaissance du passé.

Ne cédons pas à la terreur, fût-elle héritée, des artisans de ce mémoricide. Ne laissons pas non plus couvrir d’oubli la mémoire ouvrière et populaire. Revendiquons nos mots, nos luttes de classes.

Jean Ortiz. Chronique latine dans L’Humanité


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