Pour l’Europe altermondialisatrice

jeudi 26 avril 2007.
 

Par Etienne Balibar

philosophe, professeur émérite à l’Université de Paris X Nanterre

1. Plus que jamais, comme le disait Max Weber, il n’y a de politique que « mondiale ». Cela ne veut pas dire qu’il y ait une seule politique mondiale possible : au contraire il y a nécessairement un choix entre plusieurs politiques, définies par leurs objectifs, leurs moyens, leurs conditions, leurs obstacles, leurs « sujets » ou « volontés », leurs risques propres. Le champ de la politique, c’est l’alternative. Si l’on pose que l’ensemble des possibles aujourd’hui est pris dans une tendance à la « mondialisation », la question devient : quelles sont les alternatives à ses formes dominantes ? L’Europe peut-elle être « altermondialisatrice », et comment ?

2. Dire qu’il n’y a de politique que mondiale, ce n’est pas dire que la politique ne s’intéresse pas à la condition et aux problèmes des « gens » là où ils vivent, où les a placés leur histoire : au contraire, c’est affirmer que la citoyenneté locale, a pour condition une citoyenneté mondiale active. Tout choix d’une orientation politique locale en matière économique, sociale, culturelle, institutionnelle, implique un choix « cosmopolitique », et inversement.

3. L’Europe est aujourd’hui dans le monde - en dépit de quelques velléités diplomatiques -comme un chien crevé au fil de l’eau, dépourvu d’initiative propre. Voire - compte tenu de son « poids » économique et culturel - un éléphant crevé au fil de l’eau. Les exemples abondent : de la réforme des Nations Unies à la mise en œuvre du Protocole de Tokyo, de la régulation des migrations internationales à la résolution des crises du Moyen et du Proche-Orient. En conséquence, l’Europe est dépourvue des moyens de résoudre ses propres problèmes « internes », y compris institutionnels.

4. Qu’il n’y ait pas de politique mondiale de l’Europe entraîne aussi qu’il n’y ait pas - ou très peu - de politique mondiale des nations européennes, en dépit des prétentions de certaines à « tenir leur rang » d’anciennes grandes puissances ou à jouer les trouble-fêtes. Il n’y a donc pas - ou très peu - de politique intérieure des nations européennes, comportant des alternatives réelles. Les élections nationales fonctionnent à cet égard comme un trompe l’œil, mais qui ne trompe pas tout le monde : d’où la dépolitisation. Les problèmes mondiaux font alors retour sous forme purement idéologique : « conflit des civilisations » et autres.

5. Les causes de cette situation sont à rechercher dans une évolution de rapports de force qui ont été hérités de l’histoire et qui sont accentués par la conjoncture actuelle. Mais cette évolution - conférant à la « construction européenne » une fonction soit purement réactive, soit simplement adaptative - ne peut tout expliquer. Il faut en compléter le constat par celui d’une désastreuse incapacité collective des populations européennes, dans leur majorité, à imaginer des politiques alternatives, qui est indissociable de l’incertitude portant sur l’identité politique de l’Europe. L’échec du projet de Constitution n’est pas la source mais l’un des symptômes de cette incertitude.

6. La France a une responsabilité particulière dans cette situation : non seulement en tant que « pays fondateur », mais en tant qu’elle ne cesse d’entretenir l’illusion d’un leadership, fondé sur le mythe de son exceptionnalité (le « pays des droits de l’homme »), les restes de sa domination coloniale ou sur le fantôme du gaullisme et de sa « politique indépendante », alors que, dans les faits, elle se contente de ménager des compromis entre les intérêts des puissances dominantes ou émergentes. Et comment en irait-il autrement ?

7. La construction de l’Europe en tant que fédération d’un nouveau genre a commencé et s’est poursuivie dans des phases antérieures de la mondialisation et des relations internationales dont toutes les données sont aujourd’hui bouleversées. Elle comporte un acquis (contrasté), mais aucune nécessité : son caractère « expansif » ne doit pas faire illusion à cet égard. Si l’URSS a pu se disloquer après 80 ans en raison de sa rigidité et de son étatisme, il n’en résulte pas que l’UE ne se disloquera pas après 50 ans en raison de sa souplesse et de son libéralisme. Cependant une telle dislocation ne pourrait être un retour à la case départ : il y a de l’irréversible. Ou bien, donc, la construction européenne trouvera de nouvelles bases et de nouveaux objectifs, ou bien elle s’effondrera en entraînant avec elle pour longtemps toute chance d’action politique collective dans cette partie du monde.

8. Les forces qui s’opposent à la relance de la construction européenne - à « droite » comme à « gauche » - sont à la fois à l’intérieur de chaque pays (comme l’ont montré les « non » français et néerlandais, auxquels n’auraient pas manqué de s’en ajouter beaucoup d’autres si la campagne de ratification avait été poursuivie) et à l’extérieur de l’Europe (en particulier aux Etats-Unis). Mais le facteur déterminant est ce qu’on appellera la « contradiction au sein du peuple européen », avec toutes ses dimensions sociales et culturelles. C’est elle qu’il faut traiter par le débat et la mobilisation, en s’installant d’emblée à son propre niveau, à travers les frontières. Pour cela il faut sinon des partis, du moins des mouvements, des réseaux, des initiatives transeuropéennes.

