"Les grands mythes nous servent à donner du sens au monde"

mercredi 17 avril 2024.
 

Le pourquoi de la création de l’univers, des étoiles, de la mort  : des civilisations éloignées en ont souvent fait des récits similaires. Jean-Loïc Le Quellec, chercheur français au CNRS, a compilé des milliers de ces histoires, pour tenter d’élucider le mystère de leur apparition. Un travail à la fois minutieux et fascinant.

GEO : On pourrait penser que des peuples très divers, vivant dans des zones géographiques et à des périodes très éloignées, ont des mythologies très différentes. Or, vous démontrez qu’il n’en est rien. Pourquoi  ?

Jean-Loïc Le Quellec : Parce que les hommes racontent des histoires pour « habiller le monde », pour le rendre vivable, en lui donnant un sens accepté au sein de la famille, de la tribu, de la société. Les mythes sont essentiellement des récits d’origine qui nous expliquent pourquoi le monde est comme il est, alors qu’il fut autrement il y a bien longtemps  : l’une de leurs grandes caractéristiques est qu’ils relatent l’histoire d’un renversement, d’un bouleversement majeur. Par exemple, ils rapportent qu’il y a très longtemps, les choses étaient différentes – les humains étaient immortels, ou ne connaissaient ni la maladie ni le feu. Le mythe raconte un événement qui a bouleversé cet ordre des choses pour nous amener à l’état présent du monde  : « Voici pourquoi les humains sont mortels, sont malades et ont domestiqué le feu. » Ceci se décline de mille et une façons, mais ce trait est commun à tous ces récits. En quelque sorte, les mythes répondent aux questions lancinantes des enfants  : Pourquoi il y a un soleil  ? Pourquoi on voit la lune la nuit  ? Pourquoi les animaux ne parlent pas  ? Une manière d’y répondre est de raconter une histoire. Le mythe n’est pas une démonstration, c’est une justification de l’état du monde tel qu’il est. Et tous les peuples, à toutes les époques, ont répondu à ces grandes questions.

La mort est l’une des grandes questions auxquelles l’humanité cherche à répondre…

Pourquoi la mort existe-t-elle  ? Un mythe répandu à travers le monde est celui du « message corrompu »  : une divinité s’interroge sur la destinée des hommes  : s’ils ne meurent pas, ils vont se multiplier à un point tel que la Terre deviendra invivable, ou bien leur poids va faire

s’effondrer la Terre. Dans certaines variantes africaines de ce mythe, les hommes doivent mourir mais seulement pour une durée fixée, avant de revenir à la vie, comme la lune qui disparaît puis réapparaît. Le dieu envoie un lièvre pour annoncer la mauvaise nouvelle aux humains. Comme dans la fable de La Fontaine – ce qui n’est pas un hasard –, le lièvre gambade, prend son temps, et finit par oublier ce qu’il doit annoncer aux hommes  : c’est le « message corrompu ». Dans d’autres variantes, essentiellement en Afrique australe, la divinité change d’avis et envoie un second messager, un caméléon, qui doit annoncer aux hommes que la mort sera définitive. Le caméléon est très lent, mais il arrive avant le lièvre  : voici pourquoi les humains sont mortels… Cette dernière version est très présente en Afrique, mais très rare ailleurs dans le monde  : c’est le grand mythe d’origine de la mort en Afrique. En revanche, dans le récit biblique, la mort est due à la faute d’une femme, Ève  : le péché originel a conduit à la chute des hommes, qui furent chassés du paradis et devinrent mortels, et durent ensuite se racheter pour gagner leur salut.

Pour comparer et analyser des récits du monde entier, vous avez créé votre propre base de données informatique. Qu’en est-il ressorti  ?

