Les mille et une voies du vote Front national

mardi 16 mai 2017.
 

Il « réunit » des catégories sociales dont les intérêts sont souvent antagonistes"

« L’électorat FN » n’existe pas, ses votes viennent d’horizons sociaux très différents. Les raisons de ce choix sont aussi diverses que les électeurs qui, en général, tiennent peu compte du programme.

La cause semble entendue, le Front national (FN) est un parti « populiste », ses électeurs sont des « beaufs » : machistes et racistes, bornés et bernés. Les enquêtes statistiques ou ethnographiques montrent que c’est moins simple. D’abord parce que, n’en déplaise aux sondeurs, « l’électorat FN » n’existe pas : à chaque élection s’agrègent des « conglomérats » électoraux volatiles. Le FN est l’une des formations qui « fixent » le moins les électeurs : ainsi, 40 % des votants FN de 2007 n’avaient pas voté Le Pen en 2002. Par ailleurs, ce conglomérat est hétéroclite. Il « réunit », le temps d’une élection, des catégories sociales dont les intérêts sont souvent antagonistes. Des membres des professions indépendantes, hostiles aux aides et protections sociales. Mais aussi des ressortissants des classes populaires, qui veulent un accès prioritaire à ces aides. Leur survie en dépend. Ils n’envisagent pas leur suppression. De même, les petits patrons qui votent FN n’ont pas le même point de vue sur les salaires, les conditions de travail et de licenciement, les indemnités chômage, les services publics, etc., que les salariés qui votent FN. Ce conglomérat électoral est miné de contradictions internes. Les attiser hâterait son implosion.

S’il est vrai qu’aux régionales de 2015, plus de la moitié des votants FN se sont recrutés dans les classes populaires (ouvriers, employés et retraités ex-ouvriers ou employés), c’est en fait moins d’un ouvrier sur sept qui a voté FN. Le premier parti des ouvriers reste, de très loin, celui de l’abstention.

Si l’on s’en tient aux classes populaires, les « raisons » et les « causes » de leurs votes diffèrent d’une configuration à l’autre. Mais les enquêtes le montrent : ceux qui votent Le Pen connaissent rarement de façon précise son programme. Les votes expriment d’abord des histoires sociales particulières, les malheurs, les douleurs, les incertitudes liés à ces histoires.

Dans les quartiers dits « sensibles », certaines familles parvenaient encore à « s’en tirer ».

Maintenant, la relégation liée au chômage qui dure, la réclusion dans des HLM dégradées, la compression des revenus et l’échec scolaire des enfants rapprochent leurs conditions d’existence de celles des groupes paupérisés, dont ils se sont crus éloignés (souvent des immigrés installés depuis moins longtemps qu’eux). Le vote Le Pen exprime alors la hantise du déclassement : une mise à distance symbolique de ceux qui deviennent objectivement les plus proches dans l’espace social. Voter FN, c’est une façon de restaurer une respectabilité menacée, une manière de conjurer la dégringolade. Et pour ceux qui sont eux-mêmes en voie de marginalisation, le vote Le Pen permet encore de se distinguer de « plus bas qu’eux ».

Mais le vote populaire FN n’est pas cantonné aux cités HLM et n’est pas toujours vote de déclassement. Dans les zones pavillonnaires, de plus en plus d’agents de maîtrise ou de techniciens votent Le Pen. Ces « propriétaires » sont sur des trajectoires ascendantes, mais leur petite promotion professionnelle est interrompue. Ils étaient les premiers des ouvriers, ils sont les derniers dans l’encadrement et ne bougeront plus. Leurs savoir-faire sont dévalorisés par des managers gestionnaires qui les brident, les briment. Leurs salaires stagnent mais la maison coûte cher. Hier préservés, ils se découvrent exposés au chômage. Ils ont voté à droite ou à gauche, sans qu’à leurs yeux rien ne change. Voter Le Pen exprime leurs exaspérations, liées à ces porte-à-faux.

Autre cas, en monde rural appauvri, où il n’y a pas d’immigrés. Souvent, il n’y a plus ni bureau de poste, ni médecin, ni pharmacie, presque plus de bistrots, mais des magasins aux portes closes, des classes de primaire et des églises qui ferment. Les sociétés de chasse ou de pêche, les majorettes, les fanfares, les associations sportives ou de parents d’élèves peinent à survivre. Les parents sont trop pauvres pour secourir leurs enfants. Et les enfants, faute d’emploi, sont trop démunis pour secourir leurs parents. Les « entre-soi » ruraux s’effondrent et, avec eux, les réputations locales et « l’estime de soi » qu’ils généraient. Immobilisés dans un espace en déclin, impuissants face à l’écroulement du monde d’avant, il n’y a plus d’autre « identité positive » disponible que nationale : « Etre Français », « On est chez nous ». D’autant plus qu’ici, les partis de gauche perdent leurs ancrages populaires au profit du FN (et des services qu’il rend).

Tous ces votes FN, aux causes différentes, ne vont pas disparaître par enchantement ni se dissoudre sous l’effet corrosif des indignations morales. D’où viennent-ils ? Qui en est responsable ? Ceux qui ont leurs « raisons » de voter Le Pen ? Ou ceux qui décident des conditions - des « causes » - qui conduisent à voter FN ? Depuis des années, les « modernisations » libérales exacerbent les rivalités au travail, dans l’accès aux aides, aux logements, etc. S’avive au final, sous des formes différentes donc, mais partout, la guerre des pauvres contre de plus pauvres qu’eux, une concurrence de tous contre tous. Ne reste que le « chacun pour soi », un « sauve-qui-peut général »… Le général de « ce sauve-qui-peut » s’appelle Marine.

* Gérard Mauger Sociologue, directeur de recherches au CNRS et Willy Pelletier Sociologue, coordinateur général de la Fondation Copernic. Auteurs de les Classes populaires et le FN. Explications de votes, éditions du Croquant, 2017.


Signatures: 0
Répondre à cet article

Forum

Date Nom Message