9. Du point de vue de l’héritage inscrit dans les institutions, la géographie, la culture dont elle doit assurer la relève, l’identité européenne affronte un double problème, dont la solution ne se trouvera qu’au prix de conflits et d’erreurs. D’une part il lui faut surmonter sa division Est-Ouest, qui se déplace dans le temps, s’identifie à des antagonismes de « régimes » et de « systèmes » (non sans paradoxes, par exemple quand « l’occidentalisme » passe à l’Est à la suite de « révolutions » ou de « contre-révolutions »), mais ne disparaît jamais. D’autre part il lui faut arbitrer entre une Europe « close » (donc restreinte, mais à quelles limites ?), qu’on peut rêver d’homogénéiser, et une Europe « ouverte » (non pas tant une Grande Europe qu’une Europe des frontières, reconnaissant son interpénétration constitutive avec de grands espaces euratlantique, eurasiatique, euro-méditerranéen, eurafricain). C’est à ce niveau que se posent les « questions » aujourd’hui pendantes : la question turque, la question russe, la question anglaise... Pour se continuer, l’Europe devra inventer la géométrie variable, forme étatique et administrative inédite dans l’histoire.

10. Devant le déclin de l’hégémonie américaine dans le monde (relatif, mais irréversible et précipité par la tentative « néoconservatrice » de son rétablissement par la force), l’Europe a le choix entre deux stratégies, qui impliquent de proche en proche des conséquences dans tous les domaines de la vie politique et sociale : ou bien tenter de constituer l’un des « blocs de puissance » (Grossraum) qui entreront en compétition pour un nouveau partage du monde, ou bien constituer l’une des « médiations » qui tenteront d’accoucher un nouvel ordre économique et politique, plus égalitaire et plus décentralisé, susceptible de limiter effectivement les conflits, d’instituer des mécanismes de redistribution, de tenir en échec les prétentions hégémoniques. La première voie est vouée à l’échec (même au prix d’une évolution totalitaire, à laquelle pourrait pousser l’aggravation de l’insécurité, dont le terrorisme est un aspect). La seconde est improbable sans un haut degré de conscience collective et de volonté politique, ralliant une majorité de l’opinion publique à travers le continent. Ce qui est sûr, c’est que les termes de l’alternative ne peuvent être confondus sous des rhétoriques de compromis entre les bureaucraties nationales et communautaires.

11. Entre le « Nord », auquel pour l’essentiel appartient l’Europe, et le « Sud » (dont la géographie, l’économie et le degré d’intégration étatique se différencient de plus en plus), il n’y a pas seulement interdépendance, mais une véritable réciprocité des possibilités de développement (ou de « co-développement »). Il importe de le reconnaître et d’en faire un projet politique. Le fait que l’Europe ait été le point de départ de « l’occidentalisation du monde », sous des formes plus ou moins marquées par la domination mais aujourd’hui universellement remises en cause, constitue à cet égard un obstacle et une chance à saisir : ce sont les deux faces de la « post-colonie ». Seul un tel projet permettrait de trouver l’équilibre entre une Europe sécuritaire, réprimant violemment les migrations qu’elle suscite elle-même, et une Europe sans frontières, ouverte aux migrations « sauvages » (c’est-à-dire entièrement commandées par le marché des instruments humains). Seul il permettrait de traiter les conflits d’intérêts et de culture entre Européens « anciens » et « nouveaux », « légaux » et « illégaux », « communautaires » et « extracommunautaires ». C’est donc une priorité non pas administrative mais existentielle.

12. La guerre au Liban, sur le fond de la crise ininterrompue au Moyen-Orient en passe de se transformer en guerre régionale, a montré l’urgence de créer un espace politique englobant tous les pays du pourtour méditerranéen, seul à même d’offrir une alternative au « choc des civilisations » dans cette région névralgique. En ce qui concerne la question israélo-palestinienne qui en forme l’épicentre, il ne s’agit pas d’entériner le discours de l’antisionisme extrême, mais d’imposer au plus vite de façon concertée l’arrêt de l’expansionnisme israélien et la reconnaissance des droits du peuple palestinien, d’ailleurs officiellement soutenue par les nations européennes. Il s’agit plus généralement de transformer un foyer de guerres et de haines ethno-religieuses en terrain de coopération et de négociation institutionnalisée, avec des prolongements dans le monde entier. Pour des raisons évidentes, c’est à l’Europe qu’il appartient de prendre l’initiative en la matière. La France, à cause de son histoire commune et conflictuelle avec le Maghreb, a un rôle particulier à jouer dans ce sens.

13. Certains « chantiers » politico-juridiques sont décisifs pour l’altermondialisation. Ce sont ceux :

- de la régulation démocratique des flux migratoires, donc de la réforme du droit de circulation et de résidence encore marqué par le souverainisme au détriment de la réciprocité ;

- de la « sécurité collective » et, corrélativement, de la responsabilité pénale des Etats et des individus devant des instances supranationales, donc de la réforme de l’ONU aujourd’hui bloquée par la défense des positions héritées de la Seconde Guerre mondiale et la logique de puissance ;

- du renforcement des garanties de la liberté individuelle, des droits des minorités et du respect de la personne, donc des conditions d’exercice et de légitimité de l’ingérence humanitaire ;

- de la fusion des instances de négociation et de régulation économique, du contrôle de l’évasion fiscale, et de celles qui concernent les droits sociaux de façon à esquisser à l’échelle mondiale un « keynésianisme » aujourd’hui démantelé à l’échelle nationale ;

- enfin de la priorité à accorder au risque écologique sur les autres facteurs d’insécurité énumérés par Kofi Annan dans son discours du Millenium.

Cette liste n’est pas limitative, mais elle montre la diversité et l’interdépendance des éléments qui constituent aujourd’hui, à l’échelle mondiale, le contenu de la politique réelle.

14. Les thèses précédentes ne sont que des propositions pour orienter et ouvrir la discussion. Plutôt que des solutions, elles tentent d’expliciter des contradictions qu’on ne peut éluder. Il s’agit de rechercher les pierres de touche du sérieux et de l’honnêteté pour un débat politique en France et en Europe aujourd’hui. Lequel permettra, espérons-le, de les compléter, de les préciser et de les rectifier.


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