Je m’interroge depuis une dizaine d’années sur leur répartition géographique dans le monde. On entend souvent dire que « les mythes, c’est comme les contes, c’est universel ». Pour tester cette hypothèse, j’ai construit une base de données et élaboré des cartes de répartition. J’ai pu compiler plus de 5 000 mythes, issus d’un peu plus de 1 700 peuples. Existe-t-il vraiment un archétype très ancien de la « Terre-Mère » commun à tous, comme on l’entend régulièrement  ? Non  : des peuples considèrent que « terre » est masculin et « ciel » féminin. Dans les croyances de l’Égypte ancienne, « LE terre féconde LA ciel ». Grâce à l’informatique, j’ai pu obtenir très rapidement des cartes de répartition de ces récits à l’échelle planétaire. Et remarqué deux choses  : primo, aucun mythe n’est entièrement universel  ; secundo, tous les mythes ne sont pas également répartis dans le monde. Je l’ai constaté en élaborant plusieurs bases de données qui concernent quelques grands récits mythiques  : l’origine de l’humanité, l’origine du feu et le déluge.

Vous avez toutefois identifié des mythes des origines très largement répandus dans le monde…

Oui, il y existe de rares exemples de mythes connus sur tous les continents. J’ai par exemple compilé un millier de variantes du récit du déluge, très différentes de la version biblique. Selon moi, le déluge est une variante d’un mythe plus général de « double création de l’humanité ». Une ou plusieurs divinités, selon les récits, ont créé les humains mais ne sont pas satisfaites du résultat, car ces derniers se comportent mal, font trop de bruit ou se prennent pour des dieux… Le créateur décide alors de les supprimer en les noyant, puis de créer une seconde humanité, dont nous sommes, nous, les descendants. C’est bien un récit des origines, avec une double création des hommes. Le déluge peut être caractérisé par une pluie « diluvienne », terme que l’on retrouve dans la Bible et qui est resté dans le langage courant. Mais dans d’autres régions du monde, on raconte qu’il est dû au débordement d’une rivière ou d’un lac. Il existe aussi des récits d’un déluge de feu, tombé du ciel, ou provoqué par un incendie universel, l’ekpyrosis (« l’embrasement » des philosophes stoïciens, selon qui le monde brûle périodiquement puis se régénère). Ces variantes sont surtout présentes en Amérique du Nord et en Eurasie. Dans le nord de l’Eurasie, notamment en Sibérie, un mythe évoque pour sa part un déluge de neige.

Mais le mythe d’origine de l’humanité le plus répandu et le plus attesté en nombre de variantes est celui de « l’émergence primordiale ». Le voici en résumé très simplifié  : à l’origine, les humains et les animaux vivaient sous terre, dans l’obscurité. Un jour, ils sont sortis et se sont répar-tis sur l’ensemble de la surface. C’est un mythe très ancien, complexe, – certaines variantes nécessitent plusieurs jours pour être racontées intégralement – et il n’a pas été inventé par plusieurs peuples éloignés les uns des autres. Il a vu le jour en Afrique, probablement en Afrique australe. On ne saura jamais où et quand avec exactitude, mais on peut délimiter une zone et une fenêtre temporelle. Il a été transmis oralement en Afrique, où il est le plus répandu, puis il en est sorti, il y a entre soixante mille ans et quatre-vingt mille ans, pour se diffuser en Eurasie.

Votre thèse est que s’il existe deux mythes similaires en deux endroits différents de la planète, c’est qu’ils se sont transmis au fil du temps et des migrations des populations…

Oui, nous sommes plusieurs chercheurs à avoir abordé cette question de manière rationnelle, en analysant des milliers de mythes  : nos travaux démontrent, bases de données et cartes à l’appui, qu’il est possible d’en cartographier et d’en jalonner la diffusion à partir de leurs zones d’origine. Depuis cinq ans environ, j’en suis arrivé à considérer que cette théorie « diffusionniste » est la meilleure explication, car elle correspond aux résultats des recherches en génétique, préhistoire, linguistique historique et archéologie. D’autres scientifiques, comme le Français Julien d’Huy et le Russe Yuri Berezkin – qui a rassemblé quelque 50 000 récits – aboutissent aux mêmes conclusions.

Un autre mythe très répandu est celui du « plongeon créateur ». L’histoire est la suivante  : à l’origine, il n’y avait que de l’eau à la surface de la terre, et les seuls animaux vivants étaient les poissons et les oiseaux. Un jour, le dieu créateur qui, comme souvent dans les mythes d’origine, s’ennuyait, demanda à un grand canard de plonger au fond de l’océan primordial et de rapporter un peu de limon  : cela servirait à créer la terre pour accueillir les humains. Le premier canard plongea dans les profondeurs, mais échoua. C’est finalement un tout petit canard qui réussit l’épreuve en rapportant quelques boulettes de limon. Le dieu les saupoudra alors au-dessus de l’océan pour former la terre ferme, les continents  ! Ce mythe n’est raconté que dans le nord de l’Eurasie (pays scandinaves, Mongolie et Sibérie) et dans le nord de l’Amérique  : on le voit très clairement sur les cartes de répartition. On sait aujourd’hui que ce sont des peuples eurasiatiques qui l’ont introduit en Amérique du Nord, en franchissant le détroit de Béring à une période où il était praticable à pied en raison de la glaciation – il y a entre seize mille et trente mille ans, en comptant large. Ceci nous apprend que cette histoire est donc racontée sans interruption par des hommes depuis au moins seize mille ans  ! Ce qui bat en brèche les commentaires sur les traditions orales  : « La mémoire humaine est fragile » ou « Passé trois générations, on oublie »… Il ne faut pas confondre mémoire individuelle et mémoire collective  : la transmission des mythes peut perdurer sur des millénaires parce qu’elle n’est pas tributaire d’un seul individu.

Le ciel, les astres et les étoiles ont inspiré de nombreux mythes Le ciel, les astres et les étoiles ont inspiré de nombreux mythes. Comment expliquer qu’Hébreux, Arabes, Chinois, par exemple, y aient vu des symboles similaires  ?

Le spectacle offert par le ciel ne donne pas naissance à des interprétations de portée universelle, car on ne voit pas la même chose dans l’hémisphère nord et dans l’hémisphère sud. Mais, au Nord, des choses sautent aux yeux quand on observe certaines constellations  : la Grand Ourse, les Pléiades, Orion et Cassiopée ont été investies de sens par les humains. La Grande Ourse peut aussi être dénommée le chariot, la casserole… La Voie lactée porte également plusieurs noms  : elle peut être vue comme une rivière ou un chemin, comme une charrette de foin qui s’est renversée… Mais dans tous les cas, ces interprétations relient le ciel à la terre. La Voie lactée est parfois perçue comme un fleuve céleste. Pour les Hindous, le Gange, le grand fleuve sacré, n’est que le reflet de ce fleuve céleste, cela illus-tre une vision du monde. Ailleurs en Eurasie, en Occident, en Turquie actuelle et en Inde, on vous explique que la Voie lactée est le chemin des étoiles et que le suivre, c’est suivre le chemin des morts pour accéder à l’éternité. Il existe des répliques et des réminiscences terrestres de cette voie céleste  : le chemin de Compostelle – Campus stellae, le « champ de l’Étoile »  ; le chemin d’Aryaman dans l’Inde védique  ; ou l’Hagjiler Yuli, le chemin des pèlerins de La Mecque, en Turquie. Le monde prend alors un sens profond. Il ne s’agit plus seulement de regarder les étoiles « parce que c’est joli ». La constellation d’Orion, par exemple, est liée au grand récit mythologique de la « chasse cosmique », avec un thème récurrent, en Eurasie, puis en Amérique du Nord  : des héros, des dieux, mais aussi des humains, se transforment en étoiles au cours d’une chasse, une poursuite entamée sur la Terre au galop et qui s’élève ensuite dans le ciel, se transformant pour l’éternité en une chasse cosmique. Il existe une variante avec un groupe de sœurs poursuivies par un chasseur ou un prétendant  : le mythe grec des Pléiades chassées par Orion, qui deviennent une constellation. Ces récits ne sont pas nés de la simple observation du ciel, ils sont une histoire confirmée ensuite par l’observation de la voûte céleste. Il y a là un « effet de vérité » immédiat  : on retrouve le récit dans le firmament, ce qui lui donne un effet de véracité et d’éternité. Le ciel devient une anthologie de mythes illustrés.

Les mythes évoluent au fil du temps. Existe-t-il des spécificités liées aux zones où ils sont apparus puis où ils ont été transmis  ?

Les mythes évoluent dans leur forme et se reproduisent comme les êtres vivants, selon le principe de la « descendance modifiée » décrit par Darwin  ! Même les mythes d’origine, qui sont pourtant considérés comme sacrés par les peuples et se transmettent via un récit théoriquement immuable, connaissent des modifications. La pression du milieu fait évoluer la forme des histoires  : on parle d’« écotypes » de mythes, comme pour les plantes. Un exemple  : dans le cas du « plongeon créateur », l’écotype originel, en Eurasie, met en scène des oiseaux, des canards. Mais, une fois le récit passé en Amérique du Nord, une autre variante est venue s’ajouter à la première, avec cette fois des mammifères aquatiques – raton laveur, rat musqué – ou des tortues. En Afrique australe, la vache, introduite au XIXe siècle par les colons blancs, a pris assez rapidement dans certains récits des bushmen la place de l’éland du Cap, l’une des plus grandes antilopes d’Afrique. Chassé par les Européens, l’éland du Cap avait en effet quasiment disparu, tandis que le nombre de vaches s’accroissait  ! Une tradition orale multimillénaire peut évoluer tout en restant la même, en intégrant un certain nombre d’éléments nouveaux.

Enseigner la mythologie comparée nous éviterait sans doute pas mal de conflits Les grandes religions sont-elles des mythes qui ont perduré  ?

Ce ne sont pas des mythes, mais elles se sont construites sur des récits mythologiques. Le livre sacré des religions monothéistes, ou la tradition religieuse d’autres croyances, est une anthologie de mythes  : c’est un discours oral ou écrit qui compile des récits mythiques, et dont on sait aujourd’hui qu’ils ont été constitués progressivement sur plusieurs siècles, avec des passages supprimés, d’autres ajoutés… De plus, d’une religion monothéiste à l’autre, ces récits diffèrent et on ne peut pas croire à tous à la fois. De là, peut naître la tentation d’imposer son propre récit des origines à tous les autres hommes. La mythologie comparée, si elle était enseignée, pourrait éviter un certain nombre de conflits. On pourrait arrêter de se disputer autour de la véracité de telle ou telle croyance pour privilégier le fait qui nous unit en tant qu’humains  : nous avons tous des récits qui donnent du sens à nos existences en répondant aux questions métaphysiques « D’où venons-nous  ? » et « Où allons-nous  ? ».

Notre monde continue-t-il à inventer des mythes  ?

Bien sûr. Nous continuons à fabriquer des récits qui nous expliquent  : « Avant, c’était comme ça, puis il s’est passé quelque chose et maintenant c’est différent. » Un exemple frappant est le « grand remplacement »  : c’est un mythe contemporain. Un récit, avec un retournement de situation, qui explique l’état du monde actuel. On peut y croire ou ne pas y croire. Mais vous pourrez aligner toutes les publications scientifiques les plus pointues sur le sujet, invoquer le cours de François Héran sur Le Mythe du grand remplacement au Collège de France, rétablir les véritables chiffres sur l’immigration, réfuter les fantasmes et arguments farfelus, vous n’en ferez pas démordre ses fidèles. Bref, le mythe le plus trompeur serait de penser que nous nous sommes débarrassés des mythes  ! Croire que le développement des Lumières, de la science, de la raison, nous ont débarrassé de ces « vieilleries antédiluviennes » est une erreur. D’ailleurs, sciences et mythologie fonctionnent en parallèle  : elles peuvent coexister au sein de la société et dans l’esprit d’une même personne  ! De nombreux savants parmi les plus réputés sont des croyants, et donc tiennent pour vrais des récits mythologiques.

Les mythes ne sont pas là pour démontrer des vérités sur le monde, mais pour lui donner du sens. Et la science a beau donner du sens sur la base de démonstrations, le public perçoit souvent ses récits comme des mythologies contemporaines  : il est incapable de les vérifier et il les accepte pourtant comme des vérités. Ce n’est pas un hasard si les sciences qui ont le plus de succès médiatique sont celles qui nous parlent des origines, comme les mythes  : la préhistoire, l’astronomie, l’astrophysique, etc. Les savants qui parlent à la télévision et à la radio ont pris la place des conteurs d’antan.


Signatures: 0
Répondre à cet article

Forum

Date Nom Message